Eric Ng Pin Chuen, économiste : « Le Mauricien a perdu le goût du travail »

« L’allocation de Rs 1,000 et l’augmentation de la pension de vieillesse seront puisées du CSG Fund, un fonds qui est supposé servir à payer les pensions à partir de l’année prochaine »

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« J’espère que la gravité de la crise économique en cours et les augmentations de prix réveilleront les Mauriciens et leur faire prendre conscience que la vraie guerre économique se situe dans la production »

« De manière générale, le Mauricien continue à consommer et il est aidé dans cette « tâche » par le gouvernement avec les allocations et autres subventions. »

Notre invité de ce dimanche est l’économiste Eric Ng Ping Chuen. Dans l’interview, réalisée vendredi matin, il commente certaines mesures budgétaires et partage son analyse de la situation économique du pays.

O Le budget national a été voté il y a quelques jours et vous avez eu le temps de l’étudier et de le digérer. Est-ce que ce budget correspond à la situation économique du pays ?
— Avant le budget, tout le monde se plaignait des augmentations de prix, de la baisse du pouvoir d’achat avec la hausse des prix des carburants en pleine guerre russo-ukrainienne. Dans la mesure de ses moyens, le gouvernement a pris des mesures dans le budget pour essayer d’atténuer les effets de la crise. Les Rs 1000 en sont la preuve, encore qu’on puisse discuter de l’efficacité de cette décision dans la mesure où les prix continuent à augmenter…
O …on entend très souvent des Mauriciens dire qu’avec les augmentations de prix, avant d’obtenir les Rs 1000, ils ont déjà dépensé le double.
— C’est vrai que dans le budget des ménages, la partie de l’alimentation représente plus de 60% et qu’en général, les prix ont au moins doublé. Pour être plus efficace, il faudrait penser à un cheque ou un bon alimentaire pour les plus vulnérables des Mauriciens dans le cadre d’un ciblage.
O Vous venez de prononcer un mot tabou dans le vocabulaire politico économique des Mauriciens : ciblage !
— Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Même ceux qui étaient opposés au ciblage sont en train de revoir leur position. Ils se rendent compte que nous ne pouvons pas subventionner tous les Mauriciens, quel que soit leur niveau de salaires et revenus, et devons privilégier ceux à faibles revenus.
O Pour donner les Rs 1,000, le gouvernement a aboli les subsides, ce qui a fait flamber les prix…
— Le maintien des subsides aurait coûté Rs 4 milliards, tout comme les Rs 1,000 d’allocation. Il fallait faire un choix entre les deux mesures et je préfère qu’on ait privilégié ceux qui touchent moins de Rs 50,000 mensuellement – encore qu’il aurait fallu, selon moi, limiter l’allocation à Rs 25,000 – plutôt que de maintenir les subsides qui auraient bénéficié à tous, même aux riches. Il faut souligner que le gouvernement n’a pas aboli TOUS les subsides, mais seulement les spéciaux, qui avaient été décidés il y a un an. Cette mesure n’était pas supportable à moyen et à long termes parce que le prix des produits subventionnés est importé, donc, dépendant du marché international.
O Est-ce que la banque de Maurice a commencé à récupérer les milliards donnés au gouvernement qui a subventionné les entreprises à travers le MIC ?
— Merci de poser cette question qui me permet de clarifier un point important : le gouvernement n’a pas subventionné les entreprises à travers la MIC, mais leur a prêté de l’argent qu’elles doivent rembourser avec des intérêts. Le rendement des cette opération du MIC ne sera effectif que dans quelques années.
O En dehors de l’allocation de Rs 1,000, le budget comporte aussi des augmentations des pensions et des prestations sociales, et aucune nouvelle taxe. Puisqu’on nous répète depuis des mois que les caisses de l’État ne sont pas pleines, où est-ce que le gouvernement puisera pour payer ces augmentations ?
— L’allocation de Rs 1,000 et l’augmentation de la pension de vieillesse seront puisés du CSG Fund, un fonds qui est supposé servir à payer les pensions à partir de l’année prochaine. Une année avant, le gouvernement est en train d’utiliser ce fonds pour payer l’allocation de Rs 1,000, qui n’a strictement rien à faire avec la pension. Il n’y a pas de nouvelle taxe, comme vous l »avez dit – n’oubliez pas que sommes à deux ans des élections –, mais le gouvernement espère beaucoup de revenus fiscaux pour atteindre un taux de croissance économique de près de 8%. Pour l’année fiscale 2022/23, il espère que Maurice accueillera 1,4 millions de touristes, ce qui semble inatteignable avec la situation actuelle. Il s’est basée sur une prévision optimiste avec un taux de croissance élevé qui devrait générer des taxes qui, l’une dans l’autre, devaient lui rapporter Rs 20 milliards. Il a également fait une autre hypothèse en envisageant la vente des actifs de l’État
O Est-ce qu’il reste encore des actifs de l’État à vendre ?
— Il y a quand même Mauritius Telecom, la SICOM, la Maubank et la NIC et, selon certaines sources, ces deux dernières entités seraient à vendre. Mais le problème est qu’objectivement, ces deux entités ne peuvent pas rapporter des milliards, d’autant plus que Maubank a des créances douteuses. Valeur du jour, je ne vois pas où le ministre des Finances tirera l’argent dont il a besoin pour financer le budget. Je souligne que ses prévisions sont basées sur des hypothèses. Sans parler de l’endettement intérieur et extérieur qui a tendance à augmenter depuis quelque temps pour représenter plus de 20% du PIB. En sus de nos propres problèmes, nous sommes tributaires de ce qui se passe ailleurs dans le monde. C’est le secteur privé qui crée la richesse sur laquelle le gouvernement perçoit des taxes qui lui permettent de financer les dépenses de l’État. Le gouvernement doit agir comme un facilitateur et créer la confiance pour attirer les investisseurs pour faire marcher l’économie. Mais il doit régler les problèmes structurels, dont un des principaux est l’exode des cerveaux et le manque de personnel qualifié désirant travailler. Tous les secteurs – les services, le tourisme, l’hôtellerie, l’offshore, la manufacture – disent qu’il y a du business, que l’on peut faire du chiffre d’affaires, mais qu’il ya un manque aigu de main d’œuvre. Il faut libéraliser la loi du travail et augmenter la main-d’œuvre étrangère…
O Vous reprenez la complainte du patronat : il faut faciliter le licenciement…
— Ce n’est pas une complainte mais une réalité économique. Nous sommes encore trop protecteurs par rapport aux lois du travail, alors qu’il faut donner des facilités aux entreprises pour se restructurer pour mieux fonctionner.
O Qu’est-ce qui provoque cette situation curieuse ou, alors que nous sommes en pleine crise économique, les Mauriciens refusent de travailler au point où il faut importer de la main-d’œuvre étrangère dans tous les secteurs. Même pour la cuisson et la vente des gâteaux piments ?
— C’est un problème culturel entretenu par les politiques qui affecte dangereusement l’économie. Aujourd’hui, l’ambition professionnelle du Mauricien est de décrocher un emploi dans la fonction publique où il travaillera de 9h à 4h (16h) ! Le problème est que les politiciens encouragent cette ambition et promettent de faire obtenir des jobs dans le gouvernement ou les corps para étatiques. Il faut que les politiciens arrêtent de promettre de faire obtenir ce genre d’emploi ! C’est un des principaux problèmes de ce pays. On a appris aux Mauriciens à faire un travail nécessitant le moins d’effort possible, de 9h à 4h (16h), avec le week end off, les sick et local leaves et les permissions pour les fêtes religieuses. Pourquoi voulez vous qu’il accepte un emploi avec des heures irrégulières et sans ces avantages ? Tant que cette tendance ne sera pas inversée, nous devrons avoir recours à la main d’œuvre étrangère. Le manque de main d’œuvre est systémique et affecte tous les secteurs de l’économie. C’est un des problèmes qu’il faut solutionner pour permettre à l’économie de rebondir. Il ne faut pas seulement encourager le Mauricien à travailler ailleurs que dans le gouvernement, mais surtout lui redonner le goût du travail. Il me semble que, par rapport aux années 1980, le Mauricien a perdu le gout du travail.
O Un commentaire sur un autre sujet d’actualité économico-politique : l’abolition de la taxe municipale ?
— Cette mesure a, sans doute, été prise avant les élections municipales, mais avec l’évolution de la situation politique, est-ce qu’elles seront organisées ? Les grants accordés aux municipalités ont été augmentés pour les besoins de l’abolition de la taxe urbaine. Mais il ne faut pas être dupe : le citadin ne paiera plus la taxe urbaine, mais indirectement il continuera à le faire puisque c’est l’argent de ses taxes indirectes qui servira à payer les augmentations des grants aux municipalités !
O Comme toujours, le gouvernement essaye de relancer l’économie à travers la consommation. Est-ce possible dans le contexte économique actuel ?
— Nous ne pouvons pas subventionner éternellement la consommation puisque nous importons pratiquement tout ce que nous consommons. Il faudrait investir dans la production locale qui est le seul moyen de juguler ou de diminuer l’inflation. Il y a quelques mesures sur la sécurité alimentaire dans le budget, mais elles prennent du temps pour être mises en place. Surtout quand dans la production alimentaire, il s’agit de terres à répertorier et à identifier. Il faut convaincre les grands propriétaires terriens d’investir dans la production en leur demandant de prévoir que 20% de leurs projets immobiliers soient réservés à la production alimentaire contre des contreparties fiscales.
O Est-ce qu’il existe à Maurice une conscience de l’obligation d’augmenter la production alimentaire ?
— Je crois qu’il y a eu une prise de conscience dans ce sens pendant le confinement. Mais après, comme c’est malheureusement la tendance à Maurice, on a considéré que la situation était retournée à la normale et on est passé à autre chose. J’espère que la gravité de la crise économique en cours et les augmentations de prix réveilleront les Mauriciens et leur faire prendre conscience que la vraie guerre économique se situe dans la production. Il faut impérativement faire de gros efforts au niveau de la production locale, de la production énergétique, de la sécurité alimentaire et des nouvelles technologies, en consolidant les autres secteurs. Nous devons, en même temps, diversifier et consolider. Mais ce sont les grands propriétaires fonciers qu’il faut convaincre de penser à l’intérêt national et sortir du cadre de la recherche maximum sur l’investissement.
O Je vous repose une question déjà posée : comment expliquer le peu de présence du secteur privé dans le débat économique ?
— La tendance dans le secteur privé est de créer un département de communication ou de passer par des agences de communication. Les entreprises agissent ainsi pour « être bien » avec le gouvernement, les puissants du jour, pour éviter de dire une phrase ou un mot qui pourrait frustrer un ministre et bloquer l’obtention d’un permis ou d’un contrat. Je trouve que c’est dommage car c’est dans l’intérêt du développement économique que les principaux acteurs puissent communiquer directement et permettre aux uns et aux autres d’avoir un bon feed-back. Cela ayant été dit, je voudrais ajouter que dans les réunions privées, les uns et les autres parlent un peu plus ouvertement.
O Est-ce que la parité dollar/euro est une menace supplémentaire pour l’économie mauricienne ?
— En tout cas, cette situation est défavorable pour l’économie mauricienne parce que nous exportons beaucoup en euro et la plupart de nos importations sont payées en dollars. Le problème est la politique de la Banque de Maurice par rapport au dollar. Elle a laissé le dollar dépasser les Rs 45 pour obtenir des gains de change, afin de pouvoir augmenter son niveau de capitalisation avant la fin de l’année financière pour respecter les consignes du FMI.
O Ce jeu d’écriture a surtout réglé un problème de la Banque de Maurice, pas celui de l’économie mauricienne !
— C’est exactement ça. Et en plus, avec cette mesure, la Banque de Maurice a envoyé un signal confus au marché, d’autant plus qu’en mai, elle avait mis $200 millions de dollars sur le marché pour soutenir la roupie, avant de faire le contraire, quelques semaines plus tard. Ces signaux incohérents ont suscité des inquiétudes dans les milieux bancaires et financiers qui pensent, avec raison, qu’au lieu d’atténuer le problème de la parité dollar/ euro par rapport à la roupie, la Banque de Maurice l’a augmenté.
O En parlant de banque, quelle est votre réaction par rapport aux pertes de Rs 12 milliards d’une des principales institutions bancaires du pays ?
— C’est une affaire impensable d’autant plus qu’on n’arrive pas à retrouver le coupable, ou le bénéficiaire. Un Mauricien qui veut emprunter quelques dizaines de milliers de roupies doit fournir des tonnes et des tonnes de documents, alors que pour un investisseur étranger, il semble qu’un simple mail soit suffisant pour obtenir des milliards en emprunt ! Toutes les règles d’éthique et de bonne gouvernance ont été violées dans cette affaire qui montre qu’il faut être doublement prudent quand on traite avec les investisseurs étrangers. Ou ceux qui se présentent comme tels.
O En dépit de la situation économique, le ministre des Finances annonce une croissance de plus de 7,9% pour l’année financière. C’est réalisable ?
— Je vous l’ai déjà dit : le ministre procède par hypothèse. Deux tiers de ce taux de croissance repose sur l’arrivée de 1.4 million de touristes jusqu’à la fin de juin 2023. Si on n’a que 800,000 – ce qui semble plus probable –, on va tomber à 6% de croissance. Le problème est : comment faire venir plus de touristes avec moins de vols directs depuis l’Europe, notre principal réservoir touristique ?
O Faudrait-il, comme le réclament certains, ouvrir totalement l’espace aérien mauricien ?
— Il faut surtout revenir à la situation d’avant le covid et la chute d’Air Mauritius : des vols directs à partir des capitales européennes. Sans oublier de poser la question suivante : avec le manque de main d’œuvre dans l’hôtellerie, avons-nous les moyens d’accueillir plus d’un million de touristes ? En additionnant ces faits, je ne pense pas que l’on puisse atteindre les objectifs économiques du ministre.
O Au niveau général et en fonction de ce que la Russie est en train de faire en Ukraine – avec des conséquences économiques mondiales –, sans que le monde puisse l’en empêcher, on peut se poser la question de l’utilité des organisations internationales ?
— Nous sommes malheureusement dans une situation de guerre, alors que les institutions internationales ont été créées pour fonctionner en temps de paix. On ne peut que constater l’impuissance totale des Nations Unies et des autres organisations internationales, qui n’arrivent pas à faire entendre leur voix. La Russie est en train d’affamer le monde, plus particulièrement des pays d’Afrique, pour atteindre ses objectifs guerriers et maintenir ses positions. Il faut espérer que les sanctions économiques prises contre la Russie donnent des résultats et l’obligent à mettre fin à la guerre. Cette guerre démontre à quel point le monde est fragile, dépendant de ses sources d’approvisionnement et de la fluctuation des devises. Nous sommes interdépendants et nous le sentons particulièrement à Maurice, île loin des grands centres et sans ressources naturelles.
O Est-ce qu’avec les épisodes de la crise économique qui se succèdent les uns après les autres, les Mauriciens sont devenus plus cigales que fourmis, pour citer la fameuse fable de La Fontaine ?
— Pour être cigale, c’est-à-dire économiser, il faut avoir de l’argent disponible, ce qui n’est pas évident avec la hausse des prix. Mais de manière générale, le Mauricien continue à consommer et il est aidé dans cette « tâche » par le gouvernement avec les allocations et autres subventions. Il faut mettre fin à la politique qui consiste à vouloir relancer l’économie en encourageant la consommation. J’espère qu’un des effets de la crise sera d’encourager le Mauricien à devenir plus fourmi que cigale.
O Quelles sont, selon vous, les perspectives économiques de Maurice ?
— Le budget a mis l’accent sur l’augmentation de la sécurité alimentaire et énergétique, mais ce sont des projets à long terme. Tout comme les projets manufacturiers, de nouvelles technologies et pharmaceutiques. Je pense que nous allons vers un taux de croissance de 5 à 6%, pour l’année financière, mais après, il y aura de gros problèmes à régler comme le financement de la pension de vieillesse. Pour payer l’allocation spéciale et les augmentations de prestations sociales et réaliser sa promesse de faire passer la pension de vieillesse à Rs 13,500, le gouvernement aura augmenté le taux de contribution à la CSG. Pour moi, c’est inévitable! Mais comme nous serons à la veille des élections, je pense que le gouvernement laissera le déficit budgétaire se creuser et n’imposera aucune nouvelle taxe. Ce n’est qu’après les élections de 2024 que les nouvelles taxes seront imposées. Donc, nous sommes en sursis pour encore deux ans.
O Une autre question d’actualité économico-politique, pour terminer. Dans la mesure où la communication et la bonne gouvernance sont des outils économiques, est-ce que les retombées de l’affrontement Pravind Jugnauth/ Sherry Singh pourraient avoir des effets négatifs sur notre économie ?
— Lundi dernier, lors de la rencontre comité public/ privé, étonnamment, le sujet n’a pas été évoqué. Après, j’en ai discuté avec des personnes du secteur banquier et financier qui m’ont dit que, pour l’instant, l’affaire est perçue comme étant surtout politique et qu’aucune répercussion n’a été enregistrée. Mais c’est une affaire, reprise dans les medias, qui prendra du temps on ne peut pas mettre de côté qu’elle puisse avoir un impact négatif sur la perception de l’image de Maurice par les investisseurs étrangers.

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