Bef travay, souval manze

On en parle peu, embourbés que nous sommes dans des crises diverses, mais en ce dimanche 1er mai, nous célébrons quand même la Fête du Travail. Et nous ferions bien de ne pas l’oublier, tant le travail, et surtout sa rémunération, sont eux-mêmes en grave crise.

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Dans les années 1970 déjà, à l’encontre d’un concept qui voulait que travailler entraînait de vivre mieux, du moins économiquement, on avait vu surgir la question des travailleurs pauvres dans les pays développés, ou working poor.

Ce terme est longtemps apparu comme antinomique : dans la conscience collective, la pauvreté restait le fait des inactifs. Mais le travail n’a pas toujours protégé de la pauvreté. Il le fait même de moins en moins à travers le monde. Au point où des analystes de plus en plus nombreux parlent maintenant de  «l’extension de la pauvreté laborieuse”.

Oui, c’est un fait : la part de travailleurs pauvres augmente dans le monde. Et cette augmentation s’est corsée depuis la crise Covid. La crise sanitaire a en effet accentué le décrochage des salaires dits précaires, fragilisé les modes de vie de ceux qui s’estimaient jusque-là plutôt à l’abri, et enraciné la pauvreté là où elle sévissait déjà. Selon les récentes estimations de l’Organisation Internationale du Travail (émanation de l’ONU), la pandémie de Covid-19 a plongé plus de 100 millions de travailleurs supplémentaires dans la pauvreté, en raison de la chute des heures de travail et de conséquentes suppressions d’emplois. Par rapport à 2019, quelque 108 millions de travailleurs sont tombés dans les catégories  « pauvres » ou « très pauvres » ce qui signifie que les foyers qui dépendent d’eux doivent vivre avec moins de 3,2 dollars par jour.

Plus de 100 millions de travailleurs pauvres de plus dans le monde. C’est énorme. Pendant ce temps-là, les milliardaires, eux, se sont encore enrichis…

«Ce déficit d’emplois et d’heures de travail vient s’ajouter aux hauts niveaux de chômage, du sous-emploi et des mauvaise conditions de travail qui prévalaient avant la crise sanitaire. Sans un effort délibéré d’accélérer la création d’emplois décents, et de soutenir les membres les plus vulnérables de la société et la reprise dans les secteurs économiques les plus touchés, les effets de la pandémie pourraient se faire sentir pendant des années sous la forme de pertes de potentiel humain et économique et de plus de pauvreté et d’inégalité», a alerté Guy Rider, le patron de l’OIT.

Il est ainsi estimé que la pandémie a effacé cinq ans de progrès. Avec des conséquences catastrophiques pour les quelque deux milliards de personnes qui travaillent dans le secteur informel. Et en particulier pour les femmes qui ont quitté le marché du travail en masse, cela y compris dans les pays riches, pour s’occuper des enfants, vu notamment la fermeture des établissements scolaires.

Travailler de plus en plus dur, et être de plus en plus pauvre.

L’équation semble insoutenable.

Encore plus quand elle se double de non-reconnaissance, pour ne pas dire de mépris.

Pour lancer son nouvel album intitulé Multitude, l’artiste belge Stromae a mis en avant, il y a peu, une chanson intitulée Santé. Où il lève son verre à tous ces travailleurs, travailleuses, qui triment sans compter pour permettre aux autres de « profiter » de la vie, et qui ne reçoivent en retour que salaires minables et mépris majeur.

« Quoi les bonnes manières?
Pourquoi j’f’rais semblant?
Toute façon elle est payée pour le faire
Tu t’prends pour ma mère?
Dans une heure j’reviens, qu’ce soit propre
Qu’on puisse y manger par terre
Trois heures que j’attends, franchement
Il les fabrique ou quoi?
Heureusement qu’c’est que deux verres
Appelle-moi ton responsable
Et fais vite, elle pourrait se finir comme ça ta carrière

Oui, célébrons ceux qui ne célèbrent pas
Encore une fois, j’aimerais lever mon verre à ceux qui n’en ont pas
À ceux qui n’en ont pas »

Ces paroles de Stromae en disent beaucoup sur un monde où l’argent est devenu le moteur indécemment triomphant de la marche de la planète.

Cette semaine, l’actualité mondiale a retenti du rachat de Twitter par Elon Musk. Un des hommes les plus riches de la planète, patron de Tesla et de SpaceX, apparemment fâché par les critiques dont il est la cible sur le réseau social, au point de dépenser $44 milliards pour le mettre sous son contrôle. $44 milliards.

D’un autre côté, on en a peu parlé, mais alors que l’Amérique latine, les Caraïbes et plusieurs pays d’Asie sont menacés d’entrer dans une des pires récessions de leur histoire, les pays du continent africain, également très menacés, ont demandé en mars dernier au G20 une suspension provisoire du remboursement de leur dette pour leur permettre de ne pas sombrer. Le montant en jeu ? $44 milliards…

Pour le même prix, un « caprice » de milliardaire d’un côté, la survie de millions de personnes de l’autre.

Ce même mépris pour la peine humaine se voit ces jours-ci chez nous dans ce qu’on peut désormais appeler « l’affaire Champ de Mars ». Depuis des mois, le gouvernement, et certains de ses zélés profiteurs, mènent une guerre de tranchées face au Mauritius Turf Club, pour le contrôle de l’organisation des courses hippiques sur notre sol. Certains diront que le MTC a déjà bien suffisamment profité de son monopole. D’autres qu’il n’y a pas à s’émouvoir outre mesure face à un « sport » qui donne chaque semaine aux petits parieurs une jolie dose d’adrénaline et l’illusion de quelques petits gains, pour mieux enrichir de l’autre côté de déjà riches propriétaires, voire servir au blanchiment d’argent douteux.

Mais dans cette histoire entre mastodontes « historiques » et nouveaux riches voulant être plus riches à tout prix, qui se soucie de tous ces employés, palefreniers, jardiniers, cleaners etc, ces centaines de personnes qui se sont dévouées, de l’aube au crépuscule, aux tâches ingrates permettant à la fête d’exister, mais qui reçoivent des salaires minimaux et qui se désespèrent aujourd’hui de ne pas savoir comment faire sans le versement de leur salaire du mois d’avril ? Qui s’en soucie du verre qu’ils n’ont pas ?

Il y a de plus, dans cette affaire, la façon de faire d’un gouvernement qui ne respecte manifestement plus aucun règlement, voire aucune loi, lorsqu’il s’agit de servir ses intérêts très très personnels. Au terme de bien des manœuvres et péripéties, le ministère des Administrations régionales a donc amené la mairie de Port Louis à résilier avec effet immédiat le contrat qui la liait en principe au MTC jusqu’en 2028 pour la location du Champ de Mars. Sous prétexte d’absence momentanée de rentrée de revenus. Plus de 200 ans d’histoire, un hippodrome devenu véritable patrimoine de l’hémisphère sud, et basta. On va mettre quoi à l’emplacement où le drapeau mauricien de l’indépendance a officiellement été hissé pour la première fois le 12 mars 1968 à midi, là où a afflué la plus grande foule du « mauricianisme » en 1982 ? Un shopping mall ?

A cela est venue s’ajouter cette semaine la déportation manu militari d’un ressortissant slovaque. Certes, il est recherché par Interpol pour un délit lié au trafic de drogue. Mais il venait d’obtenir, de la Cour suprême, une injonction suspendant officiellement sa déportation jusqu’à une nouvelle parution en cour quelques jours plus tard. Comment donc se fait-il que des officiers de police, disant agir sous ordre « d’en haut », aient-ils pu faire fi de la Cour suprême et le déporter brutalement ?

Il n’est pas ici question des individus, du délit reproché à cet homme ou du caractère belliqueux de son avocat. Il est question du principe même de la séparation des pouvoirs et du règne, ou pas, de la justice dans notre pays.

Si notre dignité et nos droits ne sont plus respectés ni dans le travail, ni devant les règlements, ou devant la justice, que nous reste-t-il ?

« Le contraire de la pauvreté n’est pas la richesse. Le contraire de la pauvreté c’est la justice ». Paroles d’un personnage dans le film La voie de la justice de Daniel Cretton en 2019.

Pauvres de nous…

SHENAZ PATEL

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