MORCEAUX CHOISIS

« Empreintes sur l’île Curieuse » d’Ameenah Jahangeer-Chojoo

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RAJ BOODHOO

Historien de la santé

Catiche, esclave et lépreuse, est un des personnages du roman à caractère historique d’Ameenah Jahangeer-Chojoo, Empreintes sur l’île Curieuse. L’auteure de l’enfance dans A l’ombre du grand jacquier, s’inspire cette fois-ci d’événements réels dans son dernier roman ayant pour thème la lèpre, les lépreux et l’exil. La politique du gouvernement colonial anglais vers 1820 consistait à rassembler tous les lépreux, libres et esclaves, sur une des îles de l’archipel des Seychelles, l’île Curieuse, qui porte le nom d’un des vaisseaux de l’expédition Marion Dufresne qui eut lieu en 1768. La romancière, avec beaucoup de maîtrise, tout en considérant les points historiques durant la colonisation britannique, donne vie et âme à des personnages qui. seraient restés anonymes. Elle y raconte à la fois les peines et les espoirs des malades, qui attendent la mort.

A Maurice, d’après les faits historiques dans ce contexte, ce n’est qu’en 1857 que l’Hospice St-Lazare est créé à Roche-Bois par la Congrégation des Soeurs de la Charité et qu’un hôpital est établi en 1924 par le gouvernement à Moulin à Poudre, Pamplemousses. La lèpre, un des fléaux de l’humanité depuis la nuit des temps, n’a pas été éradiquée. Elle sévit encore de nos jours.

 

« Je suis Catiche Vieille, esclave et lépreuse. Ça fait trois années que je vis sur l’île de Diego Garcia. C’est une île plate, débordante de soleil et de cocos. J’appartiens à la concession Lapotaire, avec une centaine d’autres esclaves dont quinze lépreux. Nous travaillons tous à la cocoteraie. Ma journée commence au beau matin sous l’œil vigilant du commandeur. Le travail ne me fait pas peur et je suis mieux dans cette vie-là plutôt que celle d’avant. Je me penche pour ramasser une noix de coco après l’autre et les glisse dans le sac en feuilles tressées accroché à mes épaules. Quand son poids commence à meurtrir mon dos, il est temps d’aller le vider sur le tas près du chemin. Et quand le soleil commence à me donner des éblouissements, je vais faire ma pause et rentrer chez moi. Je m’assieds sur le sable devant ma case. Je regarde la mer. J’inspire un bon coup l’air salé et bois un peu d’eau. Tout est paisible. Je pense au séga(i) de ce soir devant la Grande Case, où je porterai mon nouveau chapeau tressé. De l’autre côté du lagon, je distingue à peine les cocoteraies de la Pointe de l’Est. Je somnole un peu sans savoir que ma vie va chavirer comme une pirogue, là, d’un coup, ce jour d’octobre. Une nouvelle fois.

« Voile ! Voile !», crie une voix au loin.

Et de tous les côtés les esclaves se sont mis à courir vers le mouillage. Rien ne peut nous arrêter quand un voilier arrive, ni les cris des commandeurs ni leurs coups de fouets. Les bateaux sont notre seul lien avec le monde. Loin là-bas, il y a l’île Maurice, la terre de ma vie d’avant, où j’ai laissé mes deux fils, Antoine et Abel, et une sœur. L’arrivée d’un voilier de cette terre fait toujours battre mon cœur à grand coup. Les esclaves qui y travaillent pourraient avoir de leurs nouvelles.

 

Le deux-mâts passe entre les îlots de la Passe et du Milieu pour entrer dans le lagon. Les voiles carrées sont déployées. Qu’est-ce que c’est que ce bateau ? Ce n’est pas la Caroline qui relie deux fois l’an l’île Maurice à Diego, ni le Sans-Pareil qui vient une fois de temps en temps des Seychelles, encore moins les petits voiliers venant des différentes îles des Chagos. C’est un autre, inconnu de tous. Je sens ma tête tourner et dois m’asseoir par terre pour ne pas tomber. C’est donc vrai cette rumeur qui court : tous les lépreux de Diego Garcia vont être forcés d’aller sur une des îles des Seychelles ! C’est ce qu’un esclave travaillant au bureau du maître avait entendu.

Je rentre chez moi laissant les autres se diriger vers le mouillage. Oh non ! Misère ! Ils vont encore une fois me déraciner et me jeter au-delà de la mer, loin de ceux que j’aime ! La dernière fois c’était de l’île Maurice. J’étais esclave de l’habitation du Mée, où j’ai mis au monde mes enfants. Avant ça, je suis allée d’une plantation à l’autre à chaque fois que j’ai été vendue à un nouveau maître, d’abord avec ma mère, ensuite seule. Chaque fois je perdais des proches. Pourquoi le Bon Dieu laisse faire cela ? Je me laisse tomber sur ma paillasse en sanglotant.

A Diego, j’essaie de ne pas trop penser à ma vie d’avant. Mais le voilier fait remonter le chagrin que je porte depuis le jour où ma vie s’est retrouvée sens dessus dessous. Je m’occupais du linge de la Grande Maison du Mée. Je faisais la lessive des draps, nappes, chemises, culottes. Je lavais avec délicatesse les étoffes fines de la garde-robe de Madame. Je les repassais avec précaution, dentelle par dentelle comme personne. Elle appréciait mon travail et me confiait aussi ses enfants quand leur nénène(ii) allait faire des commissions. Quand j’avais fini ma journée je rentrais au camp des esclaves. Je marchais fièrement. Le soir, dans la nuit complice, je recevais la visite du beau commandeur Gonzague, un homme de couleur. Il ramenait toujours de bonnes choses à manger pour mes fils et moi. Ma vie d’esclave n’était pas mauvaise, d’autant plus que ma sœur Zélia était venue me rejoindre à la plantation. Par un hasard du Bon Dieu, mon maître l’avait achetée pour cultiver de la canne à sucre sur une partie de l’habitation. Zélia et ses compagnons venaient d’une plantation qui en plantait.

Mais le malheur n’a pas attendu pour frapper à ma porte. Des plaques brunes sont apparues sur mon bras gauche, bien visibles sur ma peau noire. Elles picotaient un peu mais, après quelque temps, je ne ressentais rien là où elles se répandaient. Un matin, je me rappelle que les jambos(iii) étaient en fleur et j’en eus la tête recouverte en passant sous les arbres, en allant voir Zélia avant d’aller au travail. Je lui ai montré mon bras. Elle me chuchota de le cacher sous ma manche et de n’en parler à personne. Le soir, elle m’emmena à la case de Fine, la vieille Malgache rebouteuse du camp. Elle fit des incantations dans sa langue puis me fit un onguent à base de feuilles de Catépen et d’herbes de Flacq broyées dans de l’huile de coco(iv). Elle me dit de l’appliquer trois fois par jour, d’éviter de manger du poisson et même le contact avec les hommes. J’ai suivi le traitement quelque temps mais les plaques ne partirent pas. Elles augmentèrent. Mon coude gauche devint douloureux et il se mit à gonfler. Mon travail malheureusement en pâtit et ma maîtresse me fit examiner par un chirurgien. Celui-ci lâcha un mot terrifiant : la lèpre ! J’ai crié et pleuré en me roulant par terre, comme une enfant.

 

Que faire, vous autres ? Je suis devenue une pestiférée. Ils m’ont envoyée dans une cabane cachée dans le bois à la lisière de la propriété, seule, loin de tous. Tard le soir, quand elle le pouvait, Zélia m’apportait de la nourriture et les onguents de Fine. Elle déposait le tout à une bonne distance de moi. Sinon je me nourrissais de racines et de baies. Zélia est venue deux fois avec mes enfants mais je ne devais pas les toucher. Quelle douleur ! Je pleurais toutes les nuits. Je me sentais honteuse et misérable. »

 

i)Danse folklorique des îles.

ii)Nounou.

iii)Syzygium jambos, arbre d’origine indo-malaise qui donne de jolies fleurs fuschia et des fruits rouges

iv)Selon Clément Daruty de Grandpré (1889) cet onguent était utilisé contre la dartre circinnée, un mélange d’huile de coco, de feuilles de Catépen (Cassia alata) et d’herbes de Flacq (Siegesbeckai orientalis) broyées.

Empreintes sur l’île Curieuse d’Ameenah Jahangeer-Chojoo est publié par l’Harmattan dans la collection Lettres de l’océan Indien. Disponible chez Les Editions Le Printemps, Bookcourt et Le Cygne.

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