« TERRES MARRONNES » : Shakti Callikan : « Ancrer l’artisanat céramique dans notre identité »

Pendant toute une semaine, Shakti Callikan a présenté les résultats de ses recherches et ses expérimentations, à l’Institut français de Maurice (IFM), à Rose-Hill, dans le cadre de son projet « Terres marronnes ». À travers son exposition, et le moment privilégié offert en sa compagnie, l’artiste emmène le visiteur dans un voyage dans le temps, à travers les terres mauriciennes, dans une exploration des couleurs et des textures pour voir et découvrir la multitude de possibilités qu’elles pourraient offrir aux potiers et céramistes locaux, en donnant une identité propre à chaque pièce de céramique modelée. « Terres marronnes », commencé en février 2023, a bénéficié du soutien du National Arts Fund.
Dix mois durant, Shakti Callikan a parcouru les différents coins de l’île, pour récupérer des terres, qu’elle fouillait la plupart du temps et qu’elle apportait à son studio à Poudre-d’Or. Une fois sur place, elle les mettait à tremper pour les ramollir et les nettoyer. « Il fallait mélanger la terre, ensuite la passer au tamis, la faire égoutter et la travailler avant de pouvoir en faire des bols sur la tour du potier », partage-t-elle, lors d’une rencontre avec Le Mauricien, à l’IFM. Elle indique qu’il fallait fouiller plus que les « 30 centimètres de terre végétale » pour avoir de la terre pure, soit sans matières organiques. Parfois, dit-elle, il fallait fouiller jusqu’à trois mètres ou plus. Mais cela était un plaisir pour l’artiste : « Des fois, c’était pendant des balades dans la forêt. Je sortais toujours avec ma petite pelle. » Quasiment jamais seule. Avec sa famille et des copains. « Cela me fait de beaux souvenirs car chaque pièce créée me rappelle un moment particulier : avec qui j’étais et ce qu’on faisait ».
À chaque lieu visité, Shakti Callikan revenait avec huit kilos de terre. Si la fouille et le ramassage ne prenaient pas beaucoup de temps, la transformation de la matière première en un bol lui prenait environ deux mois, et cela dépendait aussi de l’endroit de récupération. « Il y a des terres qui sèchent plus vite que d’autres. Certains prennent entre cinq à sept jours alors que d’autres comme celle de Yemen, prendre jusqu’à dix jours à sécher. Une fois le bol sec, on applique la glaçure. »
L’aventure « Terres Marronnes » a commencé pour Shakti, pendant le premier confinement. Un moment d’introspection qui est passé par la pratique de la poterie sur la tour du potier suivi d’un temps de réflexion. « À un moment donné, je me suis dit que j’étais très contente d’avoir fait un bol mais qu’est-ce qu’il y avait de mauricien. Si j’avais été en Thaïlande, à New York, à Paris ou en Inde, cela aurait été le même bol. C’est comme cela que j’ai commencé à explorer la terre locale. Je n’avais pas de limite dans ma tête parce que je ne connaissais rien. J’ai commencé, les résultats étaient encourageants et j’ai soumis un projet au NAF qui a été accepté. »
Shakti Callikan s’intéresse alors à l’histoire volcanique du pays à partir d’une carte qu’on peut voir à l’exposition. Elle rencontre des géologues pour tenter de comprendre le sol et la terre à différents endroits, voit des potiers locaux et des artistes qui travaillent avec la terre locale. Elle envoie des échantillons de terre à un laboratoire aux États-Unis pour connaître les types de sol et leurs compositions. « Les rencontres, les recherches ainsi que les fouilles avaient lieu en parallèle », confie-t-elle. Elle explore une douzaine d’endroits et expérimente l’utilisation de la terre 100% locale avant de produire des mélanges avec du grès blanc importé à 10%, 25%, 50%, 75% et 90%.
D’une part, parce que ce ne sont pas toutes les terres qui montent sur la tour ou qui tiennent à la cuisson, dit-elle, et d’autre part, parce qu’elle aime les couleurs et les textures. « Il y a des terres qui tombent, ça se casse. Parfois, c’est trop lourd. La teneur en argile est importante. Donc, je testais tout cela et je notais de manière méthodique pour savoir quoi faire. » Parfois, cela pouvait être dur quand après deux mois, la pièce ne tient pas. Cependant, « on ne le définit plus comme un échec car, dans l’expérimentation, il n’y a pas de jugement de valeur. Si cela ne marche pas, on essaie autrement. On change, on rajoute… et on continue. »
Shakti Callikan a aussi animé des ateliers avec des potiers et céramistes locaux car elle estime important de leur parler des possibilités qui existent pour donner une identité locale propre à chaque pièce qu’ils produisent, le processus ainsi que les échecs. « Je leur ai expliqué ma démarche et comment eux, ils peuvent intégrer cela à leur pratique. »
Ajouter une terre locale documentée donne une identité propre à une pièce, ce qui lui vaut de la valeur ajoutée. « On donne ainsi corps à un lieu. Cela parle de nous. C’est notre terre. » En plus, poursuit-elle, « cela pourra faire faire de l’économie aux potiers qui n’auront peut-être pas à importer toute l’argile dont ils auront besoin car ils pourront la remplacer par l’argile locale ».
Pendant cette période de recherche et d’expérimentation, Shakti Callikan expérimente aussi « l’humilité ». « Il fallait oublier la manucure. » La terre se travaille à mains nues. « Lorsqu’on tient la terre dans ses mains, et on discute avec le géologue qui nous parle d’une histoire de six millions d’années, cela nous ramène à notre humilité. »
L’exposition se poursuit ce samedi 9 décembre avec en outre la participation des potiers qui viendront présenter leurs travaux et les vendre. Shakti Callikan souhaite pouvoir proposer un événement similaire l’année prochaine avec pourquoi pas, « les potiers qui auront intégré la terre locale à leur travail », dit-elle. « Je voulais poser une fondation, une méthode, que d’autres puissent utiliser ou poursuivre les recherches. »
Quant à elle, elle compte poursuivre ses recherches et expérimentations. « C’était une année très joyeuse. La poterie est une pratique très solitaire. Elle te permet de fixer ton esprit. Il y a comme un dialogue qui s’instaure : tu la façonnes et elle te façonne. Chaque terre a sa personnalité. »

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