Alya’a Samir Borhan (ambassadrice de la République arabe d’Égypte à Maurice) : « Les Mauriciens ne réalisent pas à quel point ils ont de la chance de vivre à Maurice ! » 

Notre invitée de ce dimanche est Alya’à Samir Borhan, ambassadrice de la République arabe d’Égypte à Maurice. Fille de diplomate, Dr Alya’a Samir Borhan est une diplomate de carrière. Après ses études universitaires en Égypte, en Malaisie, en Grande-Bretagne, en Inde et aux États-Unis, elle s’est jointe au ministère égyptien des Affaires étrangères où elle a occupé plusieurs postes et dans différentes ambassades d’Égypte dans plusieurs capitales. Elle est postée à Maurice depuis quelques mois. L’interview que vous allez lire a été réalisée à quelques jours de la fête nationale égyptienne célébrée le 23 juillet, le jour du coup d’État des officiers libres qui mit fin à la monarchie égyptienne.

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l Quelle est la situation socio-économique de l’Égypte après les révolutions de ces dernières années ?

— La situation socio-économique est stable pour le moment après des périodes très troublées marquées par les deux révolutions. Le gouvernement a fait beaucoup de réformes, notamment pour rendre l’éducation accessible au plus grand nombre, a fait construire des infrastructures et a lancé des programmes de création d’emplois pour relancer l’économie après les deux révolutions et leurs conséquences sur l’économie du pays.

l Est-ce que la situation s’est améliorée depuis ce qu’on a appelé le fameux printemps arabe, qui a touché plusieurs pays de la région ?

— Nous avons eu au cours de ces dix dernières années deux révolutions qui ont déstabilisé le pays, provoqué une vague de violence, des problèmes de sécurité qui ont poussé des Égyptiens à quitter le pays. Mais depuis que le président Sissi est au pouvoir, les choses ont changé, dans le sens positif et, comme je vous le disais, la situation est stable et l’espoir dans l’avenir du pays est en train de renaître, malgré la pandémie et ses effets sur l’économie, dont le tourisme qui est un des piliers de notre économie. Le nombre de visiteurs avait drastiquement diminué avec les événements des 2011 et les attentats. Il est en train de remonter.

l Remontons le cours de l’histoire égyptienne récente. Après le printemps arabe, les Frères musulmans sont arrivés au pouvoir en Égypte par les élections…

— Il faut savoir que les Frères musulmans sont clandestinement actifs en Égypte, auprès de la masse, depuis des années. Ils agissent dans la clandestinité et ont confisqué la première révolution de 2011 et pris le pouvoir. Ils ont voulu faire de l’Égypte une République islamique à l’image de l‘Iran et de l’Arabie Saoudite. Mais l’Égypte a toujours été un pays arabe modéré, pour ne pas dire progressiste, un des rares pays musulmans où les femmes peuvent conduire, travailler, étudier et ne sont pas obligées de porter le voile si elles ne le veulent pas. Les Frères musulmans ont essayé de changer la face de l’Égypte en islamisant de plus en plus le pays et ont menacé les 10 millions d’Égyptiens coptes/chrétiens. Très vite, la population égyptienne a compris qu’elle était en train de se faire récupérer par les Frères musulmans qui voulaient tout islamiser.

l Mais comment expliquer qu’une majorité d’Égyptiens ont voté pour les Frères musulmans après la révolution de 2011 et porté Mohamed Morsi à la présidence ?

— Ce résultat des élections est dû à plusieurs raisons, en commençant par l’infiltration des Frères musulmans dans toutes les couches de la population égyptienne. Et puis, il y a eu le fait que pendant les dix dernières années du règne du président Moubarak, ce dernier a laissé les rênes du pouvoir entre les mains de sa femme, de son fils et de ses proches, et qu’une corruption généralisée s’est installée dans le pays. Nous ne sommes pas une monarchie, mais une République, et le président voulait offrir le pouvoir à son fils ! Les Égyptiens, qui n’en pouvaient plus de cette situation, sont descendus dans la rue et se sont tournés vers les Frères musulmans, qui avaient proliféré comme un État dans l’État dans tout le pays. Ils avaient des écoles, des hôpitaux, des entreprises et offraient dans l’ensemble du pays les services sociaux que le gouvernement n’offrait plus. Quand la révolution est survenue, les Frères musulmans avaient déjà noyauté une grosse partie de la population, ce qui leur a permis de remporter les élections. Mais les Égyptiens se sont rendu bien vite compte que non seulement les Frères musulmans n’avaient pas les compétences pour diriger le pays, mais aussi aucun programme pour diriger et faire repartir l’économie. Les Frères, musulmans ont continué à se comporter comme une opposition et à tout critiquer alors qu’ils étaient au gouvernement, au lieu de régler les problèmes et d’apporter des solutions. Il est facile de critiquer, mais plus difficile de gouverner, surtout pendant des périodes de crise sociale et économique. Ils étaient en train de mener le pays vers la ruine avec leur volonté de tout islamiser. Quand les islamistes ont détruit les monuments historiques de Timbuktu et que le monde entier a condamné cet acte de barbarie, l’Égypte des Frères musulmans a été un des rares pays du monde à refuser de le faire ! Mais il n’a pas été facile de se débarrasser des Frères musulmans, parce que comme je vous l’ai dit, ils avaient noyauté tout le pays et l’armée a été forcée d’intervenir.

l L’armée est intervenue en faisant ce qu’on appelle dans les pays démocratiques un coup d’État !

— Elle l’a fait à la demande du peuple, qui n’en pouvait plus de la situation chaotique et des dérives dictatoriales des Frères musulmans. Nous étions entrés dans une période de violence et de tension où personne ne se sentait en sécurité. L’armée a été obligée d’intervenir pour éviter le chaos et reprendre le pouvoir aux Frères musulmans pour protéger le peuple, rétablir la démocratie, faire repartir l’économie, et donner à manger et du travail aux Égyptiens. Le peuple a demandé à l’armée de mettre les Frères musulmans hors du pouvoir et de prendre le contrôle du pays. L’armée a nommé un gouvernement transitoire avant d’organiser des élections. Abdel Fattah al Sissi, celui qui devait devenir le président de la République, et qui appartenait à l’armée, s’est présenté aux élections et a été élu deux fois de suite. Par la suite, les Frères musulmans ont été interdits et, depuis, comme je vous le disais au début, l’Égypte est en train de se reconstruire et la situation est calme.

l Quelle est la situation sanitaire en Égypte avec la Covid-19 ?

— Difficile comme partout ailleurs dans le monde où la crise sanitaire est doublée d’une crise économique. Le tourisme, qui est une des principales ressources économiques du pays, recommence petit à petit. Comme partout ailleurs dans le monde, l’Égypte a dû s’habituer à l’idée de devoir vivre avec la Covid. Des cas de la maladie ont été enregistrés, mais ils ne sont pas nombreux comparé à d’autres pays. Nous avons commencé la vaccination et il est demandé à la population de pratiquer les gestes de protection sanitaire.

l Le grand sujet d’actualité au Caire et dans toute l’Égypte depuis des mois est le barrage que l’Éthiopie est en train de construire sur le Nil. Est-ce que vous pourriez résumer le contentieux qui oppose l’Égypte à l’Éthiopie par rapport à ce barrage hydroélectrique en construction sur le Nil ?

— Cela fait plus de dix ans que ce contentieux existe. Cela fait dix ans que l’Éthiopie utilise toutes sortes de subterfuges pour ne pas ouvrir les discussions sur ce sujet, qui est fondamental et vital pour nous. Il faut d’abord savoir que l’Égypte dépend à plus de 90% des eaux du Nil pour ses besoins en consommation d’eau potable et en irrigation. Il pleut très rarement en Égypte et la vie s’est organisée et développée depuis des siècles autour du Nil. La construction du barrage sur le Nil en Éthiopie met en danger la survie de plus de cent millions d’Égyptiens.

Mais est-ce que les Éthiopiens n’ont pas le droit d’utiliser l’eau du Nil, qui passe sur leur territoire, pour leurs besoins en électricité ?

— L’Égypte n’est pas contre la construction de ce barrage hydroélectrique, mais il faut savoir que l’Éthiopie l’a fait construire en ne respectant pas les lois internationales sur l’utilisation des eaux. Il a déjà rempli deux réservoirs en n’avertissant aucun des deux pays où passe le Nil, le Soudan et l’Égypte. Cela fait dix ans que les Éthiopiens disent qu’ils veulent discuter officiellement en faisant traîner les choses devant les instances internationales, tout en procédant, secrètement, à la construction du barrage et en ne respectant pas les lois internationales. Il faut aussi savoir que contrairement à l’Égypte où il ne pleut pratiquement pas – il ne pleut que quelques jours par an au Caire ! —, la pluie tombe beaucoup plus en Éthiopie. L’Égypte ne peut pas accepter que ses plus de 100 millions d’habitants soient menacés de ne plus avoir accès au Nil qui est, je le répète, sa seule source d’approvisionnement en eau. La manière de faire de l’Éthiopie sur ce dossier est une menace pour l’existence même de l’Égypte et la paix dans la région.

l Est-ce que ce contentieux pourrait mener à une guerre de l’eau entre l’Égypte et l’Éthiopie ?

— Je voudrais tout d’abord dire que c’est une des pires situations auxquelles l’Égypte a eu à faire face. Nous sommes un pays agricole dont l’agriculture dépend des eaux du Nil, qui est la source de notre existence. Je répondrai à votre question en reprenant une déclaration du président Sissi : toutes les options sont ouvertes.

l Un autre grand sujet de l’actualité égyptienne, sujet qui dure depuis des années, est le problème palestinien…

— Ce n’est pas qu’un sujet de l’actualité égyptienne, c’est un sujet de préoccupation de tout le Moyen-Orient et même du monde. Notre position est la même depuis des années. La seule possibilité de résoudre ce problème est la création de deux États : celui d’Israël et celui de la Palestine, et un accord sur le statut de Jérusalem, ville internationale. Ce sont des problèmes de la région dans lesquels l’Égypte a son mot à dire et fait partie de la solution. N’oubliez pas que nous pouvons aussi bien parler aux Israéliens qu’aux Palestiniens pour essayer de négocier un accord. Mais comme vous devez le savoir, Israël campe sur des positions différentes, ce qui repousse toute possibilité d’ouverture de discussions vers une éventuelle négociation.

l Vous avez dit au début de cette interview que l’Égypte est un pays arabe modéré, « un des rares pays musulmans où les femmes peuvent conduire, travailler, étudier et ne sont pas obligées de porter le voile si elles ne le veulent pas. » Quel est le rôle de l’Égyptienne dans la politique de son pays ?

— Elle participe à son niveau, fait entendre sa voix, manifeste quand il le faut. Depuis les années 20 du siècle dernier, l’Égyptienne a participé aux manifestations qui devaient conduire au retrait des Anglais d’Égypte, mettant fin à la colonisation. Elle a été très présente dans les dernières révolutions qui ont conduit à la démission de Moubarak, puis à celle des Frères musulmans. Mais comme partout ailleurs dans le monde, l’Égyptienne n’est pas très engagée dans la politique active. Sans doute pour les mêmes raisons qu’ailleurs : une manière de considérer que le rôle de la femme est de s’occuper de son foyer et sa famille en laissant à l’homme le terrain politique, celui où l’on prend les décisions.

l Arrivons-en au voile, dont le port n’est pas obligatoire en Égypte…

— Ce n’est pas à un gouvernement ou à des hommes politiques ou religieux de décider si une femme doit ou non porter le voile. C’est une décision qui concerne d’abord et avant tout la femme. C’est la situation en Égypte, où la femme peut choisir, n’est ni forcée ni intimidée pour le faire. Je souligne que ce n’était pas le cas pendant la période des Frères musulmans. Pour certains, le port du voile est une recommandation du Coran qu’il faut respecter. Or, il y a des gens qui interprètent les recommandations du Coran dans le sens qu’ils veulent, celui qui les arrange. Le problème, c’est que la majorité des gens croient dans les interprétations du texte sans l’avoir lu. C’est ainsi qu’au fil des années, certaines interprétations ont été prises pour des vérités, alors que ce n’est pas le cas. C’est pour cette raison que j’encourage les gens à apprendre l’arabe, qui est une langue magnifique, afin qu’ils puissent lire les textes religieux dans leur originalité et non pas dans le sens qu’en donnent certaines interprétations. Pour revenir à la question du voile, il faut prendre l’exemple de l’Indonésie, pays musulman où les femmes portent le voile par choix et non pas par une obligation dictée par des hommes au nom d’une interprétation des textes.

l Est-ce que l’Égyptien accepte facilement que la femme puisse décider ou non de porter le voile ?

— Il essaye d’accepter. C’est politiquement correct de l’accepter, mais on ne peut pas savoir ce qu’il pense réellement. L’Égyptienne a été partie prenante des révolutions, s’est émancipée grâce à l’éducation, ne se marie plus très jeune comme auparavant, choisit de ne pas avoir plusieurs d’enfants. Mais il faut dire que l’Égyptien, lui, n’a pas évolué au même rythme que la femme. Pour lui, il est facile de dire que la femme doit avoir un rôle dans la société. Mais est-ce qu’il s’organise pour que la femme puisse le faire ? Est-ce qu’il s’arrange pour que la femme ait un peu plus de temps libre pour le faire ? Parce que, contrairement aux hommes, les femmes qui travaillent – ou s’engagent — doivent savoir faire la balance entre le travail et la famille.

l Comment est-ce que les hommes dans votre pays accueillent ce genre de discours ?

— Ils écoutent un peu plus qu’avant, mais est-ce qu’ils sont d’accord au fond d’eux-mêmes ? L’Égyptien accepte de plus en plus que la femme travaille parce que c’est une source de revenus pour le ménage. Le combat pour l’émancipation des femmes doit continuer pas seulement en Égypte ou au Moyen-Orient, mais partout dans le monde.

l Arrivons-en aux relations bilatérales entre l’Égypte et Maurice. Pourquoi est-ce que l’Égypte a une ambassade à Maurice ? Nos deux pays sont éloignés géographiquement et n’ont pas de liens historiques…

— Maurice et l’Égypte ont des relations diplomatiques qui remontent aux années 1960, à l’époque où beaucoup de pays africains accédaient à l’indépendance. L’ambassade d’Égypte à Maurice a été ouverte en 1976 et, depuis, nos relations se renforcent. Au niveau diplomatique, l’Égypte soutient au sein de l’Union africaine et dans toutes les instances internationales la demande du retour de Diego Garcia sous la souveraineté mauricienne. Je souligne qu’un des principaux avocats qui ont défendu la cause mauricienne dans ce dossier était égyptien.

Quels sont les échanges commerciaux entre nos deux pays ?

— Nous exportons du coton — nous sommes un des principaux producteurs de coton du continent africain —, des produits pharmaceutiques, de la nourriture et divers autres produits sur Maurice. Nous importons des sucres spéciaux, du thé et d’autres produits. Nous offrons un certain nombre de bourses d’études dans le domaine de la médecine en Égypte. Des discussions ont débuté sur un projet pour aider Maurice à constituer une flotte de pêche avec l’expertise égyptienne. Par ailleurs, nous avons des projets de coopération dans divers domaines, notamment celui de la sécurité. Le gouvernement égyptien a lancé une série de mégaprojets qui peuvent intéresser les investisseurs mauriciens. Ces mégaprojets concernent plusieurs domaines et secteurs, comme les nouvelles infrastructures autour du Canal de Suez, la nouvelle capitale administrative et plusieurs projets d’infrastructures dans plusieurs zones dans le pays. Les premiers contacts montrent que certains de ces mégaprojets pourraient intéresser les investisseurs mauriciens.

l Que souhaitez-vous dire pour conclure cette interview, madame l’ambassadrice ?

— Je voudrais revenir sur votre question sur le pourquoi des relations entre nos deux pays. Pour dire que les Mauriciens ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont d’avoir un système démocratique, une économie qui fonctionne malgré la crise, que les emplois sont maintenus et que les perspectives d’avenir sont inquiétantes mais pas dramatiques. Je ne veux citer aucun pays, mais quand on regarde autour de Maurice, on peut se dire que la situation ici est bien moins mauvaise qu’ailleurs. Maurice est un pays démocratique politiquement stable, avec une population bien éduquée qui parle au moins deux langues, est membre du COMESA et de la SADC. Il est un role model pour les pays d’Afrique et c’est une des nombreuses raisons qui expliquent pourquoi l’Égypte a une ambassade ici. C’est un pays qui avance, qui est une porte d’entrée pour l’Afrique. Je le répète : je crois que les Mauriciens ne réalisent pas à quel point ils ont de la chance de vivre à Maurice ! Pour terminer, je dirai que les relations entre nos pays sont excellentes et ne peuvent que se renforcer.

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