Se nourrir, un acte qui n’a pas  révélé toute sa portée politique

BRUNO DUBARRY

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Chacun est en mesure de constater que l’alimentation est un lien entre le passé, le présent et le futur. L’action de produire et consommer des aliments est le fruit de choix individuels et collectifs qui impactent les domaines social, sanitaire, économique, environnemental ou encore géostratégique. Les crises internationales et leurs ramifications démontrent cruellement combien la nourriture humaine et animale peut être tantôt victime des conflits tantôt une arme des belligérants. Les populations sont donc exposées plus ou moins à des risques majeurs de sécurité alimentaire et nutritionnelle. Là encore chacun peut en constater les méfaits : incertitude systématique sur les marchés d’approvisionnement, inflation chronique des prix, comportements commerciaux abusifs, achats compulsifs, mesures d’urgence.

 

Gouverner c’est prévoir, dit l’adage. Difficile dans une période d’incertitudes multiples. Pourtant il le faut et sans doute plus que jamais auparavant, compte tenu de la dégradation manifeste du climat et des conflits régionaux qui se multiplient. Se nourrir est un acte politique. Qui dit politique dit responsabilité partagée. La raison est que cet acte suppose ou amène à se reposer des questions essentielles : une bonne alimentation, c’est quoi ? Bien se nourrir mais à quel prix ? Sinon qui paie la facture de santé publique ? Qui paye la facture écologique ? Ainsi le consommateur, l’entrepreneur, le législateur sont co-responsables.

Ce qui suit est un préambule, sous la forme d’une courte analyse des chantiers de réforme pour une alimentation durable à Maurice. S’y trouvent également quelques outils permettant d’engager cette transformation du système alimentaire.

(I)       Radicalité et transition

Connaître la finalité d’une réforme est essentiel pour les acteurs sans quoi c’est l’échec assuré. Pour cela, il est nécessaire que l’organisme responsable du pilotage de la réforme ait un sens aigu de la concertation et de la transition planifiée.

La radicalité pour finalité. La transition pour méthode. Ce sont là deux éléments fondateurs pour réformer. La radicalité est ce qui permettra de contempler et planifier le résultat de la réforme alimentaire, sans subir l’existant – qui d’ailleurs se manifestera tôt et fortement dans le processus de changement. Il faut donc regarder à un état fini de la réforme tel qu’il est souhaité et nécessaire compte tenu des besoins et des risques alimentaires déjà évoqués. La transition et ses principes d’action sont essentiels pour la mise en œuvre, il s’agit d’accompagner un écosystème d’acteurs ; dont il faut au préalable comprendre les métiers, les intérêts, les complexités propres à chaque secteur d’activité, comme il faut aussi comprendre les interactions entre ces secteurs d’activités d’un point de vue des conditions d’opération et des facteurs de changement.

Du côté des outils de transition, il serait utile de fixer une « échelle de sécurité alimentaire et nutritionnelle ». Elle permettra de mesurer la progression du pays en termes d’atteinte de ladite sécurité tant aux niveaux d’origine et traçabilité des produits, bénéfices des pratiques culturales et de transformations notamment dans une logique d’agroécologie et d’économie circulaire, création de valeur ajoutée au moyen de filières résilientes et autonomes économiquement, apports nutritionnels pour les segments de population humaine et animale.

Deuxième outil de transition, le « mix alimentaire ». Tel qu’il est employé ici, il s’entend comme un ensemble de régimes adaptés aux conditions environnementales, cultures gastronomiques et contraintes sanitaires des catégories de la population. Les besoins nutritionnels ne sont pas les mêmes suivant les tranches d’âges, l’état de santé et les activités d’une population. Il en va de même pour le règne animal et les élevages notamment pastoraux.

(II)       Filières durables et inclusives

Dans le cadre d’une approche agroécologique où la production alimentaire et la préservation de la biodiversité vont de pair, les alimentations humaine et animale sont interdépendantes d’autres paramètres tels que : l’aménagement du territoire et des activités qui s’y développent, la gestion des ressources naturelles, l’amélioration des conditions de vie des habitants notamment par l’autonomisation économique. Ce contexte est de facto complexe par la diversité des acteurs et des enjeux impliqués. Les responsabilités sont multiples. Il est donc indispensable d’accompagner l’existant dans l’optique de créer de la valeur partagée entre acteurs : prendre soin de ne pas arrêter le constat à des décisions préjudiciables aux parties en présence mais plutôt de focaliser les travaux sur les bénéfices partagés de la transition.

Ces remarques générales posent la question de la gouvernance du système alimentaire. Puisqu’il s’agit de penser la finalité et de planifier la transition en tant que telles, il faut être capable de se doter collectivement d’instances nationales. Maurice ne manque pas d’institutions ou de plateformes de discussion, ni de partenariat régionaux ou d’assistances techniques étrangères. Pour autant, en ce qui concerne la réforme du système alimentaire et tous les enjeux liés, il faut reconnaître que la structure reste à être établie. La justification est tout aussi évidente : une réforme doit être incarnée, elle doit être vue comme un corps composé de membres, disposant d’une coordination et être animée d’un même esprit. Ce qui est observé sur le terrain conforte ce besoin d’une gouvernance partagée. Les décideurs publics, les institutions parapubliques, les entreprises privées et les organisations sociales et civiles (associations, fondations, etc) ont besoin d’être impliqués à un même niveau lors d’une phase de démarrage travaillant sur les fondamentaux de réforme pour une alimentation durable à Maurice.

La « plateforme des filières » pourrait être ce prototype de gouvernance partagée avant une possible institutionnalisation. Cette plateforme doit être créée pour une durée limitée dans un esprit : une mission, un calendrier, des livrables prédéterminés. Afin qu’elle débouche sur les bons véhicules pour transformer le système alimentaire, cette plateforme doit être guidée par les principes de durabilité et d’inclusivité comme le seraient les futures filières de production et de distribution locale ou exportation. À l’ère de l’économie circulaire où rien ne doit être considéré comme un déchet définitif mais comme une future matière première ou secondaire ; les filières durables et inclusives incarneront cet ensemble de processus de production primaire, transformations, distribution, collecte et valorisation des déchets.

L’élément capital au sens de la sécurité alimentaire et nutritionnelle réside dans le modèle économique qui permettra une juste répartition de la valeur entre les parties prenantes (agriculteurs, transformateurs, distributeurs, détaillants) : comment structurer le prix du produit agroalimentaire respectant des pratiques agroécologiques, pour que la filière soit durable et inclusive, c’est-à-dire pour avoir des producteurs qui soient attirés par les métiers, suffisamment rémunérés et avec une certaine liberté entrepreneuriale ?

Le rôle de l’État est capital puisque son signal et son engagement permettront aux initiatives territoriales privées et associatives de ne pas tomber dans les pièges parcellaires, manquant de consistance et de visibilité au long-terme. L’alimentation est effectivement un sujet qui dépasse la seule sphère économique et dont on ne peut laisser l’équilibre à la merci des chocs internationaux, c’est donc à une nouvelle échelle stratégique que doivent se prendre de nouvelles décisions à Maurice et dans la région du sud-ouest de l’océan indien.

Le travail mené au sein de la plateforme des filières doit déboucher sur un cap clair pour l’ensemble des acteurs s’agissant de la solution technique et politique, ainsi que sur la méthode à travers des outils de mesure et des objectifs communs ; vient ensuite le moment de planifier les expérimentations dont la mise en œuvre et le suivi permettront d’aboutir à des modèles adaptés au contexte mauricien, tout en s’enrichissant des initiatives de coopération régionale.

(III) Culture expérimentale et adaptative

La pratique a montré que réformer un système nécessite un changement de culture et donc de pratiques. Cette observation vaut pour le domaine culturel mais aussi pour les disciplines écologique et agronomique.

Opérer une transition du système alimentaire vers des normes agroécologiques appelle un travail sur des modèles socio-économiques puisqu’il s’agira de constituer de futures filières en intégrant plusieurs professions, territoires, catégories de population, types d’organisations, marchés commerciaux entre autres.

L’exemple-type pour une approche territoriale et intégrée, dans laquelle il faut être en mesure d’établir une filière durable et inclusive : une zone géographique relativement large ; détenue en majorité par un/des propriétaires fonciers privés ; hébergeant des zones agricoles et urbaines ; comptant des activités touristiques, sportives, résidentielles et agricoles ; délimitée et traversée par des zones naturelles ou « coulées vertes », protégées ou non protégées mais avec un potentiel de reforestation et développement de la biodiversité. Ils s’en trouvent plusieurs à Maurice et qui rencontrent des défis similaires. C’est une opportunité pour y développer notre modèle agroécologique mauricien.

Compte tenu de la nature du sujet, le vivant, il faut être convaincu de l’importance de cultiver une approche expérimentale et adaptative car les conditions naturelles dans lesquelles vont s’insérer les projets de transition, suivent leurs propres dynamiques qui sont elles-mêmes de plus en plus sous contrainte climatique. Heureusement c’est une caractéristique humaine aussi que de s’adapter au changement, il faut maintenant pouvoir étendre cette nature à nos organisations afin qu’elles ne freinent en rien l’élan de réforme mais qu’au contraire elles catalysent l’énergie et l’envie de faire différemment.

Il appartient à chaque organisation de préparer la venue de cette réforme, en s’employant à tester en permanence de nouveaux modèles dans lesquels les modes de production et de consommation sont les plus durables. Cette voie permettra au moment opportun la convergence des initiatives et des bonnes solutions. Gageons que les futures échéances électorales nationales permettront d’actionner en profondeur la réforme de notre système alimentaire.

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