RACHNA BHOONAH
Oh belle demoiselle, tu te presses dans l’allée. Ta démarche semble lui donner des ailes, il finit par s’emballer. Certains te jettent des regards de haut en bas, d’autres des commentaires. Ton joli crop top blanc et tes shorts en jean attirent les hommes autour de toi. Ton cœur bat fort. Tu n’as qu’une envie, c’est de fuir.
Tu t’es habillée ce matin en imaginant la chaleur, en te disant qu’un short est ce qu’il y a de plus pratique pour ta journée. Tu appréhendes un peu en sortant de chez toi, sachant que tu vas traverser un petit parc et croiser un garage de réparation. Tu sais que mécaniciens comme clients vont te regarder de haut en bas. Tu sais aussi que le bus sera bondé et tu te mettras peut-être à côté d’un homme probablement plus âgé que ton père qui aura sans scrupule la tête tournée vers les parties de ton corps que tu n’as pas envie de montrer. Tu n’y peux rien, tu as des seins. Tu n’y peux rien, tu as des fesses et des jambes.
Il fait chaud et tu as mille choses à faire, tu as besoin d’être à l’aise. Mais l’es-tu vraiment ?
Le jardin est public, la rue est publique, les transports, les bords de rivière, la plage… le sont également. Mais comment se fait-il que toi, tu te sentes si mal à l’aise dans ces lieux ?
Soit ils travaillent, soit ils zonent (c.a.d traînent, sans raison spécifique), soit ils sont expressément posés pour regarder passer les femmes. Depuis les premières fois où tu as commencé à porter un soutien-gorge, tu as tellement subi des commentaires que tu les mets tous dans un même panier : ce sont des hommes qui vont te jeter des regards langoureux, et peut-être quelques commentaires allant de « Salut beauté » à des invitations à faire des choses innommables. Ce sont des hommes que tu ignores : baisse la tête, marche vite, ne les réponds pas.
Mais au fond de toi tu es fatiguée. De toujours être sous pression. De toujours devoir réfléchir à ton choix de rue. D’éviter les coins « mal fréquentés » même si ça te rajoute 10 minutes de trajet. D’éviter d’être seule dehors la nuit. D’avoir le cœur qui bat à mille à l’heure si tu croises un homme dans une rue déserte. D’éviter les regards des groupes de mecs. D’éviter au mieux de te faire agresser. D’éviter de te faire violer…
Tu as entendu et même peut-être vécu des histoires assez traumatisantes. Pour certaines, c’était un homme sur sa moto, l’organe sexuel dans sa main, qui passait lentement à côté. Pour une autre, c’était pendant la tendre adolescence qu’un pervers dans une rue calme l’a flashée (c.a.d. montrer une partie intime de son corps alors que l’autre n’a pas envie de voir). Pour une autre encore, c’était un malade (au sens figuré) dans une salle d’attente d’un cabinet médical qui a sorti son organe en tenant son regard dans les yeux de la victime. Il y a des histoires pires, et toutes te hantent dans des moments où tu te sens vulnérable.
De quoi as-tu envie ? Tu veux être libre de t’habiller comme tu veux, sans risquer un commentaire ou un regard (ou pire) d’un inconnu. Tu veux te sentir en sécurité, chez toi comme ailleurs. Tu veux profiter de l’espace public, te retrouver seule en bord de rivière, sur la plage, dans un jardin, dans les transports, sans te sentir guettée ou en danger. Tu veux qu’on ne voie plus les formes de ton corps quand tu n’en ressens pas l’envie. Tu ne veux pas être sexualisée constamment, sans ton consentement. Tu ne veux pas que certains lieux te soient fortement déconseillés, ou interdits par défaut, parce que tu es une femme.
Bref, tu ne demandes rien d’autre que ce à quoi les hommes ont droit.
Les chiffres sont alarmants. À Maurice, le taux de violence ou exploitation sexuelle envers les femmes a augmenté entre 2020-2021 de 81.4 à 91.9 par 100 000 femmes, touchant principalement les femmes de plus de 16 ans, étant étudiantes, et souvent causées par des personnes de leur foyer (source : Statistics Mauritius). Ce que ne reflètent pas ces chiffres, toutefois, est le nombre de cas d’agressions quotidiennes normalisées dans la rue, chez soi, dans les transports ou au travail.
Boys will be boys
Parfois un petit commentaire « anodin » te met mal à l’aise. Tu n’oses pas l’exprimer, parce que tu sais déjà ce qu’on te répondra. Cela peut même arriver au travail, comme pour 32% des femmes d’après une étude française (noustoutes.org). Ton supérieur te dit « Cette robe met en valeur tes jambes », et tu sais que plus jamais tu ne la reporteras en sa présence. Tu en parles à tes collègues, qui vont te dire que c’est normal, que c’est un homme (boys will be boys) et que c’est ton supérieur. Tu apprends donc qu’il ne faut pas se rebeller contre ce type d’interaction, même si cela t’embarrasse et altère ton comportement, ou éventuellement ta productivité au travail. Par contre, tes collègues mâles peuvent porter ce qu’ils veulent, sans se sentir sexualisés par les autres. Tu as appris à enfouir ce sentiment d’injustice.
Tais-toi et sois belle !
L’enfouissement, les femmes ont bien maîtrisé ce type de réaction. C’est perturbant, choquant, alarmant, mais on ne réagit pas et on essaye d’oublier. Ce sont des hommes, ils n’y peuvent rien – ils sont forts, ils s’imposent et ils vont te sexualiser. Mais est-ce normal, et quelles sont les répercussions d’accepter ce genre de réflexion ? Nous apprenons qu’il n’est pas poli de réfuter, d’argumenter ou de se rebeller parce qu’on est femme. Nous sommes censées être toutes petites, douces, respectueuses, calmes et prendre le moins de place possible. Le man-spreading est un exemple littéral de cette attente envers les femmes : certains hommes étalent les jambes dans des espaces partagés (par exemple dans les transports communs), laissant moins de place aux femmes qui vont croiser leurs jambes et se serrer, se faisant toutes petites.
Nous nous retrouvons ainsi à accepter des conditions moins avantageuses que nos confrères, à devoir nous occuper davantage de notre physique que les hommes : ne pas se coiffer, avoir des poils sur le corps ou avoir des cheveux blancs est acceptable quand on est homme, mais bien moins accepté par la société quand on est femme. On apprend à ne pas lutter contre l’injustice quand on promeut un autre qui mérite moins que nous, à accepter de porter plus de charge mentale dans son foyer (pour les tâches ménagères, la gestion du budget ou pour s’occuper des enfants) et à moins se concentrer sur sa carrière ou ses projets personnels. D’après des statistiques de 2022, à Maurice, les femmes sont sous-représentées dans les prises de décision dans la société, bien qu’elles soient aussi qualifiées que les hommes. De plus, notre pays se classe 105ème sur 146 pays en fonction de l’Indice mondial de disparité entre les sexes, 146ème étant le moins paritaire.
Homme, ne pleure pas !
Il va sans dire que tous les hommes ne se ressemblent pas. Ceux qui ne se fondent pas au stéréotype de virilité en souffrent aussi. Étant adolescent, si tu ne t’es pas intéressé à l’arrière-train de la fille sur l’arrêt de bus, tu as sans doute subi des attaques homophobes. Cela a peut-être aussi été le cas si tu laisses transparaître tes émotions et si tu pleures. Tu es censé être « fort », et dans ce monde, c’est synonyme de refoulement de ses émotions. Tu vas parfois trouver cela plus simple de te confier à tes amies qu’à tes amis, car elles vont plus facilement comprendre tes émotions qu’elles ont appris à identifier et comprendre. Pour ceux qui ont grandi dans un environnement imbibé de masculinité toxique, ils n’ont pas appris à mettre des mots sur ce qu’ils ressentent.
« Sois un homme, ne pleure pas ! » ont-ils entendu avec rage, sinon on te traite de « fille » (censé être une insulte, parce que c’est moins bien que d’être un garçon dans la logique de masculinité toxique). C’est ainsi que la tristesse, le stress ou tout sentiment semblable n’existent plus, laissant uniquement place à la colère. Au lieu de se poser et comprendre ce qui dérange ou pourquoi on se sent mal, on explose. On devient même parfois violent. On va même parfois « noyer » ses émotions dans l’alcool.
En somme, personne (homme ou femme) n’a envie d’être sexualisé sans son consentement. Il existe sans doute plusieurs raisons pour lesquelles les femmes continuent à subir ce type d’agression. Elles comprennent, entre beaucoup d’autres : la normalisation de ce comportement des hommes par la société (boys will be boys), la sur-sexualisation du corps féminin dans les médias, l’insinuation d’infériorité des femmes vis-à-vis des hommes (lorsque le mot “fille” devient une insulte pour les garçons), l’éducation disparate entre les genres, notamment en termes de gestion des émotions et du respect de l’autre genre, et certaines traditions que l’on perpétue malgré le changement sociétal (rituels religieux symbolisant l’infériorité de la femme dans le foyer ou la société).
On a un effort conséquent à faire pour atteindre l’égalité, d’après l’indice du genre des Objectifs de Développement Durable (ODD). Même les pays ayant atteint les plus hauts indices (Danemark, Suède et Norvège) n’ont pas atteint l’égalité. Autour du monde, depuis des années, des femmes se lèvent pour lutter contre les injustices à leur égard. Le harcèlement de rue (ou catcalling) est illégal dans certains pays, dont la France et l’Angleterre, où, en 2022, un homme a été détenu et sanctionné (source : BBC). Il faut toutefois que les hommes se joignent aussi au mouvement en traitant les femmes comme leurs égales dans toutes les sphères de la société pour éliminer cette discrimination.