Éric Ng :« Il faut revoir les orientations économiques du pays »

Notre invité de la semaine est l’économiste et directeur de l’entreprise Pluriconseil, Éric Ng. Dans cette interview réalisée vendredi, il partage son analyse de la situation économique du pays après la crise sanitaire et ses retombées économiques, critique certaines décisions et prodigue ses conseils.

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l Selon toutes probabilités, le nom de Maurice sera enlevé de la liste noire de l’Union européenne le mois prochain. Est-ce que nous retournons au monde d’avant tout de suite, ou est-ce qu’il faudra du temps pour faire oublier le passage de Maurice sur cette liste ?

Il faudra du temps parce que l’image de marque de Maurice, centre financier international, a beaucoup souffert de son inscription sur cette liste pendant deux ans. Il faut maintenant refaire cette image, faire du marketing pour cela et cela va prendre du temps. Il faut refaire notre image et notre crédibilité, et montrer, de manière concrète, que nous continuons à combattre le blanchiment d’argent et le terrorisme. Il faut surtout un nouvel état d’esprit par rapport à ce combat.

Ce n’est pas l’impression que donnent les déclarations ministérielles qui parlent de victoire et qui disent que cet « épisode » est derrière nous…

Je ne pense pas qu’il y ait lieu de célébrer cette sortie de Maurice de la liste noire de l’UE. Nous devons rester modestes vis-à-vis des instances internationales et leur prouver que nous sommes sérieux dans ce combat et continuer à le prouver dans la pratique. Il faut aussi rappeler que nous pratiquons la bonne gouvernance politique et économique, et que nous offrons aussi d’autres choses que des avantages fiscaux : la stabilité politique et un État de droit par rapport à d’autres pays. Ce n’est pas rien.

Bonne gouvernance, dites-vous ! Est-ce qu’on peut mettre sur le compte de la bonne gouvernance le fait que la Mauritius Investment Corporation prendde l’argent de la BoM et le donne au nouveau holding de l’aéroport pour payer les dettes d’Air Mauritius ?

La MIC a été créée pour agir comme un fonds de sauvetage pour les grands groupes qui en cas de difficultés économiques ou carrément de faillite peuvent avoir un impact négatif sur l’économie nationale. Or, la MIC est devenue une banque de développement bis qui finance les travaux d’infrastructure…

Et même les achats de bateaux de pêche…

Ce qui montre que la MIC commence à dévier de l’intention de départ. Et maintenant, le gouvernement passe par la MIC pour diminuer son endettement auprès de la NPF, ce qui fait de cette institution un autre fonds gouvernemental. Utiliser l’argent de la BoM pour financer les dépenses publiques à travers la MIC n’est pas de la bonne gouvernance. D’ailleurs, le Fonds monétaire international (FMI) a déjà tiré la sonnette d’alarme en soulignant que la BoM doit se garder de financer le déficit budgétaire et les dépenses publiques.

Quand et comment est-ce que la BoM va récupérer les milliards qu’elle a prêtés directement au gouvernement ou à travers la MIC ?

Tant que la MIC investissait dans les groupes privés, elle pouvait récupérer cet argent après une période donnée. Mais quand elle investit dans les infrastructures et renfloue la caisse d’Air Mauritius, ce ne plus la même chose… Le problème c’est que la MIC fonctionne comme une filiale de la BoM et ses prêts/dons et ses pertes se retrouvent sur le bilan de la BoM, qui aura des difficultés à faire ses futures opérations monétaires. Je pense que la direction de la Banque centrale n’a pas réalisé qu’en donnant Rs 66 milliards au gouvernement et Rs 80 milliards à la MIC, cela allait se répercuter sur son bilan. Je pense que la Banque de Maurice ne fait que suivre les directives du gouvernement et qu’elle a perdu son indépendance.

Est-ce ainsi que Maurice va montrer aux instances internationales qu’elle pratique la bonne gouvernance économique ? Quelles sont les perspectives économiques de Maurice avec une roupie dépréciée et une forte augmentation de tous les produits que nous importons et du prix du fret ?

Avec la dépréciation de la roupie, la BoM obtient des gains de change sur ses réserves en devises étrangères qui sont transférées aux fonds du gouvernement. Résultat : le capital de la BoM est seulement de Rs 13 milliards, soit trois milliards de plus du minimum autorisé et le renflouement du capital ne peut se faire qu’à travers la dépréciation de la roupie. Cette dépréciation ne fait qu’ajouter aux augmentations que vous avez citées et à l’inflation, ce qui est inquiétant. À mon avis, socialement, l’inflation est plus dangereuse que le coronavirus et il faut donc défendre la roupie, ce qui place la BoM face à un dilemme.

Comment expliquez-vous que malgré les faits que vous venez de souligner, les dirigeants du pays disent que nous sommes en train de sortir de la crise, que l’inflation est contenue et que la croissance va augmenter ?

Ces déclarations peuvent être faites aussi longtemps que le Mauricien ne réagit pas, ne semble pas se rendre compte de la situation économique. Tant qu’il n’y a pas de réaction, on continue à gérer au petit bonheur, à repousser les problèmes plus loin, mais tôt ou tard, la réalité économique finira par nous rattraper et ça va faire mal. Il faut parler le langage de la vérité économique : dire que nous ne pouvons pas continuer avec la politique de l’argent facile, donner de l’argent à gauche et à droite comme cela se fait sans finir par provoquer un choc inflationniste. Subventionner les salaires était une exception dictée par la crise et le confinement, mais l’exception ne peut pas devenir la règle, d’autant que l’endettement public est pratiquement au même niveau que le Produit intérieur brut (PIB). On dirait que les dirigeants se rendent compte de l’ampleur du problème puisqu’ils viennent de prendre l’engagement auprès de la délégation de la Banque mondiale qui séjourne à Maurice de ramener le taux de la dette publique à 80% du PIB d’ici à 2025. Il faut faire des choix entre investir dans le développement économique et continuer à subventionner l’État providence à travers la santé, l’éducation, le transport gratuit pour les étudiants et les personnes du troisième âge et la pension de vieillesse. Je vous rappelle que les dépenses sociales représentent plus de 50% de toutes les dépenses publiques. Le problème n’est pas l’État providence, mais l’universalité de l’État providence qui fait que tous les Mauriciens, même ceux qui ont des moyens conséquents, en profitent, alors qu’il devient urgent de le réformer, de prendre des mesures courageuses pour faire du ciblage.

Vous pensez qu’à deux ans des prochaines élections le gouvernement va se lancer dans le ciblage des dépenses publiques, alors qu’il a remporté les précédentes élections en augmentant la pension de vieillesse universelle et en promettant encore de l’augmenter d’ici à 2024 ?!

Pour des raisons électoralistes évidentes, la reforme de la pension sera sans doute repoussée pour après 2024. Mais en attendant, il y aura plus de retraités parce que la population vieillit, ce qui représente une véritable bombe à retardement économique pour le pays. Pour régler cette question, il faut adopter une approche économique du problème, pas une approche politique. Il faut que gouvernement et opposition dialoguent, et arrivent à un consensus sur toutes les questions d’importance nationale, comme celle de la pension de vieillesse.

Si le gouvernement affirme qu’il a su régler la crise économique, d’autres pensent que 2022 sera, sur le plan économique, pire que 2021…

Je ne comprends pas le pessimisme de ceux qui disent que cette année sera pire que la précédente. Nous aurons définitivement plus de touristes parce que les frontières seront ouvertes toute l’année, nous ne sommes plus sur la liste noire et pouvons espérer revenir, en 2023, à la situation économique prépandémie avec une bonne croissance. L’année dernière, pratiquement tous les secteurs, sauf le tourisme, étaient en croissance et cela va continuer. Le problème reste l’inflation, l’endettement et l’emploi. Grâce à une loi qui sera en vigueur jusqu’au mois de juin, on ne peut pas renvoyer dans le secteur privé. On aurait dû avoir laissé les entreprises se restructurer pendant la crise pour qu’elles puissent vraiment rebondir après. Ce n’est pas le cas avec cette loi.

Vous êtes en train de dire que le fait de ne pas pouvoir licencier « librement » est un frein au développement de l’entreprise ?

Il faut que l’entreprise puisse revoir tout son fonctionnement en termes de productivité, voir qui est productif ou non et apporter des mesures correctives nécessaires pour pouvoir rebondir après la crise. Le gouvernement aurait dû avoir profité de la crise pour faire de la pédagogie, pour expliquer que certains licenciements allaient s’imposer, tout en prévoyant des programmes de formation pour permettre aux licenciés de trouver un nouvel emploi. Savez-vous, par exemple, que les hôtels n’arrivent à recruter, beaucoup de leurs anciens employés ayant préféré se lancer dans d’autres secteurs ? Le licenciement marche de pair avec le recrutement pour encourager la mobilité entre les secteurs, comme va le faire la pension portable (la Pension Retirement Gratuity). Il faut de la mobilité pour permettre aux gens de passer d’un secteur économique à un autre.

Les entreprises ont-elles profité de la crise pour se structurer ou est-ce que qu’elles se sont contentées de prendre l’argent de la MIC en continuant à faire du business comme avant ? Parfois même en utilisant l’argent de l’État destiné à subventionner les salaires pour payer des dividendes à leurs actionnaires ?

Il y a eu un peu des deux situations que vous décrivez. Je trouve ahurissant qu’on puisse distribuer des dividendes en pleine période de pandémie. Et surtout par des groupes dont des filiales ont bénéficié de l’aide de la MIC ! Cela précisé, je pense que des efforts ont été faits pour réduire les couts, revoir certains fonctionnements, mais le problème c’est que des grands groupes ont profité de l’aide publique pour ne pas ouvrir leur actionnariat. Indirectement, le gouvernement a renforcé et protégé la concentration économique du patrimoine des grands groupes économiques. Alors que la crise aurait dû avoir été une occasion d’ouvrir l’actionnariat des grands groupes.

Quelle est la principale leçon que nous devrions tirer de la crise sanitaire au niveau économique ?

Aller vers la diversification de l’économie, ne pas rester focalisés sur seulement quelques secteurs. La pandémie nous a fait découvrir à quel point nous sommes dépendants du tourisme et de l’immobilier pour nos devises et l’importation de tout ce que nous consommons. Il faut encourager la production agricole locale durable en utilisant les moyens technologiques au lieu de se consacrer sur des gains faciles et rapides comme l’immobilier. Il faut rappeler qu’on ne vend qu’une fois une villa, alors qu’on peut exploiter des champs agricoles pendant des années. Il faut aussi dire que le gouvernement a facilité cette tendance par beaucoup d’incitations fiscales. Il est temps de revoir les orientations économiques du pays à tous les niveaux.

Comment expliquez-vous ce grand silence public du secteur privé sur les grandes questions publiques au cours de ces deux dernières années ?

Il faut quand même savoir que les principaux acteurs du secteur privé disent des choses en privé, entre eux, mais au niveau public, ils ont les mains liées. Ils bénéficient beaucoup de la générosité du gouvernement à travers plusieurs programmes, dont la MIC. Pour la plupart d’entre eux, tant que leur business roule et ça arrange tout le monde.

Vous avez dit avoir été choqué que, dimanche dernier dans Wek-End, la syndicaliste Jane Ragoo de la CTSP ait traité les patrons de « méchants ». Vous auriez préféré qu’elle les traite de « dinosaures », comme c’était le cas lors des années 1970 ?
Méchant est un terme fort et je ne crois pas que les patrons sont intentionnellement méchants envers les travailleurs. Un patron qui investit et crée une entreprise a besoin de travailleurs pour la faire prospérer et il n’a donc, a priori, aucune raison d’être méchant vis-à-vis d’eux. Cela dit, si un patron ne respecte pas la loi du travail et essaye de la contourner, ça, c’est autre chose. Mais je crois qu’il vaut mieux éviter de généraliser et laisser entendre que le patronat est l’incarnation du mal. Il vaut mieux encourager un dialogue entre le patronat et les syndicalistes pour la bonne marche de l’entreprise.

De votre point de vue, le télétravail, qui fait désormais partie du quotidien, est-il une bonne chose pour l’entreprise et les employés ?

Le télétravail a été utile pendant la période du confinement national et ne peut pas, selon moi, continuer éternellement. Une fois la crise sanitaire passée, il faudra revenir au présentiel. On ne peut pas former un jeune sur le tas à travers le télétravail. Quand le travailleur est invisible pour son chef hiérarchique, il a moins de chances d’être promu, car son travail ne peut être évalué directement. Et puis il y a le manque de contacts humains, car l’entreprise est certes un lieu de travail, mais aussi un lieu où on rencontre des gens, on partage, on échange, on apprend et le télétravail ne le permet pas. Il y a aussi, pour le travailleur qui est at home, la difficulté de faire la distanciation entre travail et vie familiale. Pour toutes ces raisons, je pense que le télétravail est nécessaire uniquement pour des périodes précises, en situation exceptionnelle.

Une question un peu plus personnelle maintenant. Depuis juillet dernier, votre entreprise est employée par l’Economic Development Board. Est-ce que le fait de travailler pour une structure pratiquement étatique oblige l’économiste que vous êtes à mettre de l’eau dans son vin quand il doit s’exprimer sur la politique économique du pays ?
Est-ce que mes réponses à vos questions précédentes ont donné cette impression ? Je fais un travail de consultant auprès de l’EDB, invité à donner son avis sur des questions précises. Je garde mon indépendance, je continue à écrire et faire des commentaires et des critiques des politiques. Je prends ce travail comme une contribution à l’avancement économique du pays pour faire améliorer les choses. C’est une opportunité de faire valoir mon point de vue et d’essayer d’avoir une certaine influence sur les décisions économiques. Même si on ne m’écoute pas, j’aurais au moins fait ma part des choses en toute liberté.

Vous pourriez demain écrire une critique sur les savates dodo sans aucun problème ?

J’écris sur l’économie, pas sur la politique et les politiciens.

Votre entreprise doit coordonner les commissions économiques créées dans le cadre du dialogue public-privé. Ce dialogue public-privé existe-t-il maintenant ?

Je pose la question, car pendant la crise, des patrons se sont plaints, toujours en privé, de ne pas pouvoir dialoguer avec les autorités, alors que le PM se plaignait publiquement des lobbies qui voulaient le faire ouvrir les frontières…

Le dialogue existe et il est pratiquement quotidien entre les cadres et techniciens de l’EDB et ceux du ministère des Finances. Le comité que vous avez cité a été créé pour structurer le dialogue existant avec une réunion présidée par le ministre des Finances tous les trois mois. Ce qui est important, parce que le dialogue crée la confiance et élimine la méfiance. Mais il ne suffit pas de dialoguer – ce qui est un premier pas, une première condition nécessaire, mais pas suffisant pour faire avancer les choses. Il faut aussi et surtout prendre des décisions découlant de ce dialogue pour faire avancer les choses. Parce qu’il faut le reconnaître, il y a parfois une bureaucratie publique qui ne suit pas.

Sur ce sujet, irez-vous jusqu’à dire, comme l’affirment beaucoup, que c’est la caste des hauts fonctionnaires qui dirige le pays, pas les ministres …

Je ne l’ai pas vu de près, mais je peux concevoir que les ministres sont quand même assez dépendants des hauts fonctionnaires. Les ministres sont là pour donner des directives en termes de politiques et doivent passer par les hauts fonctionnaires pour les faire mettre en pratique. On vient de le voir au niveau du ministère de la Santé…

On a surtout entendu le ministre et les hauts fonctionnaires dire qu’ils ne sont pas responsables de ce qui passe au ministère !

De toutes les manières, il faut que le ministre et les hauts fonctionnaires travaillent en symbiose. Il faut de la transparence et de la clarté pour qu’on sache qui est responsable de quoi, et éviter que chacun se renvoie la balle. Il est possible que ce genre de situation survienne parce que les rules and regulations ne sont pas assez claires. Dans ce cas, il faut les modifier, les moderniser afin que chacun assume ses responsabilités, comme le veut la pratique de la bonne gouvernance.

La toute dernière question est un clin d’œil à l’univers de Jean de la Fontaine. Avez-vous le sentiment que pendant la pandémie et le confinement le Mauricien a été plus cigale, aimant s’amuser et dépenser, que fourmi, préférant le travail et l’épargne, ou l’inverse ?

Je crois qu’en gros, le Mauricien n’a pas vraiment changé. Il reste cigale, mais avec la crise sanitaire, il n’a pas eu l’occasion de trop dépenser et est resté confiné chez lui. Ce qui ne l’a pas empêché de consommer plus puisque les secteurs de l’alimentation et des boissons ont enregistré de substantielles augmentations. Il y a eu un petit mouvement pour se comporter comme une fourmi qui économise, puisqu’il y a eu une légère augmentation de l’épargne au niveau national qui est passée de 8 à 11%. Dans ce cas, le Mauricien a été plus fourmi, forcé par les événements que de sa propre volonté. En résumé, je dirais que, malgré la crise, le Mauricien est toujours plus cigale que fourmi.

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