Kailash Purryag, ancien président de la République :  « Le Speaker paralyse la démocratie parlementaire ! »

Notre invité de ce dimanche est Kailash Purryag, politicien travailliste de carrière et ex-président de la République. Dans l’interview qu’il nous a accordée vendredi matin à son domicile, Kailash Purryag donne son avis sur le fonctionnement du Parlement, l’affaire Sherry Singh et fait un appel à l’union des oppositions pour les prochaines élections.

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Vous êtes parlementaire depuis 1976. Vous avez été député avant d’occuper les fonctions de ministre, de vice-Premier ministre, de Speaker et de président de la République. Quel est le regard que vous portez sur le fonctionnement du Parlement aujourd’hui ?

— Je résume la situation en une phrase : le Parlement mauricien est méconnaissable et la démocratie parlementaire est paralysée.

Le Parlement est-il paralysé en raison du comportement du Speaker ou parce que les fameux standing orders lui permettent de faire ce qu’il veut ?

— Nos standing orders sont copiés sur ceux de la Chambre des Communes britannique. Ils sont accompagnés d’un manuel d’explications sur leur application. Certaines décisions sont laissées à la discrétion du Speaker, qui doit les exercer en se basant sur les précédents rulings de ses prédécesseurs, dont ceux de sir Harilall Vaghjee, qui a été Speaker de 1960 à 1979. Pour moi, le Speaker actuel utilise la discrétion que lui donnent les standing orders pour détruire la démocratie parlementaire.

Quelle est votre définition du rôle et du fonctionnement du Speaker du Parlement ?

— Tous les livres sur le sujet le disent : il doit être totalement impartial dans la présidence des débats. Un Speaker doit couper ses relations avec le parti politique qui l’a nommé parce qu’il est le gardien des droits de TOUS les députés. Il doit veiller à ce que que le gouvernement n’utilise pas sa majorité pour étouffer l’opposition. Il est là pour permettre aux représentants du peuple de faire leur travail, de porter la voix de leurs mandants, pas pour les en empêcher.

Dans le contexte mauricien actuel, on peut avoir le sentiment — surtout au cours de la dernière séance du Parlement — que le Speaker est là pour protéger le Premier ministre et son gouvernement. Qu’il est là pour les défendre…

— Le Speaker ne prend pas des instructions du gouvernement et son rôle n’est pas de le défendre, de jouer au goalkeeper, mais d’arbitrer les débats. Cette manière de faire, ce parti-pris visible, indécent, n’a jamais existé dans le passé, c’est-à-dire avant 2014, et on s’en rend bien compte quand on fait la comparaison avec ce qui se passe aujourd’hui au Parlement. J’ai été Speaker pendant sept ans et il m’est arrivé de donner des rulings contre le gouvernement. Comme mes prédécesseurs. Le Parlement est un des piliers les plus importants de la démocratie après l’exécutif et le judiciaire. La bonne gouvernance d’un pays découle du bon fonctionnement de ses piliers démocratiques. Le gouvernement doit venir rendre des comptes de sa gestion au Parlement, pas empêcher, avec l’aide su Speaker, que l’opposition questionne cette gestion de l’argent du public.

Mais quand on regarde en direct les travaux du Parlement, on a le sentiment que le Speaker ne se comporte pas comme un arbitre, mais comme le goalkeeper du gouvernement…

— C’est la perception qu’on est obligé d’avoir en suivant les débats. À chaque fois que le gouvernement est en difficulté, le Speaker se lève, bouscule l’opposition, crée un brouhaha qui lui permet d’expulser ou de suspendre.

Est-ce que d’après la loi le Speaker peut faire et dire ce dont il a envie ?

— Je vous répète qu’il est là pour abriter impartialement les débats, pas pour défendre un camp contre l’autre. Le problème, c’est qu’il semble ne pas savoir quelle est sa fonction. C’est l’homme qui fait l’institution et pas le contraire, et le meilleur exemple que je peux vous donner est le comportement du Deputy Speaker actuel. Quand il préside les débats, les séances sont beaucoup moins houleuses, il montre son indépendance et ramène à l’ordre les membres de deux côtés de la chambre. C’est comme ça qu’un Parlement doit fonctionner.

l Vous êtes en train de dire que le Speaker devrait suivre l’exemple de son Deputy pour présider les débats ?!

— Exactement ! Son Deputy lui donne l’exemple à suivre pour ramener la démocratie au Parlement.

Une action contre le Speaker en justice prend des mois pour ne pas dire des années. Donc, il n’y a aucun recours pour forcer M. Phokeer à se comporter comme un Speaker impartial ?

— Dans toutes les démocraties parlementaires, il existe une séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire. En général, la Cour suprême n’entre pas dans la gestion interne du Parlement, mais elle peut le faire quand il y a une violation de la Constitution par le Parlement. En 1993, quand le gouvernement MSM a essayé de faire perdre à Navin Ramgoolam son siège de député au Parlement, il a fait appel à la Cour suprême. Présidée par le juge Lallah avec un full bench, la Cour suprême a donné raison à Navin Ramgoolam en parlant de « colourable device » du gouvernement. Dans un autre jugement du juge Lallah, il est dit que le Speaker peut, pour des raisons de discipline, suspendre un député. Mais si la suspension est outrageous, cela équivaut à une violation de la Constitution et relève de la Cour suprême. Je sais que les hommes de loi d’Arvin Boolell, suspendu pour huit séances, vont soulever ce point dans le procès qu’ils ont intenté au Speaker. Il y a donc recours si une décision du Speaker va à l’encontre de la Constitution. Il existe un autre recours contre la partialité du Speaker : la motion de blâme contre le Speaker.

Avec la majorité gouvernementale actuelle composée de députés qui agissent comme des rubber stamp, aucune motion de blâme ne sera adoptée. C’est du gaspillage de temps et d’énergie…

— Je ne suis pas d’accord avec vous. L’objectif d’une motion est de faire appel au tribunal du peuple pour lui monter, avec des exemples précis, la manière dont fonctionne le gouvernement. Plus précisément ses erreurs de décision et de jugement. Dans une motion de blâme, ce n’est pas le vote qui est important, mais la possibilité pour l’opposition de dénoncer les pratiques du gouvernement. C’est de montrer à la population comment travaillent ceux qu’elle a envoyés au pouvoir, pour prendre tout cela en ligne de compte aux prochaines élections. Il ne faut pas sous-estimer la force du tribunal du peuple. C’est parce les Mauriciens ont montré qu’ils n’étaient pas satisfaits des réactions du Premier ministre aux allégations de l’ex CEO de Mauritius Telecom que Pravind Jugnauth a été obligé, mercredi dernier, d’admettre qu’il avait eu une conversation téléphonique avec Sherry Singh.

Puisque vous évoquez le sujet, que pensez-vous des allégations de l’ex-CEO de Mauritius Telecom ?

— Les allégations de Sherry Singh sont extrêmement graves pour le gouvernement et le pays. Revoyons la séquence. Vendredi dernier, l’ex-CEO de MT dit que le PM l’avait appelé, par téléphone, pour lui demander d’autoriser l’installation d’appareils pour espionner les communications des Mauriciens. Samedi dernier, face à la presse, le PM a l’occasion de démentir catégoriquement les allégations, il ne le fait pas, ne parle pas de la conversation téléphonique. Mardi au Parlement, dans sa réponse à la PNQ du leader de l’opposition, il ne parle pas de conversation téléphonique en se contentant de dire que Sherry Singh doit aller faire une déclaration à la police. Ce n’est que lorsqu’il réalise, mercredi, que le leader de l’opposition a tous les détails sur cette conversation téléphonique qu’il est obligé d’admettre que cette conversation entre lui et Sherry Singh a eu lieu. Mais c’est trop tard, parce que tous les Mauriciens ont pris note que le Premier ministre a pris cinq jours pour reconnaître que le call avait bien eu lieu. Sa réponse tardive — et surtout forcée — n’a pas rassuré la population.

Qu’est-ce que le Premier ministre devrait faire pour rassurer la population ?

— Il n’y a qu’une réponse à cette question. Il doit rapidement nommer une commission d’enquête présidée, de préférence, par un ancien chef juge à la retraite, devant laquelle les deux protagonistes iront déposer. Ensuite, la commission fera son enquête et rendra publiques ses conclusions pour dissiper tous les doutes autour de cette question de survey du matériel de MT par une équipe d’experts indiens. Si le PM veut clarifier les choses et enlever tous les doutes crées dans l’esprit des Mauriciens par le temps qu’il a pris pour reconnaître la fameuse conversation téléphonique, il doit nommer une commission d’enquête.

l Restons sur cette affaire en revenant au Parlement. Mardi dernier, le Speaker a coupé la parole — et le micro — au leader de l’opposition avant même qu’il ne pose une question supplémentaire sur les allégations de Sherry Singh. Est-ce que cette censure peut être considérée comme étant « outrageous » ?

— Il faudrait étudier la question. Avant même que le leader de l’opposition n’ait posé une question supplémentaire, le Speaker avait déjà fait rédiger le texte pour justifier son ruling en se trompant de règlements ! Tout cela démontre que c’était une opération planifiée, préméditée, pour éviter que le leader de l’opposition n’interpelle le Premier ministre sur une question d’intérêt national. Aux prochaines élections, le peuple aura à décider s’il veut continuer avec un gouvernement et un Parlement qui ne respectent pas les droits démocratiques de ses représentants. Il y a d’autres manquements démocratiques à souligner. Pour les interpellations, le Speaker autorise le Premier ministre et les ministres à faire des discours kilométriques, alors qu’il est prévu qu’une réponse doit seulement concerner les points qui ont été évoqués dans une question. De la même manière, on limite le temps d’intervention des députés sur le budget, alors que ce n’est pas la pratique. À l’époque, les débats sur le budget duraient plusieurs semaines, aujourd’hui ils sont réduits à sept jours et les discours durent trente minutes seulement. Tout cela est fait pour limiter le temps de parole des députés, sans compter les expulsions et les suspensions. Par ailleurs, cette attitude antidémocratique est pratiquée à tous les niveaux par le gouvernement MSM.

Donnez-nous un exemple concret…

— Qu’a dit, entre autres, Sherry Singh : qu’à Air Mauritius ne sont recrutés que les partisans d’un parti politique, le MSM, et que les autres, qui sont suspectés d’être dans l’opposition, ne sont pas embauchés, même s’ils sont qualifiés.

Sans aller jusqu’à défendre le MSM et ses alliées, est-ce que tous les gouvernements ne font pas la même chose en nommant zot dimounn dans les institutions du pays ?

— Pas de façon aussi systématique que le font le MSM et ses alliés. Comme beaucoup l’ont dit : ce pays n’appartient pas à un ou des partis politiques ou un gouvernement, il appartient à TOUS les Mauriciens qui doivent avoir des chances égales.

l Ça, c’est le discours officiel, mais dans la pratique…

— Tout ce que je peux vous dire, c’est que le MSM a une manière bien particulière de gérer les biens de l’État comme s’il en avait hérité. Comme si les Mauriciens qui ne soutiennent pas le MSM n’ont pas le droit de vivre dans ce pays. Aux prochaines élections, les Mauriciens auront à décider si c’est ce système-là qu’ils veulent perpétuer. Je profite de l’occasion pour rappeler que certains politiciens qui, lorsqu’ils étaient dans l’opposition, disaient qu’ils avaient besoin de la démocratie pour respirer, votent aujourd’hui toutes les motions antidémocratiques pour garder leurs postes de ministres et leurs avantages. Ce gouvernement ne gouverne que pour essayer de remporter les prochaines élections pour rester au pouvoir, le reste ne l’intéresse pas.

Que pensez-vous de la performance de Pravind Jugnauth en tant que Premier ministre ?

— Je me pose la question que beaucoup se posent, de plus en plus : est-ce qu’il n’est pas un « accidental PM » et est-ce que le vrai pouvoir de décision ne se trouve pas ailleurs qu’au PMO ?

Je ne comprends pas cette référence à un « accidental Prime minister …

— Vous ne savez pas qu’en Inde, dans les années 1990, ce n’était pas Manmohan Singh qui dirigeait le pays, mais Mme Gandhi, en tirant les ficelles dans l’ombre. Manmohan Singh a été qualifié d’ « accidental Prime minister ».

Vous pensez qu’il y a une Madame Gandhi locale qui tire les ficelles du gouvernement dans l’ombre ?

— Je vous renvoie à ce que Gérard Sanspeur, ancien conseiller du PM, a dit dans une interview à Week-End, aux déclarations de Roshi Badhain et de Nando Bodha et à celles, de la semaine dernière, de Sherry Singh. Ce n’est pas moi qui le dit, ce sont les gens qui ont été très proches du gouvernement MSM qui l’affirment.

Je constate que vous êtes très combatif contre le gouvernement. Vous publiez de temps à autre des tribunes dans la presse écrite et vous participez à des émissions de radio. Seriez-vous en train de préparer votre retour en politique ? De suivre le parcours de SAJ : de président de la République à Premier ministre ?

— Je n’ai jamais été un grand bavard et un donneur d’interview, mais aujourd’hui, face à la situation, je suis obligé de réagir. Cela fait cinq ans que je dis ce que je suis en train de vous dire. Cela fait plus de cinq ans que je vois le pays aller vers le marasme. J’observe la situation et j’interviens quand je pense qu’il faut le faire pour le pays. Je ne suis aucun modèle, je ne pose pas en concurrent de qui que ce soit. Si demain il faut, d’une façon ou d’une autre, aider, donner un coup de main pour que notre pays retrouve la sérénité et la paix sociale, je le ferai. Cela ne signifie pas que je serai candidat aux prochaines élections pour devenir député ou ministre. Je vois Maurice aller vers la banqueroute, les jeunes aller à l’étranger pour ne pas revenir parce qu’ils ne sont pas dans le parti qu’il faut et que leurs parents leur disent de ne pas rentrer après leurs études. Et surtout, je constate qu’aucune mesure n’est prise pour changer de cap, pour créer la richesse afin de pouvoir la redistribuer. Face à cela, je ne peux pas rester assis dans mon fauteuil !

Pour changer la donne, il faudrait une alternance organisée au gouvernement. Est-ce qu’elle existe avec des partis de l’opposition divisés qui n’arrivent pas à se mettre d’accord ?

— Aux prochaines élections, nous aurons à faire face à un véritable empire et il faudra que l’opposition soit unie et soudée, mais pas avec tout le monde…

C’est-à-dire, pas avec tous les partis qui sont dans l’Espoir ?

— Je ne dirai pas plus pour le moment sur ce sujet précis. Il y a dans l’Espoir des partis traditionnels avec un passé, des structures et des gens valables. Il faudra constituer une alliance solide, crédible, pour obtenir la confiance du peuple.

Une alliance PTr-MMM-PMSD qui peut être qualifiés de partis traditionnels ?

— Et avec d’autres, pourquoi pas ? Pas avec des personnes qui traînent des casseroles derrière elles, qui viennent pour se servir et pas pour servir. Des personnes intègres.

Et tout ça sous le leadership de Navin Ramgoolam qui, permettez-moi de vous le rappeler, a lui aussi des casseroles ?

— Il est le leader du PTr et tout le monde accepte que c’est ce parti qui, pour des raisons évidentes, doit lead l’alliance de l’opposition aux prochaines élections. Avec le MMM et le PMSD ,qui ont eux aussi leur électorat. Il faut une alliance solide et crédible si on veut créer toutes les conditions pour remporter la victoire. S’il n’y a pas d’union de l’opposition solide avec un programme précis, c’est le money politics des croonies — comme ceux à qui on a offert le Champ de Mars — qui va l’emporter aux prochaines élections. Il faut mettre de côté les ego des uns et des autres dans l’opposition et penser au pays pour faire face à un empire qui est en train de le morceler pour le détruire. Sans une unité absolue, sans aucune faille, un programme de l’opposition pour expliquer comment on va gérer le pays dans le respect de la démocratie, rien ne changera. En ce qui concerne les casseroles de Navin Ramgoolam, permettez-moi de vous rappeler que toutes les fausses accusations portées contre lui ont été rayées excepté d’une dernière, qui est en cours.

Nous allons terminer cette interview avec une question qui va nous faire remonter dans le temps. En 2016, vous m’aviez dit dans une interview qu’en dépit du fait que le MSM et ses alliés avaient remporté les élections de 2014, vous aviez l’intention d’aller jusqu’à terme de votre mandat de président de la République. Or, quelques mois après cette déclaration, vous avez démissionné sans donner d’explications. Pourquoi l’avez-vous fait ?

— Tout simplement parce que le Premier ministre d’alors, sir Anerood Jugnauth, me l’a demandé. Dans un premier temps, il m’avait dit de rester au Reduit jusqu’à au terme du mandat, puis il est revenu vers moi pour me dire que des ministres faisaient pression, réclamaient mon départ et lui avaient même conseillé de me faire partir brutalement. Ils avaient même évoqué de faire voter un amendement à la Constitution pour me révoquer ! Le plus virulent à réclamer mon départ était Ivan Collendavelloo, qui voulait faire nommer au Réduit sa candidate, avec les conséquences que l’on sait… Comme je n’ai pas pour habitude de m’incruster là où on ne veut pas de moi, j’ai démissionné. J’ai pensé à faire une conférence de presse pour expliquer pourquoi je démissionnais. Puis, j’ai réfléchi et j’ai décidé de partir dans la discrétion pour ne pas dégrader l’image de la fonction présidentielle. Je fais partie des politiciens qui respectent les institutions.

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