Cristèle Merven de Spéville, référente culture : « On est loin d’en avoir fini avec le communalisme »

Passionnée par la question identitaire sur son île plurielle et fascinée par la radio, Cristèle Merven de Spéville conjugue les deux en réalisant et animant le podcast Cannes à sucre et préjugés pour développer des sujets autour de l’identité. Une problématique sensible à laquelle les Mauriciens sont confrontés. Produit par Lepok studio, Cannes à sucre et préjugés n’a pas la prétention de régler les bobos d’une société qui a encore du mal à se mélanger. Sa première émission, qui a le mérite d’être saluée pour sa créativité et son contenu, a pour but d’attiser la réflexion des auditeurs sur le métissage et ses complexités. Enseignante-documentaliste et référente culture, Cristèle Merven de Spéville, 37 ans, livre une part d’elle et de son vécu dans ce premier rendez-vous qui prend une tournure intimiste. Sa voix relate « la difficulté d’exister à Maurice en dehors d’une identité assignée dès la naissance » pour concéder « combien notre Indépendance acquise depuis plus de 50 ans n’a pas résolu les problématiques de domination par la race, la communauté, la caste et l’argent. »  

Comment est né Cannes à sucre et préjugés

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Après avoir travaillé une première fois avec Shakti Calikhan sur un podcast autour de la littérature dans les villages, elle m’a proposé d’être la voix d’une émission de science sociale. L’idée était d’explorer les sujets sensibles et de briser les tabous, dire ce qu’on a sur le cœur, pointer du doigt les non-dits, les silences qui font mal, sans que ce soit stigmatisant. Le titre Cannes à sucre et préjugés renvoie à ce que disait Malcolm de Chazal : « À Maurice, on cultive la canne à sucre et les préjugés. » Dans le podcast, les préjugés sont un angle. Nous avons tous un questionnement avec le métissage. Ce qui m’intéressait avec le projet était d’aller de l’intime aux théoriques, c’est-à-dire comment parler de ces sujets de là où je me positionne. En tant que blanche mauricienne, je sais ce que je peux projeter comme image et cela n’aurait pas été possible de parler d’un tel sujet avec détachement. Si je faisais cela, je me mentirais. Donc, dès le départ, j’ai voulu m’impliquer, dire qui je suis et me mettre en danger. Être honnête, livrer une partie de soi, c’est aussi mettre les autres à l’aise pour qu’ils s’expriment. C’est un travail de recherche intense et qui a pris trois mois pour être conçu.

Quels sont les sujets sensibles que vous évoquez plus haut liés à l’identité en 2022 ?

Il y a beaucoup de racisme dans la société mauricienne. Il y a de nombreuses personnes qui ont encore du mal à exprimer ce qu’elles sont dans leur cercle intime parce que la société est cloisonnée et qu’on croit qu’on est tous différents, alors qu’on a plus de ressemblance en commun que l’on ne croit. Nous sommes dans des identités figées, alors que la société n’est pas inerte, mais elle nous pointe encore du doigt pour ce qu’on est. On est même nommé dans notre identité, genre: « Toi le blanc, le créole, l’indien… », avec parfois des termes péjoratifs. Tout cela nous enferme dans une identité. C’est cela qui me dérange. Pour avoir vécu en Europe, je me suis sentie libre là-bas, je n’étais plus assignée à une identité. Par ailleurs, dans des familles, on ne parle toujours pas de l’identité de l’autre quand celui-ci/celle-ci est différent/e. Son identité n’existe pas. La psychologue qui intervient dans le podcast a fait ressortir ce point. Certes, ce n’est pas le cas dans toutes les familles, il y en a où le métissage se passe très bien. Mais nous avons pris le parti de mettre le doigt sur ce qui ne va pas.

Dans ce podcast, parmi les émotions qui ressortent, on y décèle comme une pointe de tristesse…

Ce sont les tabous qui rendent la vie triste. Ce sont des sujets qui sont parfois durs à entendre et à vivre. Toutes les sociétés sont travaillées par des problématiques difficiles et complexes. Je ne suis pas une pessimiste et je crois très fort dans notre capacité à transcender des problématiques. À Maurice ou à l’étranger, des personnes ont travaillé sur les problématiques mauriciennes dont le multiculturalisme et les dynamiques qui nous bloquent. Si on mettait leur travail en avant, peut-être qu’on pourrait mieux comprendre ensemble ces problématiques et se comprendre… Ce podcast est un projet modeste, je ne suis pas politicienne, je ne peux pas changer le monde. Mais si nous pouvons trouver des plates-formes pour parler de ces sujets-là et avancer, tant mieux. Notre but est de susciter la réflexion et une remise en question.

Pourquoi la nécessité de se remettre en question dans le contexte social actuel ?

Cette nécessité est perpétuelle. Personnellement, c’est le cas. Quand Shakti Calikhan m’a proposé le projet, pour moi, c’était l’occasion d’avoir un lieu pour parler d’un sujet qui m’a toujours intéressée, publiquement, de manière à générer une interaction entre les Mauriciens et moi. Certains m’ont écrit en message privé pour partager leur expérience. De manière plus globale, j’ai le sentiment que les choses bougent pour ma génération et celle qui vient après moi. Ce qui n’est pas forcément le cas en politique. Quoiqu’il en soit, je crois davantage au changement individuel que politique. C’est le changement individuel en premier lieu qui fait bouger la société, ensuite la politique. C’est ainsi que notre manière de voter changera. Tout ce processus peut prendre des années. 

Maurice est une île compartimentée mais qui revendique l’unité nationale. Il y a, là, un paradoxe, n’est-ce pas ?

Maurice est un pays paradoxal, comme l’être humain lui-même. Il y a une part de nous qui se sent intimement mauricien, nos racines sont ancrées ici ; il en est de même pour nos attaches émotionnelles, voire  poétiques… Mais quand il faut se rallier, on se rallie. On se laisse emporter par une même fierté nationale. Ensuite, chacun rentre chez soi et on recommence avec nos petites habitudes. Comment expliquer cela ? Comme je m’intéresse aussi à la psychologie, je l’explique par des mécanismes internes bien huilés qu’on a dû mal à déconstruire.

Le hasard a voulu que le podcast soit diffusé à un moment où un proverbe kreol a attisé une polémique sur fond politique et communal. Votre avis ?

Pour qu’il y ait autant de haine, je me dis que notre société est en grande souffrance. Je suis toujours choquée de voir que des Mauriciens continuent d’être manipulés sur le plan identitaire. C’est très dangereux. Cela conforte ma conviction dans la pertinence de ce projet. Je m’aperçois qu’on est bien loin d’en avoir fini avec le communalisme. Le podcast explique la manière dont notre société est construite politiquement et comment cela influence notre perception de nos identités. Beaucoup de personnes n’ont pas encore conscience qu’elles se laissent déterminer par des facteurs externes, dont la politique. Cette prise de conscience est le résultat de notre éducation, du milieu dans lequel on grandit ou encore des livres qui nous ont marqués. Mais pour beaucoup, leur identité est celle qui leur a été imposée à la naissance. Je suis blanche mauricienne descendante de Français, je suis indo-mauricienne mon ascendance est en Inde… Vue sous cet angle, mon identité est figée et elle m’emprisonne. Tant qu’on n’a pas compris qu’on – c’est-à-dire la politique telle qu’elle est constituée, la société à l’échelle globale et nos familles qui se conforment à ces principes de cloisonnement identitaire – est en train de nous mettre dans un système de case, nous risquons de tourner en rond et les mêmes problèmes demeureront. À Maurice, on se laisse trop souvent déterminer par l’extérieur : la politique, mais pas seulement. L’identité c’est quelque chose de dynamique par définition. Quand bien même un test ADN me permettrait de savoir qu’il n’y a aucun “métissage” en moi et que je suis Française de « souche » : ce qui n’a pas grand sens, non plus d’ailleurs, ma culture sera toujours hybride, métissée. Je n’ai pas grandi en France, ma culture est ici, là où j’ai inscrit mes souvenirs sensibles… On peut aussi choisir de ne pas se laisser définir par l’extérieur et décider qui nous voulons être.

Dans la réalité, voyez-vous votre pays comme une île métissée ?

On vit dans une île métissée culturellement. Nous mangeons tous le dholl puri et nous écoutons tous le séga. Nous sommes tous imbibés par le multiculturalisme de ce pays. On a tous la créolité, pas dans le sens de l’appartenance à la communauté, mais en terme de culture, en nous.  Nous avons une langue commune qui est elle-même métisse. Il y a des éléments qui font de nous des métisses. J’ai le sentiment que ma génération et celle qui m’a succédé sont de plus en plus ouvertes à la différence. Mais les interdictions restent encore très présentes dans certaines familles. Il y a encore des communautés très cloisonnées et imperméables à Maurice. 


Podcast Cannes à sucre et préjugés

Identité et métissage : analyse et vérité sans compromis

La première d’une série de cinq émissions de Cannes à sucre et préjugés a été mise en ligne par Lepok Studio le 15 juillet dernier. Ce podcast de 40 minutes réunit différents intervenants, des professionnels dans différents domaines qui apportent un éclairage et leur témoignage sur la thématique Identités métisses : du soi au politique choisie pour la première sortie de ce projet. Le multiculturalisme et le métissage dans la société mauricienne sont ainsi analysés sans compromis sur un ton réaliste par le politologue Avinash Munohur, l’artiste Mélanie Pérès, la psychologue Christiane Fok Tong et l’enseignante Mélanie Biquette. « Cannes à sucre et Préjugés questionne les rapports de force qui pèsent sur la société mauricienne et y démêle les nœuds et les non-dits qui freinent notre vivre-ensemble. Les conséquences encore palpables de l’esclavage, l’épineuse question de l’accès aux terres, les luttes complexes autour des langues et leur lourd bagage identitaire, la politique et les identités culturelles rigides… », peut-on lire dans le descriptif de l’émission.

La deuxième émission de Cannes à sucre et préjugés, quasiment mise en boîte, sera axée sur les séquelles de l’esclavage, avec la question de l’identité en ligne de mire. Le thème des langues, des terres, l’organisation de notre territoire, respectivement, seront développés dans les autres émissions.

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