Jonathan Ravat : « Temps de passer du Multiculturalism britannique à l’intercullturel »

À l’occasion du World Religion Day, qui sera célébré ce dimanche 15 janvier, Le Mauricien a rencontré Jonathan Ravat, qui assume depuis le début de janvier le poste de directeur de l’Institut Cardinal Jean Margéot (ICJM). Pour Jonathan Ravat, « la religion n’est pas une affaire privée qui peut être enfermée dans une chambre ou un salon ». Il considère que l’Église, les religions ainsi que les organisations socioculturelles ont joué un rôle dans l’espace public sans faire de la politique. Selon ce dernier, 55 ans après l’accession du pays à l’indépendance, il est temps de passer du modèle britannique de Multiculturalism à l’interculturel. Il évoque également l’organisation d’une conférence publique à l’ICJM lundi après-midi, sur l’interculturel, l’interreligieux et l’ethnicité avec des intervenants de foi religieuse plurielle.

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Nous célébrons ce dimanche la Journée mondiale de la religion. Quelle est sa pertinence pour Maurice ?
C’est pertinent parce que notre pays est indéniablement un pays multireligieux par son histoire et, en même temps, le multireligieux est un des plus grands trésors pour notre propre pays par rapport au monde. Ce caractère multireligieux, pluriculturel et plurilinguiste marque le tissu sociétal du pays durant les trois siècles de colonisation, d’abord par les Hollandais, et ensuite par les Français et les Anglais.
C’est ce qui se passe dans le monde aujourd’hui, avec la mondialisation, non seulement économique et capitaliste, qui est en train de s’opérer, mais il y a aussi aujourd’hui une mondialisation culturelle. Toute une partie du monde, qui était attachée à une culture unique, est aujourd’hui bousculée. On peut se flatter très humblement d’avoir vécu cette expérience depuis bien longtemps et d’avoir été un pays pionnier dans ce domaine.
Si un pays comme les États-Unis a été depuis le départ pluriculturel et plurireligieux, les pays européens, qui ont cependant évolué dans un prisme monoculturel, sont aujourd’hui, avec la vague d’immigration venant d’horizons islamique, hindou, etc., confrontés à la réalité multiculturelle et religieuse. On voit la même chose en Chine avec les minorités musulmanes, qui posent une question face au pouvoir. On peut observer des situations comparables dans d’autres pays, que ce soit en Australie ou dans des pays africains.
De par notre histoire, nous sommes en avance sur beaucoup de pays. La question qui se pose est de savoir si nous allons dormir sur cette avance ou capitaliser dessus, car cette avance peut être un moteur de notre développement économique et social.

S’il est vrai que nous sommes une société multiculturelle et multireligieuse, où en sommes-nous par rapport à l’interculturel ?
Durant les 156 ans de colonisation britannique, nous avons hérité de la manière britannique de gérer la société, qui est connue comme le Multiculturalism, et qui constitue une manière de penser la société et la civilisation. Il s’agit d’avoir un monarque imperturbable et inamovible à la tête.
Sous lui coexistent les différences de tout genre, dont les différences ethniques. Le monarque règne, le Premier ministre gouverne et les autres groupes, sectes, tribus ou autres doivent trouver leur place. Il y a bien entendu une possibilité de Divide and Rule ». Or, le monarque régnait sur le plus grand empire du monde, sur lequel le soleil ne se couche jamais. Pour le faire, il y avait à la fois un besoin de reconnaître les différentes factions et d’établir des structures pour une stabilité et un pouvoir central fort, à savoir celui de Londres. Il y avait donc une légitimité à faire valoir les différences culturelles, que ce soit en Inde ou à Maurice.
Très souvent, cela entraîne des tensions, et dans le cadre de Maurice, cela entraîne une dialectique entre différents groupes, deux ou plus. Cette dialectique qui sera mise en valeur au début du 20e siècle est celle du Blanc et du non-Blanc. Cela pouvait être les Blancs britanniques ou français, qui étaient les propriétaires des avoirs et du savoir, et les hindous, qui étaient majoritaires. Cette situation va présider un peu au 20e siècle, notamment au niveau du développement politique et économique.
Toutefois, dans la réalité, la population est moins polarisée que cela. Les choses ne se limitent pas à un dualisme Noir et Blanc; il y existe tous les tons possibles dans le cadre de ce Multiculturalism qui, sur le plan politique et économique, ne se rencontrent pas forcément, mais qui regardent tous vers le pouvoir colonial.
Heureusement qu’au niveau du citoyen lambda en général, il y a dans la vie de tous les jours un mélange. Lorsque nous arrivons à l’indépendance, nous héritons de ce modèle. Le MMM, dans les années 1970, tente d’imposer un autre modèle en essayant de remplacer le multiculturalisme par le mauricianisme, qui passe par la lutte de classes plutôt que la lutte des races, créolisation, etc., et qui fera aussi bien d’adeptes que d’adversaires.
À partir de 1983, un autre modère va émerger avec l’unité dans la diversité. Les langues reprendront le dessus avec la création des centres culturels. Ces centres sont aujourd’hui les vecteurs de la reconnaissance des différences culturelles et religieuses.

Les religions continuent de jouer un rôle économique, social et politique majeur dans la vie du pays…
Cela joue un rôle parce que c’est un leurre de croire que la religion est une affaire privée, qu’on peut l’enfermer dans sa chambre ou dans son salon. Il y a des pays qui ont fait le choix d’un modèle politique pour que cela soit ainsi.
La laïcité en France est un modèle qui n’est pas comparable au Multiculturalism. Ce n’est pas le nôtre. La religion est beaucoup plus liée à notre vie que nous ne le pensons, quel que soit le modèle. Je suis un anthropologue et je sais qu’en anthropologie, nous apprenons que tout être humain est un animal religieux. Il est porteur de cultes et de rites, même celui qui ne croit pas en Dieu.
La religion s’inscrit dans notre quête de sens, pour le croyant comme le non-croyant. Pour ce dernier, cela prendra une autre forme. Dans cette même équation humaine, il n’y a pas que la religion; il y a aussi d’autres facteurs géopolitiques, à savoir la question de le pouvoir et d’avoir. Dans notre contexte, un acteur individuel ou institutionnel religieux est aussi un acteur dans « le politique et le social ». Une organisation socioculturelle est de facto politique. Elle fait partie de l’espace public et joue un rôle.
L’Église ainsi que les organisations socioculturelles jouent un rôle dans l’espace publique, dans le politique, mais sans faire de politique. C’est le cas pour les syndicats. Pour certaines religions, il n’y a aucun problème théologique d’être en lien avec la religion. Dans le Christianisme, les choses sont un peu différentes en raison de la situation en Europe, avec les guerres de religions, etc. Par devoir de vérité, je me dois de dire cela. Les choses sont complexes, mais sont le reflet de réalité, et de ce que nous sommes comme humain et comme société humaine.

Vous dites que le Christianisme a une approche différente par rapport à la chose politique, mais depuis le cardinal Jean Margéot, les lettres pastorales et les prises de position pastorales de l’Église ont une dimension politique, n’est-ce pas ?
C’est vrai que la démarche du cardinal Margéot s’inscrivait dans le politique. Ce que le cardinal Maurice E. Piat a poursuivi. Mon travail consiste aussi à expliquer aux chrétiens que nous ne pouvons ne pas nous intéresser aux affaires du pays. Le cardinal Margéot et le cardinal Piat sont fidèles à la tradition de l’Église. Ils ont fait du politique, mais pas de la politique.

Le fait que les Mauriciens, en général, ont des références essentiellement politiques dans leurs actions ne découle-t-il pas du fait que la philosophie n’est pas enseignée dans le cursus scolaire des établissements publics et confessionnels à Maurice ?
Le Multiculturalism hérité des Anglais est un modèle politique. Aujourd’hui, à l’aune de 55 ans d’indépendance, et surtout de 25 ans de république, un de mes grands combats est de préconiser un autre modèle. En soi, c’est une beauté que d’avoir pour référence les textes sacrés, parce qu’ils enseignent des valeurs spirituelles, confessionnelles et théologiques, mais aussi des valeurs non confessionnelles, comme la politique, etc.
D’ailleurs, mes recherches portent sur l’exploration des textes sur le plan de l’économie et de la politique. Ce serait encore plus nourrissant pour Mauriciens s’ils pouvaient à la fois se référer aux textes sacrés et aux textes philosophiques. L’un n’empêche pas l’autre.
C’est vrai que, dans notre système, nous n’enseignons pas la philosophie, parce que ce n’est pas dans le modèle anglais. Il y a un travail à faire. Nous avons commencé à faire entrer la philosophie occidentale et orientale dans l’enseignement par le biais d’un diplôme à l’Université de Maurice. C’est vrai que la philosophie n’est pas présente au niveau secondaire, où nous favorisons plutôt la littérature. Nous pourrions essayer un jour d’introduire la philosophie occidentale et orientale. Cela nous aiderait à saisir le 21e siècle. Si nous voulons propulser notre pays, il faut que nous puissons imaginer un autre modèle et permettre aux Mauriciens de penser « out of the box ». Sinon, nous nous contenterons des héritages du passé et n’arriverons pas à nous propulser vers l’avenir. Il faut pouvoir nous donner les moyens au niveau de la pensée, de l’éducation et de la formation.

En marge de la Journée mondiale de la religion, l’ICJM organisera lundi une conférence sur le thème de l’interculturel, l’interreligieux et l’ethnicité…
Tout est lié. Nous avons toujours cru que nous pouvions séparer les choses. Or, tout est lié, et nous devons l’assumer. C’est de cette façon que nous pourrons nous propulser vers un autre horizon. Effectivement, dans le cadre de la Journée mondiale de la religion, célébrée le 3e dimanche du mois de janvier au niveau international, de concert avec le Conseil des religions nous avons décidé d’organiser cette conférence.
Nous ne souhaitons pas brandir les mêmes mots comme à chaque fois que nous parlons de religions au pluriel. C’est bien de parler de paix, de justice, de vérité, d’amour, qui sont des valeurs communes universelles. Mais le temps d’une soirée, nous essaierons d’aller plus loin et d’oser le débat et les dialogues en évoquant des choses considérées comme taboues avec mes frères et sœurs, en humanité, sans jeter sur eux un regard biaisé par l’histoire, la discrimination, la perception de discrimination. Je répète qu’au bout de 55 ans d’indépendance et de 25 ans de république, il faut aller plus loin et débattre dans le respect et dans la bienveillance.

Il existe des tendances qui soutiennent que toutes les religions transmettent des valeurs spirituelles très fortes, et dans lesquelles tout un chacun peut puiser. Qu’en pensez-vous ?
J’ose le dire, et j’assume ce que je veux dire. Il y a de la place dans l’espace public mauricien pour toutes les religions. Elles portent de la beauté et véhiculent du beau, du bien, du vrai, de la pureté. Je sais que certains traditionalistes risquent de m’étiqueter et de me mettre à l’index. La grande question est de savoir comment continuer cette rencontre entre les religions et les cultures.
Est-ce que, autour du 12 mars, nous allons créer du pathos et de la fête pour réunir tout le monde et tourner la page le lendemain ? Je dis que les Mauriciens se rencontrent tous les jours et les sondages démontrent qu’il y a une conscience de citoyenneté qui gagne du terrain dans le pays. Fort de tout cela, il y a un capital mauricien qui nous permet d’appréhender les choses et d’aller plus loin.

Vous dites que vous préconisez un nouveau modèle. Pouvez-vous nous en parler ?
Le modèle qu’on préconise n’est pas le Multiculturalism, mais l’interculturalité. Ce n’est pas juste un changement de mot, ni un mot plus esthétique; c’est un autre modèle civilisationnel. C’est un autre modèle politique, qui partirait du multiculturalisme. Il faut pouvoir être dans le  Multiculturalism pour ensuite s’acheminer vers l’interculturel. Un modèle où nous allons plus loin grâce au dialogue, comme nous le faisins à l’Université de Maurice et au Conseil des religions.
Dans un tel système, un hindou pourrait parler du christianisme avec autant de respect, de sacralité et de dignité que s’il avait été chrétien. Mais pour arriver à cela, il y a un long chemin à parcourir. Dans les cours proposés à l’université, nous sommes plus dans une démarche multiculturelle en deuxième année du diplôme. Nous n’avons plus besoin d’un professeur d’une religion spécifique pour parler de sa religion. Cela demande du temps. Ce sera le cas pour la conférence de lundi. Ce sont à mon avis de petits pas vers l’interculturalité.

Depuis le début de l’année, vous êtes directeur de l’Institut Cardinal Jean Margéot. Quelles seront vos priorités ?
Je pense à trois mots : continuité, densité et synodalité. Ce sera en premier lieu la continuité, parce que l’institut doit poursuivre une histoire qui ne commence pas avec moi. Il y a eu le père Veder, mais avant lui, il y avait Danielle Palmyre, Cyril Dalais et d’autres personnalités mauriciennes.
Voilà 15 ans que des hommes et des femmes, avec leurs institutions respectives, sont en train de travailler ensemble, de mettre leurs ressources ensemble, de penser ensemble et de travailler ensemble. L’ICJM célébrera bientôt ses 15 ans, mais la base a été jetée avant cela.
Ensuite, je pense à la densité, parce qu’il s’agit de savoir comment nous pouvons intensifier notre travail et notre mission à travers les cours et les conférences. L’ICJM est un institut de formation. Ce n’est pas une université, car nous pouvons densifier notre rôle en partenariat avec des universités. C’est le cas avec l’Université de Maurice et l’Université des Mascareignes dans un projet de recherche. C’est également le cas avec des universités internationales. Nous organisons des cours à la demande du diocèse de Port-Louis, mais aussi d’autres institutions mauriciennes, parce que nous sommes un institut pluri-religieux.
Et finalement, je pense à la synodalité qui, en grec, veut dire collégialité, marcher ensemble. Je souhaite que nous cheminions ensemble, que nous fassions route ensemble. Je pense aux Mauriciens de tous les horizons, de toutes les communautés et de toutes les religions, comme nous avons toujours essayé de le faire.
Aujourd’hui, nous sommes un institut qui appartient au diocèse catholique, mais nous sommes catholiques dans le sens universel. Nous sommes heureux et reconnaissants de recevoir les Mauriciens de tous les horizons et de toutes les religions, voire athées. Il y a des cours théologiques, confessionnels et spirituels. Il y a aussi des cours et des conférences qui réunissent des personnes de tous horizons. Ils savent qu’ici, il y aura un lieu de rencontre et de respect, de débats et de dialogue. Les gens ne sont pas jugés en fonction de leur communauté, de leur religion, de leurs orientations sexuelles, de leurs classes socio-économiques…
Je veux continuer à faire de l’Institut Cardinal Jean Margéot, situé au cœur de Rose-Hill, un havre de paix et de ressourcement, d’apprentissage aux droits de l’homme, de dialogue interculturel. C’est un lieu d’éducation à la vie. Nous voulons que cet éveil de conscience éthique soit au service de la société, du pays, et du développement économique, mais aussi humain.

Avez-vous un programme d’étude ?
Nous avons des demandes en tous genres de la part de la Targeted Population, des entreprises, des travailleurs sociaux, des catéchètes, des instituteurs, etc. Ces cours peuvent être courts ou longs, et seront donnés en week-end ou en soirée. Nous proposons aussi des cours qui répondent aux besoins des personnes.
Nous réfléchissons actuellement avec la Commission Justice et Paix du diocèse sur le projet de Our Common Home. Nous réfléchissons à l’idée que ICJM peut être un vecteur de l’écologie dans le diocèse et à Maurice. Nous avons créé une Chamber of Commerce for Human Integral Development afin de rassembler tous les petits entrepreneurs, qui ont suivi des cours chez nous et qui veulent aller plus loin.

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