Pr Sheila Bunwaree : « Le leadership au féminin ne se cantonne pas qu’à la sphère politique »

Universitaire, sociologue et consultante en gouvernance et développement, politique, et également l’une des fondatrices de la plateforme apolitique Fam Ape Zwenn (FAZ) / Women meet, Sheila Bunwaree décortique le contexte socio-économique actuel, avec, en ligne de mire, les 55 ans d’accession à l’indépendance du pays, la Journée mondiale de la Femme, et la commémoration récente de l’Abolition de l’esclavage.
Sans langue de bois, notre invitée émet ses avis autant que ses réserves sur l’importance d’une vraie justice sociale, la restauration d’une politique de méritocratie, la nécessité primordiale de la reconstruction de notre jeune nation sur des bases solides, en passant par des réparations, pas forcément monétaires pour les descendants des esclaves.
Avec, comme point de gravité, l’engagement féminin et une ouverture vers une île Maurice qui favoriserait le leadership féminin. Mais attention, dit-elle, « il faut, bien sûr, démarrer par la sphère politique, qui est la plus cruciale, mais aussi englober tous les autres secteurs-clés ! »

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• Nous venons de célébrer le 188e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Quelle est votre lecture des séquelles de l’esclavage dans l’île Maurice moderne ?

— Nous parlons ici de crime contre l’humanité – avec des séquelles psychologiques, économiques et sociales – des séquelles qui perdurent dans le temps à travers des générations, comme le rapport Justice et Vérité l’a bien démontré. Cette partie très douloureuse de l’histoire de notre pays, avec des humains déracinés de leurs milieux naturels, traités comme des objets et qui ont subi l’écrasement total de leurs identités, ne peut être occultée, si nous voulons vraiment consolider notre vivre ensemble.
Se reconstruire n’est pas toujours facile dans un contexte où les discriminations, les stéréotypes et différentes formes d’exclusion persistent. Les cicatrices que portent les descendants d’esclaves sont multiples et profondes. Il faut que l’État mauricien panse les blessures de cette composante de notre société et trouve des solutions aux problèmes qui peuvent impacter la convivialité mauricienne et la cohésion sociale. Ce n’est que de cette manière que nous pourrons aller vers une réconciliation de la nation mauricienne.

• Vu les séquelles que vous évoquez, comment concevez-vous les 55 ans d’indépendance que nous allons célébrer d’ici quelques semaines ?

— Célébrer 55 ans d’indépendance devrait être un moment de grande joie, de fierté et une grande appréciation de notre liberté. Mais malheureusement, il y a, en ce moment même dans notre pays, des milliers de Mauriciens qui se sentent étouffés, qui suffoquent.
Plusieurs éléments amènent à cela : la montée d’autoritarisme comme décrié par le rapport VDEM, la flambée des prix, le chômage, la pauvreté et les inégalités grandissantes, la peur de s’exprimer, les drogues qui détruisent des familles entières… le manque de transparence, la culture d’opacité et d’impunité qui prévalent. Ce ne sont là que quelques-uns des problèmes qui empêchent les gens de se sentir bien.
No feel good factor. Contrairement à ce que certains pensent ! Ajoutons à tout cela : ne pas pouvoir manger à sa faim, ne pas pouvoir accéder à l’eau potable, ne pas avoir un toit pour soi, ne pas avoir un travail décent… tout cela contribue à accentuer des frustrations.

• Ces problèmes existent dans presque tous les groupes ethniques du pays et pas depuis peu. Mais ils semblent beaucoup plus prononcés parmi certains segments des descendants d’esclaves…

— Tout à fait ! Et ce mal-être doit nous amener à poser des questions par rapport à la gouvernance, à la justice sociale. Où se trouvent les chances égales dans l’île Maurice post-coloniale ? Ceci reste une question légitime à poser.
Fêter nos 55 ans d’indépendance dans des conditions semblables n’est donc pas une simple affaire. Ce qui ne veut nullement dire que ces milliers de Mauriciens qui dénonçent les maldonnes et la pourriture qui nous rongent sont moins patriotiques que les autres ! Garder le silence veut dire être complice du système. La construction d’une nation, nous le savons, ne se fait pas en un jour. Mais si nous continuons de pécher par l’absence d’un leadership éclairé, nous risquons de voir la paix et la cohésion sociale menacées.

• Et la condition féminine dans tout cela ?
— La condition féminine a, dans l’ensemble, et heureusement, d’ailleurs, considérablement évolué. Résultat : nous avons aujourd’hui des femmes très compétentes, émancipées, qui occupent des positions de grande responsabilité. Il ne faut pas oublier que la vision du père de la nation – sir Seewoosagur Ramgoolam, y est aussi pour beaucoup. L’éducation gratuite, introduite en 1976, a eu des retombées positives, permettant ainsi, l’avancement des femmes.
Cela dit, il faut bien comprendre que nous avons encore énormément à faire. C’est bouleversant et inacceptable de voir, des centaines de femmes mauriciennes qui continuent à être exploitées, abusées, violentées. Elles sont très nombreuses, hélas !, qui ne sont pas autonomes économiquement. Le rapport inégal entre hommes et femmes, le patriarcat et le système capitaliste basé sur plusieurs types d’oppression, d’exploitation et la destruction incessante de la nature, sont la source de nombreux maux.
Nous n’avons pas mal de lois pour protéger nos femmes, mais ces lois ne sont pas suffisamment appliquées. Certaines ont des manquements et doivent être revues. D’autres se font toujours attendre tels que le Gender Equality Bill, nommément.
Cependant, les lois ne suffisent pas pour améliorer la condition féminine. Il faut avoir des politiques qui soient centrées sur davantage de Gender Justice, un Gender Mainstreaming et un Gender Budgeting plus efficace. C’est toute une mentalité, une éducation, à inculquer. Afin que chaque femme mauricienne, qu’importe son appartenance ethnique, sa classe sociale et son âge, puisse sentir qu’elle est une citoyenne à part entière, titulaire de droits fondamentaux.

• Est-ce la raison pour laquelle vous et plusieurs autres activistes de différents mouvements avez fondé la plateforme Fam Ape Zwenn / Women Meet ?

— Fam Ape Zwenn (FAZ) est un espace créé par un groupe de femmes qui se sentent concernées par le fait que leurs sœurs de la République de Maurice demeurent, hélas !, très invisibles dans l’espace public. La voix des femmes est trop peu entendue. Le monde politique reste dominé par les hommes. La perception, les analyses, les expériences, les vécus des femmes ne sont souvent pas compris et appréciés à leur juste valeur. FAZ veut combler ce vide et faire comprendre que la démocratie mauricienne a tout à gagner si elle devient plus inclusive, juste et équitable.
Notre petite île ne pourra pas sortir des crises multiples qui nous impactent si nous n’adoptons pas un Bottom Up et un Rights based approach to Development. Un paradigme de développement alternatif où l’humain et la nature sont en symbiose, est donc nécessaire pour l’amélioration de la condition humaine, les femmes incluses.

• La Journée internationale de la Femme approche également à grands pas. Que propose FAZ pour cette commémoration ?

— La Journée internationale de la Femme est une date très importante parce qu’elle permet de poser justement des questions par rapport à nos avancées ou reculs. Donc, une occasion de nous recentrer à chaque fois. FAZ a déjà commencé un gros travail avec les femmes Grassroot dans plusieurs régions du pays. Nous comptons nous réunir de nouveau avec ces femmes pour valider les résultats de certains groupes de travail qu’on a institués lors de notre réunion du 10 décembre dernier. L’événement, rappelons-le, cadrait avec la Journée internationale des Droits Humains. L’idée est aussi de voir, avec nos membres, comment influencer nos décideurs politiques, par rapport à nos recommandations.

• Pourquoi est-ce la thématique retenue pour la Journée internationale de la Femme vous interpelle tant ?

— La thématique : DigitALL : Innovation and Technology for Gender Equality, retenue par les Nations unies pour cette année, m’interpelle particulièrement car en collectant des données pour un ouvrage collectif sur lequel je travaillais durant le Covid-19, qui s’intitule Sustainability and the SDGS in Mauritius – COVID-19 : Opportunity or Constraint, j’ai pu constater à quel point nous sommes en retard dans le domaine de la technologie et de l’innovation.
La Digital Divide impacte énormément les démunis, surtout les filles et les femmes. Et ce, d’une façon disproportionnée. Ce qui a, évidemment, des répercussions sur les vies de ces femmes. Les SDG 4 : Quality Education, et SDG 5 : Gender Equality en ont pris un sale coup. Puis, il y a la thématique de la campagne elle-même : Embracing equity for Gender Equality. Comme par coïncidence, tous les sujets sur lesquels FAZ s’est penché lors de l’atelier sont fondés sur l’équité ! Cette dernière est au centre même de la Human Rights Based Approach, que nous prônons dans le cadre d’un nouveau paradigme de développement.

• Vos recherches et écrits démontrent clairement que vous êtes convaincue que la femme a un rôle prépondérant à jouer en ce qu’il s’agit de gouverner. Pensez-vous donc qu’un leadership au féminin amènerait une différence ?

— Permettez-moi d’abord de souligner que le leadership au féminin ne se limite pas seulement à la sphère politique; bien que cette dernière m’intéresse particulièrement et plus que jamais, l’île Maurice a besoin de femmes à la tête du pays !
Les femmes ont un rôle prépondérant à jouer dans tous les secteurs de la société, en commençant par l’espace familial lui-même. Malheureusement, les femmes leaders dans un modèle de Care Economy ne sont pas reconnues et l’immense travail qu’elles abattent demeure, hélas !, invisible et n’est pas rémunéré, surtout dans la sphère privée. La femme leader évolue autant dans le monde syndical que dans le monde du business et les entreprises, dans les établissements scolaires ou les universités – pour ne prendre que quelques exemples. Les femmes ont une approche différente. Elles ont un sens particulier de l’écoute, de Caring, de compassion, d’empathie, de solidarité.
Dans mon ouvrage Governance, Gender and Politics, paru il y a quelques années déjà, mais qui est encore plus d’actualité maintenant que nous sommes confrontés à de nouveaux défis, j’explique bien comment et pourquoi la représentation féminine en politique ferait une différence. J’insiste cependant que ce n’est pas uniquement une question de nombre. Not about a politics of numbers, but a politics of ideas and transformation. Mais la chance pour cette transformation ne nous sera donnée que s’il y a un éveil de conscience sur plusieurs types d’inégalités qui nous entourent, et les dangers auxquels nous avons à faire face. Sans oublier le changement climatique qui affecte également les femmes d’une façon disproportionnée.

• Vu notre système électoral, est-ce que la Mauricienne peut trouver sa place dans les plus hautes sphères du pays ? C’était également une des thématiques sur laquelle FAZ s’est penché lors de la rencontre avec les femmes venues de tous les coins le 10 décembre dernier.

— La position adoptée par FAZ c’est que le droit de participer dans la vie politique du pays est un droit fondamental. C’est vrai que toutes les Mauriciennes ont le droit de voter, mais elles devraient aussi avoir l’opportunité de se faire choisir par le peuple ! Le système proportionnel et l’introduction d’un quota pour une meilleure représentation féminine restent un débat sérieux et important.
Mais, c’est de l’hypocrisie de penser que ce sont les seuls moyens d’y arriver. Au fait, les partis politiques devraient être plus ouverts et souples à l’idée que les femmes doivent avoir leur place dans le Decision Making et la gouvernance du pays. La nation a tout à gagner si chacun aide à combattre le patriarcat et agit sur la base d’équité, aidant ainsi le thème de campagne pour la Journée Internationale de la Femme pour cette année à mieux s’ancrer.

• Le mot de la fin, Sheila Bunwaree ?
— Je ne peux que prier pour que le monde politique devienne moins opportuniste et moins gourmand. Que chaque politicienne et politicien puisse comprendre que servir la nation, dans le vrai sens du mot, demande à ce qu’on s’oublie soi-même et qu’on donne priorité aux autres, avant toute chose ! Être politicien, c’est être l’humble serviteur du citoyen ! Et je n’ai aucun doute que FAZ apportera sa pierre à l’édifice !

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