La langue française en mutation (1) : ça frétille en francophonie

PRAVINA NALLATAMBY,
Docteur en Sciences du langage, membre du CILF

« Préserver et promouvoir la langue française » : telle est la devise des farouches défenseurs de la langue française. Malheureusement, certains habités par un conservatisme exacerbé, font abstraction de l’évolution de la langue qui se traduit dans l’usage et dans toute sa diversité. Le français a toujours été en constante mutation : on n’exprime plus la surprise en disant « Que diantre ! », on n’écrit plus comme Molière, on n’emploie presque plus l’imparfait du subjonctif. Les conservateurs s’accrochent au « français normatif » dit le « bon » français. Dans un ouvrage (2) récemment paru, Christophe Benzitoun, enseignant-chercheur en linguistique française, expose les failles dans la représentation du français contemporain. En présentant quelques raisonnements idéologiques étayés d’analyses de cas de figure ponctuels, il dénonce les conséquences d’une vision trop puriste de la langue. Il prône la tolérance face aux écarts et pense que des analyses de données textuelles variées à l’oral et à l’écrit permettraient de revoir certains principes d’enseignement de la grammaire et de l’orthographe.

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Il faut savoir s’adapter aux mutations linguistiques. Récemment, des réformes ont fait couler beaucoup d’encre : la rationalisation de l’orthographe et les propositions de réforme de l’accord du participe passé. Quoi réformer et jusqu’où réformer ? Dans un Projet de réforme orthographique, rédigé en 1939, A. Dauzat et J. Damourette évoquent la campagne de réforme « raisonnable et modérée » qui devrait commencer avec la soumission de propositions de simplification à l’Académie française. A. Dauzat nous rappelle que celle-ci, représentante de la norme, avait déjà fait des modifications dans son dictionnaire en 1935 en recommandant je « halète » au lieu de je « halette » et remplacé l’apostrophe de grand’mère par un trait d’union. Le débat a commencé au début du siècle dernier avec Ferdinand Brunot élaborant un projet de réforme à la demande du ministre de l’Instruction publique en 1904 ; le texte de A. Dauzat revendiquant la « tradition évolutive de l’orthographe » reflétait alors un tournant considérable, resté néanmoins sans suite. Il a fallu attendre 1990 pour que soit officiellement reconnue l’harmonisation de l’orthographe dans les dictionnaires et un siècle de débats comme le précise Monika Keller (3). Aujourd’hui, l’Académie française (4) a décidé d’officialiser les changements orthographiques en citant les deux orthographes dans son dictionnaire. Les éditeurs de dictionnaires et autres ouvrages sur la langue française signalent la nouvelle orthographe dans leurs publications (5).

Deux-mille-quatre-cents mots (6) sont concernés. Les adjectifs numéraux composés sont systématiquement reliés par un trait d’union. On supprime les traits d’union de certains mots composés en les agglutinant. Les « u » et le « i » perdent leurs accents circonflexes pour une grande partie des mots accentués. Oignon peut aussi s’écrire « ognon », et nénuphar, « nénufar ».

Après l’orthographe, c’est la réforme du participe passé qui fait débat. Lors de la rentrée scolaire 2018-19, la Fédération Wallonie-Bruxelles annonce publiquement son souhait de modifier les règles de l’accord du participe passé avec l’auxiliaire « avoir » et invite les autres pays francophones à le faire. Avec le soutien d’universitaires ainsi que celui de la Fédération internationale des professeurs de français (FIPF), elle attire l’attention sur les recommandations du Conseil international de la langue française (CILF). Ce faisant, elle reprend indirectement les arguments avancés en 1939 sur les réformes en faveur de l’apprentissage du français aux enfants et à la diffusion de la langue française à l’étranger. « Une simplification peut aider au rayonnement de la culture française » disait A. Dauzat avec courtoisie. En 2020, l’ouvrage (7) très provocateur de deux linguistes belges reprend la même idée avec plus d’audace ! Avec une série de chroniques, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron apportent un éclairage nouveau sur la norme et les variations linguistiques. En critiquant fortement les « grammar nazis », les deux linguistes évoquent l’insécurité linguistique et la « faute de français » qui « tue ». Tout en décrivant les nouvelles pratiques d’écriture, ils dénoncent ce qu’ils pensent être les « absurdités » de l’orthographe et quelques règles grammaticales en ponctuant chacune de leur chronique par « le mot du pro » d’autres linguistes partisans de l’assouplissement des règles grammaticales. Ils soulèvent à ce propos la question de la réforme de l’accord du participe passé pour laquelle un site internet a été dédié (8). Suite à des recherches approfondies menées par les spécialistes de la langue, la motion suivante a été proposée : le participe passé ne s’accorde jamais avec l’auxiliaire « avoir » mais toujours avec l’auxiliaire « être ».

Dans les pays francophones du Nord, alors qu’on constate que la maitrise de l’écriture de la langue française devient un mythe, on se mobilise de part et d’autre pour moderniser la langue française en essayant d’éviter le « gaspillage de temps d’enseignement ». Jean-Marie Klinkenberg, Président du Conseil supérieur belge de la langue française, qui avait réussi à avoir l’appui des ministères belges pour ses Recommandations relatives à l’application de la nouvelle orthographe et à son enseignement en 2008, rédige en 2018, un nouveau circulaire pour demander aux ministres belges la tolérance envers le non-accord du participe passé avec « avoir » dans l’administration, les écoles, les examens et les concours. Selon Jean-Marie Klinkenberg (9), ce projet aurait des chances de se réaliser avec la mobilisation des enseignants. Au Québec, le Groupe québécois pour la modernisation de la norme du français (GQMNF) œuvre pour la promotion de la nouvelle orthographe et la réforme de l’accord du participe passé. Mario Désilets, didacticien du français à l’Université de Montréal, trouve que cette réforme facilitera la compréhension de cette règle par les élèves. Annie Desnoyers, linguiste québécoise, affirmant que la simplification des règles grammaticales réduirait le nombre de fautes, propose déjà des balados (10) pour démystifier la rationalisation de l’orthographe et souhaite mener des actions pour la réforme de l’accord du participe passé. En Suisse, Francesca Marchesini, présidente de la Société pédagogique genevoise, ainsi que Marie-José Béguelin, Professeur de linguistique française à l’Université de Neuchâtel, se prononcent également en faveur de la réforme. Du côté de l’océan Indien, Ramanujam Sooriamoorthy, professeur de français et écrivain mauricien qu’on ne présente plus, a beaucoup insisté sur l’urgence d’agir pour améliorer la pratique du français. Il prend position pour la reconnaissance du français pluriel (11).

Au mois de mars dernier, en France, la Délégation à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), lance le Dictionnaire des francophones (DDF), – 12 – une base de connaissances constituée de près de 600 000 termes. Bernard Cerquiglini, Président du conseil scientifique du DDF, invite tous les usagers à se l’approprier. Pour sa part, le CAVILAM-Alliance Française propose des pistes pédagogiques pour la découverte de la richesse du français. La mise en ligne de ce dictionnaire collaboratif soulignant la créativité du français pluriel, est renforcée par la visibilité des liens dans le dictionnaire de l’Académie française renvoyant vers des mots du DDF. La reconnaissance de la dimension mondiale du français est une étape décisive dans le processus de transformation des représentations actuelles de la langue. Il n’est pas question de déconstruire toutes les règles du « bon » usage mais d’avoir un esprit critique sur les « écarts » de la dite norme, de s’habituer aux variations linguistiques du français écrit et parlé et de tenir compte de cette réalité pour s’adapter au mieux à l’évolution de la langue. L’Académie française a donné son aval en ce qui concerne les rectifications orthographiques, affichant clairement une volonté politique d’ouverture. Espérons que cette vision moderne éveille la curiosité des usagers sur une langue française en mutation…

Octobre 2021

Notes

1.Ce texte est écrit en orthographe recommandée.

2.Christophe Benzitoun, Qui veut la peau du français ? Paris, Ed. Le Robert, 2021.

3.Monica Keller, La réforme de l’orthographe – un siècle de débats et de querelles, Paris, CILF, 1999.

4.https://www.dictionnaire-academie.fr/

5.http://www.orthographe-recommandee.info/enseignement/ouvrages_08-09.pdf

6.Voir les nouvelles règles d’orthographe : La nouvelle orthographe

7.Arnaud Hoedt et de Jérôme Piron, Le français n’existe pas, Paris, Ed. Le Robert, 2020.

8.Nous invitons le lecteur à suivre les débats sur cette réforme : Réforme du participe passé

9.Jean-Marie Klinkenberg, Votre langue est à vous – 40 ans de politique linguistique en Belgique francophone. Louvain-La-Neuve, EME Editions, 2020.

10.https://changements.ccdmd.qc.ca/

11.https://www.agora-francophone.org/Ile-Maurice-Le-francais-une-langue

12.https://www.dictionnairedesfrancophones.org/

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