Dr Didier WONG CHI MAN
Quand la discrimination est mise en avant dans les actualités, elle est très souvent liée au racisme, aux genres, aux orientations sexuelles, aux handicaps et à l’âge. Dans nos sociétés occidentales, les aîné.es sont de plus en plus isolé.es de la vie économique et culturelle. Bien que des efforts soient faits pour ne pas exclure les personnes et les accepter telles qu’elles sont, il est regrettable de constater qu’il reste encore un long chemin à parcourir.

À Paris, un événement original et marquant a eu lieu à l’atelier-galerie Lapelier dans le 11ème arrondissement. Geneviève Bonieux, artiste mauricienne installée dans la capitale depuis bien longtemps et propriétaire de cet espace a eu la brillante et bienveillante idée d’organiser une manifestation artistique sous forme d’un concours et d’exposition en binôme intergénérationnel. L’objectif de cette manifestation est simple : agir contre l’âgisme dans la sphère de l’art et plus particulièrement en arts plastiques mais également lutter contre le jeunisme et les cloisonnements. Effectivement, même dans le milieu artistique la discrimination existe. Il ne s’agit pas que de sexisme, de sexiste ou d’identités. L’âge avancé est souvent un frein pour certain.es galeristes, marchands d’art et autres curateur.ices car pour ces dernier.es les artistes d’âges mûr.es ne sont pas suffisamment « bankable », comme si le talent à un certain âge n’est pas suffisant pour les valoriser et les faire connaître. Nous constatons également que les artistes dépassant un certain âge sont mis.es de côté et n’ont quasi pas accès aux grands concours dans le domaine de l’art, aux bourses, aux prix et autres projets artistiques.
Le concept de cette exposition est de réunir des binômes où la somme de l’âge des deux participants doit être équivalent ou supérieure à cent ans, mais avec un écart d’âge d’au moins trente ans entre eux. Chaque binôme devait présenter trois œuvres : une par participant.e constituant le binôme et une autre commune, donc un travail à quatre mains. À ce sujet, je mets en parallèle, et il s’agit d’une pure coïncidence, l’exposition Audace qui s’est tenue à la galerie Imaaya il y a quelques semaines où feu Roger Charoux avait exposé aux côtés de Gaël Froget et Evan Sohun. Ce fut une exposition générationnelle où il y avait cinquante-cinq ans d’écart entre Roger et les deux jeunes artistes. La différence avec Binômes Centenaires c’est qu’il n’y a pas eu de travaux à quatre mains.
L’exposition en cours à la Fondation Louis Vuitton à Paris « Basquiat X Warhol, à quatre mains » correspond également à cette idée de collaboration entre un artiste d’âge « mûr » (Andy Warhol) et un jeune bourré de talent (Jean-Michel Basquiat). Dans le cas de Binôme, Centenaires, certain.es participant.es sont des artistes confirmé.es et d’autres pratiquent l’art en loisir. L’objectif principal pour cette première édition n’était pas forcément de mettre l’accent sur la grande qualité des œuvres mais plutôt de montrer comment l’inclusion des personnes âgées dans un événement artistique pouvait déclencher des émotions et pouvait / pourrait être aussi un événement sociétal.
Le panel de jury a sélectionné neuf binômes pour cette première édition. Ces derniers sont : Raymonde Barué-Blanquet et Catherine Covo-Barué, Cyrille Janisset et Jean-Baptiste Janisset, Marie-Danielle Koechlin et Marie Van Berchem, Danièle Goffaux et Lulu Cabriole, Dominique Alberttelli et Aranthell, Naomi Sermet et Janek Deleskiewicz, Charles C. Hill et Clovis Schlumberger, Françoise Sully et Jean-David Gonnet.
Il y a eu des duos très touchants. Par exemple, Cyrille et Jean-Baptiste Janisset sont oncle et neveu respectivement. Les deux hommes ne se sont pas vus depuis 2004 suite à des différends familiaux. Cyrille apprend que son neveu expose dans une galerie tout près de chez lui dans le 3ème arrondissement de Paris. Il décide alors de prendre contact avec Jean-Baptiste via son site internet et lui propose de participer avec lui à cette exposition audacieuse organisée par Geneviève Bonieux et son association Art&Motion. Ou encore, pour moi la plus émouvante, cette rencontre entre Jean-David Gonnet (41 ans) et Françoise Sully (91 ans). Jean-David est bénévole au Petits Frères des Pauvres depuis de nombreuses années. Quand il a pris connaissance de ce projet d’exposition en binôme, il s’est rendu à l’Ehpad, La Pirandelle et a rencontré Françoise qu’il ne connaissait pas. Ensemble, tous les lundis ils ont travaillé pour produire leur œuvre commune qui a d’ailleurs obtenu le prix du jury. Cette association a tellement bien fonctionné que Jean-David a décidé de devenir bénévole à l’Ehpad de Françoise.
Mon attention s’est portée sur quelques œuvres individuelles ou en binôme soulevant des problématiques et des propositions plastiques intéressantes. Les artistes Marie-Danielle Koechlin et Marie Van Berchem sont grand-mère et petite fille respectivement. Les deux femmes n’avaient jamais travaillé ensemble et pour cet événement, elles ont présenté chacune une photographie en tirage argentique. Marie-Danielle Koechlin s’est mise en scène nue en train de plonger dans le ventre d’une femme. Une œuvre qui fait référence à la maternité voire au sex. Et pour répondre à cette proposition, Marie s’est également mise en scène nue sortant d’un vagin, emmaillée dans un filet de pêche rouge. L’œuvre commune est une sculpture-installation d’une femme représentée nue où l’on voit sortir de son ventre un filet de pêche rouge contenant des objets ludiques, des documents avec des dénominations de sexe féminin, des pelotes de laine, etc. Cette œuvre est une ode à la maternité, mais il y a aussi l’idée de gestation et d’une continuité filiale.
Aranthell qui formait un binôme avec Dominique Albertelli est une artiste qui pousse le réalisme à un degré incroyable, notamment quand il s’agit de peindre les viandes (voir son instagram) sous différentes formes. Pour Binômes Centenaires, elle a peint une vue somme toute banale de la banlieue française, à partir de la fenêtre d’un train Paris-Venise et sur laquelle elle a reproduit les deux pictogrammes de sécurité présents comme pour renforcer le sujet peint. Les deux artistes se sont rencontrées via les réseaux sociaux. Pour leur œuvre commune, elles ont représenté un personnage avec une tête de chien au regard noir et en fond, la fenêtre du train pour faire éco au tableau d’Aranthell.
Le binôme Naomi Sermet et Janek Deleskiewicz s’est rencontré lors d’une exposition. Pour Binômes Centenaires ils ont peint ensemble une scène de Paris sous les eaux où la nature a repris ses droits. Les humains sont représentés avec des excroissances de branches d’arbre pour représenter la fusion de l’homme et de la nature. Cette œuvre soulève la problématique du réchauffement climatique actuel. Le travail de Noami Sermet est très intéressant et assez poétique. Naomi voue une passion pour le Nord et son grand froid. Ainsi, elle a peint sur plexiglas un paysage en Laponie avec plus d’animaux qu’il n’y en a en vrai pour là encore dénoncer ce dérèglement climatique que les animaux et nous subissons. Cependant dans cette scène, Naomi a laissé des bandes verticales vides qui cassent le rythme du paysage peint. Ces bandes d’oublis représentent ce que le cerveau décide de sélectionner et/ou de mettre de côté. Elles représentent peut-être également le côté plus personnel de l’artiste originaire de Macao et qui ne souhaite plus se souvenir de son passé dans ce pays.

Binômes Centenaires a été un franc succès au vu du nombre de personnes présentes lors du vernissage. Cet événement a été parrainé par les fondations Rochas et Berger Levraut qui réitéreront certainement un soutien à l’association Art&Motion et à Geneviève Bonieux. En tout cas, cette initiative très louable se devait d’être mise en avant et doit être encouragée. Nous devons combattre les cloisonnements qui ont trop tendance à nous isoler les uns des autres et à favoriser des discriminations qui n’ont pas lieu d’être. Pour la deuxième édition de Binômes Centenaires, il serait souhaitable que l’accent soit davantage mis sur la qualité plastique des œuvres, et que la sélection soit plus rigoureuse afin que l’exposition gagne en qualité et en visibilité.