AUDACE : Transmission et dialogue intergénérationnels entre Roger Charoux, Evan Sohun et Gaël Froget

La galerie Imaaya a exposé du 15 au 27 mai dernier les œuvres de trois artistes importants dans le paysage artistique local : Roger Charoux, 93 ans, Gaël Froget, 38 ans, et Evan Sohun, 37 ans. Plus d’un demi-siècle sépare les deux générations d’artistes ! Ce qui les réunit dans l’exposition nommée AUDACE ce sont les couleurs, le graphisme et la passion pour l’art et l’amitié. Charlie d’Hotman a imaginé et conçu cette exposition d’abord avec Roger Charoux, illustre artiste peintre et architecte d’intérieur. Puis ce dernier a choisi les deux jeunes artistes talentueux et en vogue pour ce projet d’exposition en commun. Il a fallu de l’audace pour exposer aux côtés d’un « maître » de la peinture car cela peut être intimidant, mais l’expérience en valait la peine pour Gaël et Evan.

- Publicité -

Ce qui m’a le plus intéressé dans AUDACE, c’est tout le travail effectué en amont par la galeriste car concevoir une exposition ce n’est pas uniquement donner à voir les œuvres et présenter les artistes. Sa réussite dépend grandement de sa préparation et de la vision précise de ce que le.la galeriste et l’artiste souhaitent montrer et faire ressentir au public. Ainsi, il y a toute une discussion qui doit être mise en place entre les deux acteur.ices. Pour AUDACE, ce dialogue de va-et-vient entre Roger Charoux et Charlie d’Hotman a commencé il y a plus d’un an. Roger Charoux est un artiste curieux. L’art contemporain l’intéresse. Il se déplace pour aller voir les expositions, les œuvres et les artistes et il est ce témoin privilégié qui voit l’évolution de l’art mauricien. Quand j’étais au collège, les tableaux de Roger Charoux me fascinaient. Ils représentaient ces beaux paysages paisibles et ces scènes locales colorées peints avec une belle maîtrise technique. C’était l’époque où l’art contemporain n’était pas encore bien installé dans le pays. C’était l’époque où on ne s’intéressait qu’à ce genre pictural et que l’art était surtout apprécié et jugé par rapport à une beauté esthétique liée au motif (le sujet) et à la prouesse technique.

Il y a quelques années, je découvris un style pictural résolument plus contemporain de cet artiste. Un changement radical. Et là je me suis dit : Quel courage ! Quelle audace de se renouveler, de se réinventer et de délaisser le confort qu’il avait, picturalement parlant, pour s’essayer à une peinture infiniment moins académique et plus libre dans les gestes, dans l’application des couleurs (plus franche et directe) et dans l’émotion. On aurait presque envie de dire que Roger s’est libéré et essaie d’avoir de l’aisance dans un langage plastique qui lui permet de retrouver l’enfant qui est en lui et qu’il souhaite faire exprimer.

Langage « enfantin »

Cependant, ce langage « enfantin » qu’il expérimente depuis un peu plus de trois ans n’est pas si facile à acquérir. Il y a par moments des tâtonnements, des influences flagrantes qui parfois desservent sa pratique, mais disons que Roger Charoux est toujours dans une recherche et une expérimentation plastique nouvelle. Il est dans la poïétique, l’œuvre en train de se faire. Comme le disait Picasso : « Avant je dessinais comme Raphaël, mais il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme un enfant ». Donc, rien que pour ce choix et cette volonté de vouloir se réinventer et être au fait de ce qui se pratique actuellement, je vous salue Monsieur Charoux.

Revenons-en à l’exposition. AUDACE est intéressante et sort de l’ordinaire dans la mesure où sa mise en œuvre s’est effectuée en quatre temps. Le premier se passe entre la galeriste et Roger Charoux, le deuxième autour de rencontres entre ce dernier, Gaël Froget, Evan Sohun et Charlie d’Horman, le troisième au cours des visites privées qui ont eu lieu sur deux jours juste avant le vernissage où celles et ceux ayant réservé leurs venues pouvaient voir les œuvres des trois exposants dans l’atelier de Roger, mais également visiter sa maison et découvrir tout son talent d’architecte intérieur, et bien évidemment discuter avec lui. Finalement, le quatrième temps se passe à la galerie Imaaya à Phoenix où les œuvres des trois artistes sont mises en scène dans un espace un peu trop grand pour accueillir des œuvres de petits et moyens formats car le vide central de la galerie accentue l’immensité de l’espace d’exposition. Il faudrait pouvoir travailler la scénographie des expositions en exploitant les cloisons amovibles sur roulettes et jouer avec la couleur des pans de mur, comme l’avait fait Evan Sohun lors de sa dernière exposition.

La galerie Imaaya accorde une grande importance à cette idée de transmission qui s’inscrit dans des dialogues, des fréquentations, des envies curieuses, des altérités bienveillantes ou des rencontres opportunes et inopportunes. La transmission est une question de volonté. Dans la réunion de ces trois artistes, l’idée de transmission n’est pas forcément linéaire, c’est-à-dire qu’il ne faut pas la comprendre comme un legs de connaissances et de techniques de la part de Roger aux deux plus jeunes. Elle n’est absolument pas descendante. C’est plutôt une transmission qui se passe de façon circulaire, mais une circulation multidirectionnelle d’idées, d’échanges et de visions à condition de ne pas se copier.

Frottement à trois

Si au début de cette aventure, Gaël et Evan se sentaient quelque peu « intimidés » ou « impressionnés » selon les dires de la galeriste, je pense que c’est plus une affaire de respect vis-à-vis de l’aîné. Gaël et Evan n’ont rien à prouver quant à leurs talents et leurs succès. En revanche, ce frottement à trois peut leur apporter des ingrédients supplémentaires dans l’évolution de leurs pratiques à condition de ne pas se copier. Il en est de même pour Roger qui aujourd’hui s’imprègne de certains artistes pour construire à sa façon son nouveau langage plastique qui a de commun avec les deux autres artistes, la couleur, le trait et l’inscription de leurs pratiques dans des sujets locaux ancrant ainsi leurs peintures dans une certaine « mauricianité ». Évoquant le respect, j’ai l’impression que cette exposition s’est construite essentiellement autour des peintures de Roger, non pas que celui-ci soit la vedette d’AUDACE, mais il a été ce maillon qui aura permis de construire un dialogue pictural entre les trois. Evan Sohun aime travailler les scènes intérieures et extérieures. Dans quelques-uns de ses récents travaux, il nous a proposé des vues extérieures en vue plongeante à partir des intérieurs représentés par une fenêtre. La perspective est volontairement déformée sans point de fuite, le tout rabattu sur un même plan. Idem dans les natures mortes intérieures de Roger Charoux avec des chaises comme motifs récurrents lui permettant inconsciemment de faire le lien avec son ancien métier d’architecte d’intérieur. Tout comme chez Evan, l’absence de perspective est flagrante et me rappelle quelques peintures avec des scènes intérieures de Henri Matisse.

Le point commun entre Gaël Froget (ayant présenté 6-8 peintures tendances abstraites avec des couleurs vives qui caractérisent son travail et qui sont cernées par un contour noir, comme des fenêtres) et Roger Charoux se retrouve dans les couleurs. Ces deux artistes sont de superbes coloristes. La façon d’appliquer les couleurs ou de structurer la surface picturale est un autre point commun. Tout comme le graphisme, mais à un degré moindre. Par exemple dans « Coquin mangues » de Roger et « Lor rebor » de Gaël il existe des similitudes notamment dans la manière de dessiner les personnages. L’association de deux tableaux, l’un très classique de Roger Charoux, un vase à fleurs et l’autre très graphique composé de juxtapositions de lettres formant des mots que l’on devine puisqu’il n’y a pas d’espace entre eux m’a conquis. Ce tableau de Gaël (un peu comme des tags sur un mur) avec quelques touches de couleurs très discrètes perdues dans la noirceur de la graisse des vocables et qui par pure coïncidence correspondent exactement aux couleurs de la nature morte est très réussi. Ce qui pourrait paraître comme une dichotomie ou une dissonance dans la juxtaposition de ces deux styles de peinture se révèle être une harmonie surprenante. Et c’est là que nous constatons l’œil aiguisé de Charlie dans le choix judicieux des œuvres exposées.

Cette audacieuse exposition mérite d’être saluée, mais il est très dommageable qu’elle n’ait duré que douze jours. Il aurait été intéressant que davantage de personnes, notamment les scolaires et les étudiants en arts plastiques, découvrent ce dialogue plastique entre ces trois grands artistes, orchestré par Charlie d’Hotman et prennent connaissance de la deuxième vie picturale remplie de fraîcheur de Roger Charoux. Il aurait été tout aussi intéressant de proposer un thème ou plusieurs aux trois et de voir comment chacun s’exprime à travers son propre langage plastique. Quoi qu’il en soit, je salue tout le travail effectué par Charlie d’Hotman qui nous propose des expositions très riches, cohérentes et pertinentes. L’art de l’exposition est un travail de longue haleine, de patience dans le suivi des artistes, de conseils auprès de ces derniers, de choix judicieux des œuvres et de leurs mises en scène. Si vous avez raté AUDACE, vous pourrez voir un aperçu dans l‘émission « Les grandes lignes » de la MBC par Utam Ramchurn.

Dr Didier WONG CHI MAN

- Publicité -
EN CONTINU
éditions numériques