Histoire: Le Port-Louis (Ile Maurice) d’hier et d’aujourd’hui (XXXII)

Le Port-Louis vu par Alfred Erny en 1860-1861 (II) –   En continuant notre promenade, nous arrivons près du Trou-  Fanfaron, grand bassin situé près de l’île aux Tonneliers, et  où ont lieu le radoub et le carénage des navires. En 1769, M.  de Tromelin, officier distingué par l’étendue de ses connaissances  et par son expérience, le fit curer et lui donna une profondeur  de vingt-cinq pieds, suffisante pour les plus grands  bâtiments. Travail difficile, car l’entrée du chenal communiquant  au Trou-Fanfaron, était occupée par un banc de corail.  Mais au moyen de la poudre à canon, M. de Tromelin parvint  à briser la partie du banc qui s’opposait au passage des  vaisseaux, et construisit alors cette belle chaussée qui réunit  l’île aux Tonneliers à la terre, et qui porte encore son nom. 

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Après avoir visité, à quelques pas de là, l’établissement de marine, nous traversons la rade et visitons les magnifiques Dry Docks, dont la colonie vient d’être dotée. Des hangars en fer s’étendent à droite et à gauche; c’est là qu’on dépose les marchandises et les sacs de sucre que des Indiens sont occupés continuellement à charger et à décharger, en répétant un chant monotone que l’un commence seul et que les autres reprennent tous en choeur. Un vaste local, donnant sur la mer, est occupé par les bureaux, derrière lesquels se groupent quelques cases d’indiens, véritables bouges qui rappellent les habitations en terre des fellahs égyptiens. De ce point on a une vue magnifique de la montagne les Signaux qui domine toute la ville… Au bas de la montagne des Signaux, une longue allée de filaos* conduit au cimetière divisé en plusieurs compartiments et entouré d’un mur ; un autre mur sépare les blancs des noirs, persistance d’un préjugé qui semble vouloir se donner pour complice la justice divine elle-même et protester contre l’égalité devant la mort ! De loin, on croirait se diriger vers un jardin, et les dattiers les cocotiers et les multipliants complètent l’illusion. Une fois entré, on aperçoit les tombes, mais comme ensevelies dans les nids de fleurs, et çà et là on s’arrête devant quelque touchante inscription, ou devant un bouquet, dernier souvenir des vivants à ceux qui ne sont plus.

Les Chinois et les protestants ont leur cimetière particulier; celui des Malais est entouré d’aloès. À quelques minutes du cimetière, en longeant la plage, on voit d’immenses salines, et un peu plus loin, un endroit où l’on peut prendre des bains de mer, car l’eau y est si basse que les requins ne peuvent y arriver. On a bâti en cet endroit quelques cahutes, et plus d’une dame créole y vient le matin se donner le plaisir de la natation et le déplaisir d’avaler parfois l’onde amère. En rentrant en ville par le pont Bourgeois, on voit d’abord, près du Jardin de la Compagnie, la maison de M. Fouquereaux, homme de goût, ami des arts, et qui possède un véritable musée. Plus loin une fontaine qui rappelle le nom de son fondateur, M. Liénard, noble coeur, qui ne vécut que pour le bien et pour la gloire de son pays, et qui s’est éteint dernièrement à Paris, entouré de l’estime de tous ceux qui l’avaient connu. Il n’y a rien à dire sur l’hôpital militaire et les casernes; ils suffisent à leur destination.

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Derrière la cathédrale, monument en forme de croix grecque, dont l’intérieur n’a rien de remarquable, se trouvent l’archevêché, et la loge de la Triple-Espérance, qui n’est pas la seule du Port- Louis. La franc-maçonnerie, dont beaucoup d’habitants ignoraient même l’existence avant la conquête anglaise, dut son éclat, et je dirai même sa vogue, à Lord Moira, qui donna le spectacle public de cérémonies où tous les francs-maçons figuraient avec les décorations de leurs différents grades. En repassant devant la cathédrale, on traverse une assez jolie place, bordée de multipliant et ornée d’une belle fontaine.

Une petite rue conduit à l’église protestante, entourée d’un jardin fort bien entretenu, et surmontée d’une flèche qui a quelque rapport avec celles des églises de Bretagne. Le culte mahométan possède deux mosquées, l’une dans le Camp Malabar, l’autre rue de la Reine. Le Champ-de-Mars, les Champs-Élysées du Port-Louis Les exercices et les revues de troupes ont lieu au champ de Mars, vaste emplacement situé près du champ de Lort et au pied de la petite-montagne. La musique militaire des régiments anglais vient y jouer de temps en temps vers quatre heures, et ces jours-là, on voit s’y presser des piétons et des voitures élégantes, près desquelles caracolent quelques jeunes gens à cheval. Ce sont les Champs-Élysées du Port- Louis.

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Au centre, la reconnaissance des Mauriciens a élevé un tombeau et une colonne au général Malartic, dont le courageux sang-froid dans les circonstances les plus critiques et le gouvernement paternel sont restés gravés dans tous les souvenirs. Sa mort, le 24 juillet 1800, causa une consternation générale. Les vaisseaux anglais en croisière devant Maurice s’associèrent au deuil de l’île: au moment de la translation des cendres du général au champ de Mars et durant toute la cérémonie, ils se tinrent en panne devant le Port-Louis, avec leurs pavillons en berne. «Hommage, dit M. d’Unienville, qui fait l’éloge des hommes capables d’honorer ainsi la vertu, même chez leurs ennemis. » C’est au Champ-de-Mars qu’ont lieu, au mois d’août de chaque année, des courses de chevaux qui durent trois jours. Cet amusement, essentiellement britannique, a été introduit par les Anglais peu de temps après la conquête de l’île, et est parfaitement entré dans les moeurs mauriciennes. On construit pour cette fête des loges élégantes à deux étages; des tentes de toute forme et de toute grandeur s’établissent de tous côtés, ainsi que des balançoires, des jeux et des mâts de cocagne. De grand matin, les Indiens, dans leurs plus beaux costumes, arrivent en foule; toute la population accourt, en carrosse, en carriole, à âne, à pied, et chacun cherche à se placer le mieux qu’il peut.

Les noirs, qui n’ont pu trouver place près des loges, s’allongent à plat ventre dans l’espace libre entre ces dernières et le sol, et applaudissent le vainqueur ou couvrent de huées l’infortuné vaincu. Les courses ressemblent exactement à celles de France et d’Angleterre, sauf une seule qui mérite une mention particulière. On prend un porc, dont on graisse fortement la queue, et on le lance aussitôt après dans l’arène. Deux ou trois concurrents, Chinois, Indiens ou noirs, se précipitent à sa suite, et chacun cherche à l’arrêter par la queue; celle-ci glisse d’abord des mains qui veulent la saisir, mais peu à peu la graisse diminuant, la lutte la plus comique commence entre l’animal qui combat pour sa liberté, et le quidam qui veut l’attraper; enfin l’heureux individu qui est parvenu à le retenir est déclaré vainqueur, et reçoit pour prix le porc même. Intérêt d’Erny pour les courses et le luxe inouï dont il témoigne Les courses, qui en France ne m’intéressaient guère, furent pour moi, à Maurice, un sujet d’études très-curieux parce qu’elles y sont une occasion de voir, dans toute leur diversité, cette mosaïque vivante qu’on appelle la population du Port-Louis.

Je contemplais avec curiosité ces figures jaunes, noires, cuivrées, olivâtres, ces costumes plus variés encore que les physionomies, et ces étoffes de mille couleurs, éclairées plus vivement encore par le soleil des tropiques. On déploie un luxe inouï à ces courses, et l’on n’a garde d’y paraître deux jours de suite avec la même toilette. Rien n’est assez beau, rien n’est assez riche, rien n’est assez luxueux en étoffes comme en parures; pour éclipser une rivale, on fait venir longtemps à l’avance ce que les magasins de Paris offrent de plus choisi et de plus à la mode. On se rend visite d’une loge à l’autre, et les conversations les plus animées s’engagent pour ou contre tel ou tel cheval.

Aux colonies, du reste, le goût des chevaux et des voitures est encore plus développé qu’en Europe, et ce qui est en France un luxe coûteux est devenu presque un besoin à Maurice. Il n’est pas de commis qui n’ait son cheval: c’est le but et le désir de chacun de s’acheter tôt ou tard une voiture. Il faut dire aussi que les maisons sont plus grandes, l’emplacement qu’elles occupent plus vaste, et qu’il est toujours facile de se procurer une écurie ou d’en faire construire une à bon marché. À la campagne, un hangar fait l’affaire, et un petit domestique indien coûte si peu qu’on n’a aucun motif de s’en passer. Revenons aux courses. Les personnes qui n’ont pu trouver de place dans les loges, vont en voiture à droite et à gauche, et les jeunes gens à cheval circulent çà et là saluant d’un côté, lançant un mot de l’autre, et s’arrêtant souvent pour causer. C’est un mouvement et une animation agréables qui durent trois jours, et pendant tout ce temps, affaires, ventes, achats, nouvelles, tout est abandonné, tout est sacrifié aux courses : les bureaux sont fermés, les collèges et les pensions sont en vacances ; s’il vous arrivait par hasard de retourner à la ville, vous croiriez entrer dans une cité morte ou déserte.

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