« Ces heures à faire le cadavre au milieu des cadavres, si longtemps que la puanteur est restée dans ma gorge, corrompt encore quinze ans après l’air le plus pur et le goût de toutes choses, ces heures lentes, lentes, tellement lentes à rester aussi immobile qu’une souche malgré le grouillement de mille bêtes et la position impossible, les jambes trop pliées et la tête à angle droit posée sur un membre étranger, déjà froid dans la chaleur de four, ces heures à tenir jusqu’au coeur de la nuit et enfin leurs pas, leurs voix de rapaces repus qui s’éloignent, la clameur triomphante des moteurs de leurs engins réveillés ensemble, troupeau de malheur éructant une ultime menace et tournant une dernière fois autour du charnier avant d’aller tuer plus loin, tout ce temps et cette peur plus grande alors que le chagrin pour me risquer hors de l’amas des corps et retrouver parmi eux celui de ta mère, ton silence affolant sous son ventre mort et à l’instant où je te sors, où ta peau retrouve la sensation du vide, ton hurlement, l’amer miracle de notre survie et le chemin si long jusqu’à ce pays où tu peux t’endormir chaque soir sans rien redouter, toi tu en fais ça ?
Tu ne sais rien.
Ou seulement dans le secret de ton corps minuscule d’il y a quinze années, collé au mien quand ensuite je cours et marche et parfois rampe l’oeil rivé à l’horizon. La naissance du jour nous renverra à l’attente, forcera au repos.
Je vais donc jusqu’à l’épuisement, ne sens pas les plaies à mes pieds nus et partout où des branches, des ronces, des cailloux ont mordu ma chair. J’ai deux coeurs au travail. Quand le mien faiblit, le tien, petit battement d’oisillon dans mon dos, le ranime – j’ai noué un pagne comme le faisait ta mère et t’ai accrochée à moi peau à peau. Contre ton buste je suis ton monde doux et tu ne cries plus. Mon coeur d’homme obéit à ton coeur d’enfant.
C’est ainsi que nous t’appelions encore à l’arrivée des tueurs, “l’enfant”. Nous attendions qu’un nom te choisisse. Il faudrait, croyions-nous, quelques nuits de rêves et la visite de nos fantômes. C’est notre cauchemar qui finalement te baptisera. Tu es fille mais tu t’appelleras Adama. Tu ne sais pas cela non plus, qu’en ce jour de morts et de destruction, toi tu es née une deuxième fois de la terre rouge qui t’a dérobée aux bourreaux.
Dans la cellule où tu dors – mais sûrement tu ne dors pas – il n’y a pas de terre où cacher ton remords. Oh dis-moi que tu éprouves du remords ! Dis-moi que je n’ai pas couvé une enfant sans conscience ou seulement un être mauvais. (elle m’a trop chauffée la Cindy, là. Enfin pas moi moi mais ZorA, c’est pareil tu cherches Zo ou NabilA tu me trouves moi, AdamA, tu nous trouves nous les PrincessA, on dit comme ça parce que nos noms y finissent tous par a et on l’écrit avec un grand A comme Amour et Argent et Attention à ta gueule si tu fais trop le bonhomme avec nous.)
Mauvais, je ne suis toujours pas capable de dire si ton frère l’était – oui tu as eu un frère mais pourquoi t’aurais-je parlé de lui ? – ou s’il a juste voulu être du côté de la force, des hordes fières.
Car sans doute les voyait-il ainsi, avec ses jeunes yeux fatigués du mépris, fatigués de la crainte oubliée des heures parce que dans le travail, la répétition des gestes, les ébats c’est ainsi, elle s’oublie, et courant soudain parmi nous, une onde qui envoyait chacun se terrer.
Longtemps ils n’ont fait que fondre sur le village à toute allure, à eux seuls aussi bruyants qu’une multitude de bêtes saccageuses. Ils stoppaient net là où les anciens se tenaient, avant même que la poussière retombe exigeaient armes braquées le fruit des récoltes, enlevaient en riant une jeune fille ou deux.
Ton frère, terrorisé comme nous tous, a dû envier leur puissance. Le jour où il a disparu, dans sa douzième année, j’ai su que, comme d’autres avant lui, il les avait rejoints.
Ta mère ne voulait pas l’imaginer. Le voir se croire guerrier au milieu d’eux alors qu’il n’était que leur jouet, de la chair tendre et vibrante, facile à tailler pour la férocité, ça a tué mon Ezokia avant même les coups, les tirs à l’aveugle, toute cette fureur dont tu ne peux pas te souvenir et pourquoi t’en aurais-je parlé ? Mais peut-être est-ce la rage de ton frère qui est revenue par ta main. Aux premières lueurs du premier matin, je trouve une anfractuosité dans la roche et […] »
Editions Actes Sud, extrait p 9 à 12
L’OIF ET LE MAURICIEN : PRIX DES CINQ CONTINENTS, “Feu pour feu” de Carole Zalberg
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