PENSEURS DU SUD : Samir Amin, baobab de la pensée

DR JIMMY HARMON

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La rubrique « Penseurs du Sud » vise à mieux faire connaître l’héritage intellectuel de ces hommes et femmes qui ont pensé le monde à partir de leur monde. Ce qui fait la particularité de la pensée du Sud (Afrique, Asie et L’Amérique Latine) c’est qu’elle se distingue de la pensée « euro-centriste ». Nous devons la vulgarisation de ce terme « euro-centriste » à Samir Amin pour sa publication « L’eurocentrisme, critique d’une idéologie » (Ed.Anthropos, 1988). Démarrons cette rubrique avec Samir Amin, l’homme, le militant et l’intellectuel !

L’économiste franco-égyptien Samir Amin, une figure de proue de l’altermondialisme, mourut 12 août 2018 d’une tumeur au cerveau à Paris à l’âge de 87 ans.  Il est enterré au cimetière du Père-Lachaise, à Paris. Il vivait à Dakar, son pays d’adoption. À sa mort, le Président sénégalais Macky Sall fit émettre un communiqué officiel et présenta ses condoléances « au nom de toute la nation » et déclara que « la pensée économique contemporaine perd une de ses illustres figures ». Il salua aussi sur son compte Twitter l’homme qui a « consacré toute sa vie au combat pour la dignité de l’Afrique, à la cause des peuples et aux plus démunis ». Si Aimé Césaire fut appelé « le baobab de la poésie » pour les dimensions poétique, politique, environnementale et éducative de ses écrits, nous pouvons dire que Samir Amin est « le baobab de la pensée » dans la production intellectuelle qu’il nous a léguée. Quelle est cette pensée ? Comment Samir Amin la construit ?

Penser « à l’envers »  

Le CODESRIA (Conseil pour le Développement de la Recherche en Sciences Sociales en Afrique) rendit un vibrant hommage à Samir Amin, l’un de ses fondateurs, dans une publication spéciale (numéros 3&4, 2018). Le titre de la publication est très évocateur « A baobab has fallen. Samir Amin (1931-2018) / Un titan s’en est allé, Samir Amin (1931-2018) ». Dans l’expression culturelle européenne, ce qui est « Titan » renvoie au géant qui habite le ciel dans la mythologie grecque. Son équivalent culturel en Afrique c’est le « baobab » qui a ses racines sous terre et pointe vers le ciel.

Le Baobab africain (Adansonia digitata) est la plus connue des huit espèces de baobabs. Sacré pour plusieurs cultures, c’est aussi un arbre à palabres qu’il est malvenu, ou sacrilège, de couper. C’est l’arbre typique de l’Afrique tropicale sèche et l’emblème du Sénégal et de la Guinée. Son nom vient de l’arabe bu hibab, fruit à nombreuses graines. Aussi appelé « l’arbre à l’envers », car avec ses rameaux nus, il paraît avoir été retourné avec ses racines au sommet. En étudiant la vie intellectuelle de Samir Amin, on serait tenté de dire que l’originalité de ses réflexions vient d’une pensée « à l’envers », tout comme le baobab.

Le combat ne choisit pas la naissance

Samir Amin est né en Égypte en 1931 d’un père égyptien et d’une mère française. Tous deux étaient médecins et issus de milieux bourgeois. Son père était un « wafdiste » de gauche, c’est-à-dire un démocrate bourgeois avec des convictions nationalistes, mais modernistes et non anti-européennes. Samir Amin disait qu’il était lui-même communiste encore tout jeune alors que le pays était porté par le courant nationaliste. Après son baccalauréat en 1947, Samir Amin s’envola pour des études supérieures à Paris. Il fit son adhésion au Parti Communiste Français. La nationalisation du Canal de Suez par le président Gamal Nasser en 1956 l’amena à différer la soutenance de sa thèse de Doctorat, qui était prête en juin 1956, pour retourner en Égypte et se lancer dans l’agitation politique. C’est finalement en 1957 qu’il soutint sa thèse L’accumulation à l’échelle mondiale, publiée en deux tomes en 1973 aux éditions Anthropos. L’impact de la publication eut son effet à la longue. Il renversa la pensée dominante sur la croissance économique représentée par l’économiste américain Rostow (1916-2003) avec sa publication The stages of Economic Growth : A non-communist Manifesto (1960).

Déconnexion, « Delinking » 

Samir Amin postula et démontra que le « sous-développement » des pays pauvres n’est pas dû à un retard ou à une quelconque difficulté de rattrapage avec les pays riches mais qu’il est plutôt le résultat de l’expansion du capitalisme. Il parla de « développement du sous-développement ». Samir Amin soutint son argumentaire en développant la « dependency theory » élaborée par Raúl Prebisch (1901-1986), économiste et homme d’état argentin, à la fin des années 50. La théorie démontre l’inégalité des échanges entre le « centre » et la « périphérie ». En 1974, Immanuel Wallerstein (1930-2019), sociologue américain et historien de l’économie, vint consolider cette perspective sur le sous-développement en décrivant la « world systems approach ». Dans la foulée, pour sortir du sous-développement Samir Amin parla de la nécessité de la déconnexion (« delinking ») qui n’est pas l’autarcie, mais un développement « auto-centré ». Cette déconnexion consiste à se déconnecter justement du modèle de développement des pays du « centre ». Le terme « delinking » est maintenant utilisé comme expression voulant dire l’effort intellectuel à se donner pour se mettre à distance avec toute forme de pensée établie.

L’acte social

À 87 ans, lors des entretiens sur sa vie, Samir Amin reprenait souvent ce qu’il avait écrit en 1994 : « My intellectual concerns have never been narrowly academic. I regard writing as a significant social act. […] I do not aim to win the academic world with a dazzling display of learning and references to the literature. I rely on my reasonable memory of sustained reading. When I write I have always in mind a more attractive public from my point of view, an audience of committed militant intellectuals. (An intellectual itinerary, 1994).

Références

Le baobab, https://www.futura-sciences.com/

Rereading the postwar period: an intellectual itinerary, Samir Amin, 1994. Translator: Michael Wolfers.

L’accumulation à l’échelle mondiale, Samir Amin, Ed. Anthropos, 1973, Tome1, Tome 2.

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