Jusqu’à l’entame du deuxième quart du 19e siècle, Port-Louis était une ville plongée dans l’obscurité lorsqu’arrivait le soir. En effet, ce n’est qu’en 1824 que l’éclairage de nuit des rues port-louisiennes est assuré. Récit.
« Jusqu’à l’année 1824, les rues de Port-Louis étaient plongées, le soir, dans l’obscurité la plus complète, sauf quelques artères privilégiées, habitées par des personnages d’importance. Quand on se risquait la nuit hors de son domicile, il était prudent de se faire précéder d’un esclave portant un fanal. Il existait bien jadis, au temps de la Révolution, un réverbère et sa lanterne sur la Place d’Armes, en face du Gouvernement…
Le 19 mai 1824, sir Lowry Cole crut bon devoir faire pénétrer jusqu’aux faubourgs ce bienfait de la civilisation, mais qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agissait alors que d’un éclairage tout à fait primitif ; d’antiques fanaux à l’huile de coco hissés au moyen d’une corde et d’une poulie, et encore n’en fit-il d’abord placer qu’un seul dans chaque rue. C’était assurément peu de chose, mais cela valait toujours mieux que rien. » (1) Miettes d’Histoire de La Brige
Visitant Port-Louis en 1828, le voyageur d’Urville écrit : «…traversant de nouveau la ville, nous la trouvâmes resplendissante de lumières dans ses rues marchandes. » (2)
L’attachement à la France plus vivant que jamais
Lorsque le voyageur Dumont d’Urville arrivait à Port-Louis en 1828, Port-Louis avait toujours, pour lui, une âme française. Pourtant, l’île avait été sous administration britannique depuis plus de 15 ans.
« À l’Isle de France, j’étais en pays compatriote, car les Anglais, en débaptisant cette terre, n’ont pas pu la dénationaliser. Loin de pactiser avec ses nouveaux maîtres, on dirait que chaque jour elle s’en éloigne davantage. Port-Louis est toujours le petit Paris : luxe, modes, jouissances d’art, besoin de nouvelles, émotions politiques, tout arrive de nos ports : rien de Londres et de Liverpool. En dépit d’une surtaxe de quinze pour cent, les produits de nos manufactures sont préférés à tous les autres. » (Idem)
La nostalgie de la France étreignait toujours les cœurs. «…on causa de la France et de Paris surtout, ce centre d’active impulsion, qui va rayonner si loin. » (Idem)
Le caractère français de Port-Louis se voyait toujours huit ans plus tard, lors de la visite du naturaliste anglais, Charles Darwin, le 30 avril 1836. « Bien que l’île appartienne depuis tant d’années à l’Angleterre, le caractère français y règne toujours », notait-il dans son journal. « Les résidents anglais emploient le français pour parler à leurs domestiques. Toutes les boutiques sont françaises ; on pourrait même dire, je crois, que Calais et Boulogne sont devenus plus anglais que l’île Maurice. » (1)
Le poète réunionnais Auguste Lacaussade n’en dirait pas moins dans son ouvrage Promenade du Port-Louis aux Pamplemousses, publié après une visite à Maurice en juin 1842 : « J’aime votre petite et gaie capitale, qu’on a si bien nommée le Paris des mers de l’Inde… Pour être quelque peu anglaise par les mœurs, la langue et certaines habitudes acquises de confort, la société de votre pays n’en est pas moins encore toute française par le cœur. » (Idem)
Étalage du luxe et affairisme en force
D’Urville s’extasiait devant l’étalage du luxe et de l’affairisme. « Des magasins de soieries et de joaillerie, des cafés, des boutiques de confiseurs, des liquoristes, déployaient leurs brillants étalages le long des rues qui avoisinent le port. C’était mieux que dans nos villes de province, et ce quartier n’eut pas déparé une capitale. » (2)
Il se rendit ensuite avec Verger, son cicerone, aux « vastes magasins de l’entrepôt port-louisien où s’empilaient les cargaisons de l’Europe et de l’Inde » où ils voient « des barriques par trente et quarante mille, des pyramides de soieries, des montagnes d’indigo, de thé, de nankin ». Ils témoignent d’une activité intense : « Ici on roulait des tonneaux, là on pesait des caisses, ailleurs on réglait des factures, soit avec des piastres fortes, soit avec le papier monnaie qui a cours dans la colonie. » (Idem)
Tout cet activisme mena à un goût prononcé et débridé du luxe. « À Port-Louis, un autre vertige s’emparait des esprits. Avec les premiers bénéfices était venu le goût du luxe ; au lieu des anciennes habitations, simples mais commodes, on bâtit des palais ; au lieu des modestes palanquins, ou voulut des voitures et des chevaux de luxe. Les bals, les soirées, les thés somptueux prirent le dessus sur les habitudes bourgeoises des créoles. On faisait assaut des fêtes et des festins, car l’usage était alors de mesurer le crédit et la fortune d’un homme sur le train de sa maison. » (Idem)
Cet hédonisme n’avait pas échappé à l’œil observateur du poète Lacaussade : « Le goût de ses habitants pour les plaisirs et les élégances de la vie, et surtout leur cordiale affabilité, séduisent dès l’abord et captivent l’étranger. » (1) D’Urville soulignait la fâcheuse conséquence de cette vie de fils prodigue : « Que résulta-t-il de tant de folies ? Des faillites, des pertes irréparables pour les négociants honnêtes, des prétextes de bilan pour les fripons. » (2)
Les Noirs au travail dans le port et après le travail
Mais Port-Louis n’était pas que la ville des nantis. Y vivait aussi une classe servile comprenant majoritairement des esclaves. On était encore à dix années de l’abolition de l’esclavage. D’Urville décrit d’abord une scène d’esclaves actifs dans le port, débarquant des marchandises.
« Là, deux ou trois cents noirs déchargeaient des accons et des chaloupes. Ces esclaves, presque tous Malgaches ou Mozambique, portaient sur le dos de larges sillons où les verges de rotin avaient inscrit leur date. Les uns frais et saignants, les autres à peine cicatrisés, témoignaient que ces malheureux recevaient des corrections à peu près quotidiennes… Un noir, tenté par l’occasion, venait de dérober une poignée de figues sèches dans une caisse entrouverte, et trente coups de rotin devaient lui faire expier sa gourmandise. » (Idem)
Après le travail, les Noirs entraient dans un autre monde. « Les noirs travailleurs avaient cessé leurs chants monotones ; les uns, accroupis en cercle à l’angle des rues, terminaient leur frugal de brèdes, de maïs ou de manioc ; les autres se pressaient à la porte des vendeurs d’arack pour boire leur petit verre sur le comptoir. L’arack est le rhum des noirs ; on l’obtient aussi de la fermentation de la canne à sucre. Dans un coin du Champ-de-Mars, une bande d’esclaves s’est groupée en rond. Nous nous approchâmes. C’est une chéga (séga), une danse du Mozambique…
La fête commença. Élevé sur une espèce de tertre, un vieux cafre, aux yeux sanguinolents, plaça entre ses jambes une espèce de tambour sur lequel il frappait avec ses poignets. Près de lui, un second musicien mettait en jeu un singulier harmonica, composé d’un simple fil d’archer tendu sur un bâton, et en tirait des sons aigres avec une baguette. Puis cinq ou six voix entonnèrent un chant africain, doux, traînant, mélancolique. En même temps, un couple s’élança demi-nu. » (Idem) Et la fête dura jusqu’à tard dans la nuit…
Darwin à Maurice
De 1831 à 1836 le jeune Charles Darwin s’est trouvé à bord du HMS Beagle pour un voyage autour du monde. Parti de Devonport le 27 décembre 1831, le Beagle a passé plusieurs années à explorer la partie sud de l’Amérique du Sud avant de traverser l’océan Pacifique, en visitant les Galapagos, mais aussi Tahiti, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Et ensuite l’océan Indien en faisant relâche aux îles Cocos Keeling et à Maurice.
Darwin a raconté cette importante expédition – une expédition qui allait finalement avoir une importance cruciale pour la vision que l’homme aurait de lui-même – dans un livre publié pour la première fois en 1839 : The Voyage Of The Beagle, traduit en français en 1875 sous le titre de Voyage d’un naturaliste autour du monde.
Maurice est épisodiquement évoquée en plusieurs points du récit, dans le but de faire des comparaisons avec ce que Darwin observe ailleurs. La narration du court séjour que le naturaliste anglais a fait dans l’île (du 29 avril au 9 mai 1836) n’occupe que trois pages du dernier chapitre.
On y apprend qu’il s’est promené à dos d’éléphant du Réduit jusqu’à Rivière-Noire, le pachyderme servant de moyen de transport appartenant à un capitaine Lloyd qui était alors inspecteur général des ponts et chaussées. Ce qui surprend le plus Darwin est le fait que l’éléphant ne fasse aucun bruit quand il marche.
Il chante les louanges de Maurice (« le paysage est harmonieux au plus haut degré »), dont certains côtés, dit-il, lui rappellent l’Angleterre : « Des cottages nombreux, des petites maisons blanches, les unes enterrées au fond des plus profondes vallées, d’autres perchées sur la crête des plus hautes collines, donnent au paysage un caractère essentiellement anglais. »
Bibliographie
(1) Chelin, Jean Marie, Port-Louis, Histoire d’une capitale, Volume I, des origines à 1899, Phoenix : Imatech 2017.
(2) D’Urville, Dumont, Voyage autour du monde, 1868, Furne-Jouvet & Cie.