Dr Claude Grange : « Les soins palliatifs, ce n’est ni l’acharnement thérapeutique ni l’euthanasie »

Notre invité de ce dimanche est le Dr Claude Grange, médecin français spécialiste en soins palliatifs. À la demande de la clinique Ferrière, il était venu l’année dernière procéder à la création d’une unité des soins palliatifs de cette partie de l’océan Indien. Après avoir formé et installé le personnel de cette nouvelle unité, le Dr Grange vient d’effectuer un bref séjour à Maurice pour faire un premier bilan. Il a répondu à nos questions à la veille de son départ.

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En octobre dernier, vous étiez venu lancer l’unité des soins palliatifs de la Clinique Ferrière, la première installée à Maurice. Vous êtes de retour pour faire un bilan de ce nouveau service médical. Étés-vous satisfait du démarrage ?
— J’ai fait un audit de tout le nouveau service et le bilan est mitigé, et je m’y attendais. La raison principale réside dans le fait que les soins palliatifs sont une médecine relativement nouvelle, plus proche de l’humain et qui tient compte davantage du respect de la volonté de la personne souffrante, surtout dans la situation de maladies incurables. Le malade doit être sujet et pas objet de soins. Un médecin peut décider quand on peut guérir, mais quand ce n’est pas possible, est-ce que le malade ne devrait pas avoir son mot à dire, est-ce que son désir et son souhait ne devraient pas être respectés ? Le personnel qui travaille à l’unité de la Clinique Ferrière adhère et pratique ces valeurs, après une formation qui a beaucoup changé ceux qui l’ont suivie dans leur façon d’exercer en tant que soignants.

Pour revenir à la question, nous avons constaté que l’activité a du mal à décoller.
Quelle en est la raison ?— L’activité a du mal à décoller parce que la communauté des médecins ne réfère pas leurs patients à la nouvelle unité.

Pour quelle raison ? J’avais compris que la médecine palliative n’est pas une concurrente aux autres formes de médecine traditionnelle et qu’elle intervient quand les autres techniques sont arrivés au bout…
— C’est le cas. Elle n’est pas concurrente des autres formes de médecine, elle est complémentaire. En général, ici et ailleurs, les médecins ne réfèrent pas parce que les soins palliatifs sont un concept différent, nouveau, auquel ils n’ont été exposés pendant leurs études. Les médecins sont, en général, dans le curatif et je pense qu’ils ont peur que la famille puisse leur reprocher de ne pas avoir tout fait pour guérir le malade. Ils ont beaucoup de mal à dire « maintenant, on ne peut plus faire grand-chose. Maintenant, JE ne peux plus faire grand-chose. » Ce serait, pensent certains, une manière de reconnaître une forme d’impuissance, une perte de pouvoir.

Est-ce qu’il pourrait y avoir également dans tout ça une tentative de prolonger indûment les soins ?
— Il y a sans doute un petit peu de ça, mais les médecins le font poussés par les familles. Parce que la famille ne veut pas que l’être cher s’en aille et elle incite à prolonger sa vie à tout prix. Il y a quelque chose de paradoxal dans cette démarche : quand une personne est atteinte d’une maladie incurable et ne peut être gérée à son domicile, on l’envoie en soins intensifs en comptant sur une possible guérison. On envoie donc le malade dans un lieu qui n’est pas adapté à son problème. Quand on a une détresse respiratoire, post cardiaque et qu’on peut guérir, bien sûr, ce serait de la non-assistance à personne en danger de ne pas la faire admettre en soins intensifs, de tout faire pour la guérir. Mais pourquoi continuer à envoyer les malades qu’on ne peut pas guérir dans les soins intensifs ? Parce que les familles veulent croire qu’avec les progrès de la médecine, le malade va guérir et quelquefois les médecins se laissent convaincre. C’est difficile pour eux de dire qu’ils ont tout essayé, mais qu’ils ne peuvent pas guérir le malade.

Mais selon le fameux serment d’Hippocrate, ce n’est pas le devoir du médecin de reconnaître ses limites, de dire que cela ne sert à rien de continuer les soins ?
— Nous médecins sommes aussi des hommes avec ce qu’il faut de faiblesse, d’ego, d’orgueil et il peut nous arriver de dire oui pour ne pas blesser des gens dans la peine. Mais quand on se rend compte qu’on a tout fait médicalement et que c’est sans espoir, est-ce que ce n’est pas mieux de dire au malade de rentrer chez lui, de se faire entourer de ses proches ou, si c’est plus compliqué, d’aller dans une structure de soins palliatifs au lieu de le garder en soins intensifs ? Il faut se poser la question du bénéfice par rapport aux inconvénients. On ne fait pas pour faire. C’est une médecine d’humilité qui arrête d’être dans le faire pour être tout simplement humaine, fraternelle en aidant un être humain à apprécier, dans le confort et la sérénité, les derniers instants de sa vie.

Parlons chiffres. Est-ce que la nouvelle unité de la Clinique Ferrière a eu une bonne fréquentation au cours de ses premiers mois d’existence ?
— Oui et les chiffres sont en progression, mais il y a besoin de parler de cette nouvelle médecine, de démystifier le concept qui la confond avec un mouroir. Pour casser cette image négative, deux des médecins de l’équipe ont imaginé le day care service. C’est-à-dire que le malade vient passer la journée dans l’unité et s’il le désire revient ou reste. Ce qui permet au malade et à ses parents de se rendre compte sur place de la qualité et de l’efficacité du service proposé.

N’est-il pas normal qu’une société, un système résiste à une nouveauté qui, quelque part, vient un peu remettre en cause ce que l’on pensait être des certitudes ? Nous parlons là de l’attitude vis-à-vis de la mort…
— Nous avons eu le même problème en France. Les médecins avaient des difficultés d’annoncer à la fois le diagnostic des maladies graves et de parler du pronostic. Ils étaient toujours dans la fausse réassurance en disant « ça va bien se passer ». On a eu besoin de faire des formations pour les médecins pour leur apprendre à annoncer les mauvaises nouvelles aux malades. C’est humain : on préfère annoncer les bonnes que les mauvaises nouvelles. Par contre, ils étaient plus à l’aise pour annoncer les mauvaises nouvelles aux familles, ce qui pose un problème. Ils parlent de la situation du malade aux familles qui, par amour ou par protection, ne veulent pas dire la vérité au malade. Ce dernier est seul avec la peur que suscite le fait de perdre du poids, d’avoir des douleurs suite aux thérapies. Le malade n’est pas informé de SA situation médicale et cela pose un problème éthique. À partir du moment où le malade n’est pas informé de son état, il ne peut pas être acteur et décideur, et ce sont les familles qui choisissent à sa place, en croyant bien faire et pour le protéger. Et comme une famille n’aime pas, ne veut pas perdre un des siens, elle en rajoute et, parfois, les médecins n’osent pas passer outre.

N’y a-t-il pas aussi dans tout ça une pensée économique : un malade que l’on tire des soins intensifs, c’est un client en moins pour la clinique et les médecins ?
— Il y a également ce facteur-là qui joue contre les soins palliatifs, mais je ne pense pas que ce soit le seul. C’est pourquoi il faut donner la bonne information. Il faut dire que ces malades qui ne pourront pas guérir ont besoin de soins, mais aussi de confort, d’être entourés de ceux qui leur sont chers pour leurs derniers moments. Ce qui nous intéresse, c’est la période avant, c’est-à-dire les conditions de vie. La médecine a fait énormément de progrès, mais de laisser croire aux gens qu’on peut tout guérir, c’est un gros mensonge qu’il faut arrêter. À un moment donné, c’est au médecin de dire au malade qu’on a passé le seuil du raisonnable. Il faut lui dire : on va prendre soin de vous tout le temps qu’il vous reste à vivre, et ce, dans la vie ! Il ne faut, me semble-t-il, pas trop coller l’esprit combatif des derniers moments d’une vie à l’agonie et la mort.

On aurait cru qu’après le lancement de l’unité de Ferrière, les autres cliniques auraient suivi la voie et ouvert des unités palliatives pour profiter de ce nouveau créneau…
— Je pense que l’objectif de la plupart des cliniques est la médecine curative et elles investissent lourdement dedans. Il faut continuer à faire des hôpitaux et à utiliser la haute technologie médicale, mais on ne peut pas tout guérir et quand on ne le peut pas, on fait appel à une autre médecine. Les homes devraient s’intéresser à la démarche palliative. Mais il faut sensibiliser les médecins généralistes et l’ensemble de la communauté médicale aux soins palliatifs. C’est dans cette optique que la Clinique Ferrière a signé un contrat avec une polytechnique pour mettre sur pied un module soins palliatifs qui fera partie de la formation initiale des infirmiers. De cette manière, les prochains infirmiers auront eu la formation nécessaire. Par ailleurs, des démarches sont actuellement initiées pour qu’un module soins palliatifs soit créé dans le cadre des accords qui lient les universités de Maurice, de Bordeaux et de La Réunion pour la formation de médecins.

La communauté médicale mauricienne a-t-elle manifesté de l’intérêt pour cette nouvelle médecine ?
— Pour l’instant, elle est en retrait, elle attend de voir si ça va marcher. Les retours positifs des membres des familles des malades ayant utilisé les soins palliatifs commencent à faire changer les choses. S’il y a une demande, l’offre sera sûrement au rendez-vous.

Quand votre idée de création d’une unité de sois palliatifs a été acceptée, vous attendiez-vous à cette période d’observation de la communauté médicale et des familles des malades ?
— Oui, et j’avais utilisé le mot réticence par rapport à mon expérience passée. J’ai vécu cette même situation en France quand on introduit les soins palliatifs dans les hôpitaux. Les grands chefs des services hospitaliers ont dit « circulez, il n’y a rien n’a voir, nous la douleur on sait faire, on accompagne nos malades depuis longtemps et on n’a pas besoin de vous. » Après le refus pur et simple, il y a eu la période d’observation de la nouvelle thérapie avant son acceptation. Cela a pris du temps pour faire bouger les choses et changer les mentalités de l’intérieur du système. Les soins palliatifs sont arrivés en France en 1986-87 et il a fallu compter une bonne dizaine d’années pour qu’ils soient acceptés. J’espère qu’avec les progrès de la science et de l’information que cela prendra beaucoup moins de temps à Maurice. C’est le but de mon nouveau séjour à Maurice : sensibiliser les troupes, les remotiver, aller à droite et à gauche pour communiquer, faire savoir et diffuser les vidéos des Mauriciens qui ont utilisé ces services, et en sont satisfaits.

Les bonnes soeurs de la Clinique Ferrière ne sont-elles pas inquiètes du lent démarrage de cette activité ?
— Elles ont cru et continuent à croire dans le projet qui s’inscrit dans leur démarche. Mais il ne faut pas oublier que Ferrière, c’est une clinique commerciale avec un côté curatif et un côté palliatif. C’est vrai que le côté curatif rapporte plus pour le moment, alors que le côté palliatif le fait moins, puisque c’est nouveau pour ne pas dire expérimental quelque part. Mais tout cela fait partie des problèmes que rencontre un nouveau projet, une nouvelle manière de faire et de nouvelles techniques avant de pouvoir s’imposer et devenir normales. Le problème est de savoir comment et à quel rythme ça va évoluer. Les compagnies d’assurances mauriciennes jouent le jeu et soutiennent le projet. Pour pallier le problème des malades qui n’ont pas d’assurance médicale, la Fondation de la clinique prend en charge les personnes non assurées. Il aurait été inconcevable pour les bonnes sœurs que l’unité de soins palliatifs de leur clinique soit réservée seulement aux malades qui ont des moyens financiers ! Je le répète : c’est un beau projet qui rencontre les difficultés normales pour se mettre en place et trouver sa vitesse de croisière.

La réticence et la période d’observation dont vous avez parlé par rapport aux soins palliatifs ne viennent-elles pas aussi du fait que tout cela tourne autour d’un sujet qu’on n’aime pas évoquer : la mort ?
— C’est vrai, la mort reste un sujet tabou et la grande majorité des gens n’aime pas l’aborder. C’est un concept difficile à intégrer parce que personne n’a envie de mourir et, par conséquent, on n’a pas envie de penser à la mort. On dit souvent on verra plus tard, quand le moment sera venu. Nous sommes dans une société où la mort est devenue un sujet tabou, alors qu’avant ce sujet faisait partie du quotidien. Souvenez-vous de cette fameuse fable de Jean de la Fontaine qui dit qu’un « laboureur sentant sa mort prochaine fit venir ses enfants » pour en parler. On devrait pouvoir discuter avec ses proches de sa mort en disant comment on voudrait que cela se passe. Et s’assurer après que les volontés du défunt concernant sa mort soient respectées. Nous sommes tous condamnés à mourir, soit de mort naturelle soit par une ou plusieurs maladies. Il arrivera un moment où la médecine ne pourra plus rien faire pour le malade et là, il faut changer de logiciel, de paradigme et d’attitude, et ne pas faire comme si cela n’existait pas. Au niveau philosophique, il y a dans la démarche de dire que la médecine peut tout guérir une manière de refuser notre statut de mortel. Freud disait que dans notre inconscient, nous nous croyons immortels, croyance qui est renforcée avec les fulgurants progrès de la médecine, croyance que peut-être certains médecins alimentent.

Si en général personne ne veut mourir, d’autres par contre sont de plus en plus nombreuses à réclamer le droit de choisir la manière et le jour de leur mort. On ne peut pas parler de soins palliatifs sans évoquer ce sujet qui fait débat en France : l’euthanasie…
— Ce sujet fait débat parce que la société civile française a très mal vécu le fait que des personnes prises en charge dans des services médicaux ont fait l’objet d’acharnement thérapeutique. Face à cela, il y a, en France, une tendance de plus en plus grandissante à vouloir accélérer la fin de vie avec l’euthanasie. Des projets de loi allant en ce sens ont été à chaque fois rejetés, mais il est possible que cela passe pendant le deuxième mandat du président Macron. Parce que l’opinion est en train de changer et qu’ici, comme ailleurs, les politiciens ne veulent pas contrer l’opinion publique.

Où se situent ceux qui, comme vous, prônent l’utilisation des soins palliatifs dans ce débat ?
— Grâce aux mouvements de soins palliatifs, la société civile française commence à adhérer à cette médecine et certaines personnes malades veulent même aller plus loin en disant : c’est ma vie, j’ai le droit de décider de ma mort. Mais même si vous ne me posez pas la question, je souligne tout de suite : les soins palliatifs, ce n’est ni acharnement thérapeutique ni l’euthanasie. Nous, on accompagne les personnes, on ne prolonge pas leur vie, tout comme on ne la raccourcit pas, même si elles le demandent. On s’intéresse à leur confort pour le temps qu’il lui reste à vivre. Mais avec l’euthanasie, les médecins qui ont beaucoup de pouvoirs disposeraient d’un autre : le droit de vie et de mort sur son patient. Robert Badinter a été à l’origine de l’abolition de la peine de mort, soutenu par une majorité de Français. Accepter l’euthanasie serait en quelque sorte rétablir la peine de mort, pas pour les criminels, mais pour les personnes les plus malades et les plus vulnérables de la société. Si la société française accepte de voter cette loi sur l’euthanasie, ce qui a été le cas en Belgique, c’est quelque part réintroduire la possibilité qu’un homme donne la mort à un autre homme, malade. C’est à mon avis une limite qu’il ne faut pas dépasser.

Un autre terme revient souvent dans ce débat : l’acharnement thérapeutique. Quelle est sa définition ?
— C’est continuer le traitement médical d’un malade qu’on ne peut pas guérir, juste pour prolonger la vie dans des conditions qui sont, allons dire, compliquées. En fait, on peut dire que cela consiste à ajouter des jours à des jours. Nous, ce que ce que nous voulons, c’est offrir le maximum de sérénité et de bien-être à des malades condamnés.

Même en administrant des médicaments/drogues pour donner ce sentiment de bien-être ?
— La réponse est oui, si la personne souffre énormément. Parce que l’intention première est de soulager plutôt que de laisser souffrir. Si un mourant, atteint d’une maladie grave, souffre énormément, je le mets dans un sommeil pour qu’il ne souffre pas et que si c’est le cas, il puisse partir en paix. Faire dormir, ce n’est pas faire mourir. On n’a jamais accusé le sommeil d’avoir fait mourir des gens ! Mais il faut aussi préciser que tout cela n’est pas fait à la va-vite, automatiquement, mais nécessite une réflexion basée sur une formation sur le sujet. Au cours du quart de siècle que j’ai passé aux soins palliatifs, j’ai accompagné des dizaines et des dizaines de malades qui ne voulaient qu’une chose : vivre ce qui leur restait de temps dans de bonnes conditions. C’est un souhait qui peut être exaucé. Je suis venu plaider la cause des soins palliatifs et faire de sorte que les Mauriciens qui sont dans une situation de santé où ils ne peuvent pas être guéris puissent avoir accès à des soins au bon moment et au bon endroit pour rendre plus facile leurs derniers moments. En les respectant.

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