En attendant l’œuvre complète de Marcel Cabon…

ROBERT FURLONG

- Publicité -
Robert Furlong

L’Atelier des nomades, maison d’édition mauricienne que dirige Corinne Fleury et qui fait revivre avec foi et persévérance des œuvres phares de la littérature mauricienne tout en publiant des auteurs contemporains, sort ces jours-ci l’œuvre complète de Marcel Cabon.

Il était temps : les publications de Cabon n’étaient plus aisément disponibles sur le marché, même chez les revendeurs et cela concerne tant les éditions originelles que certaines rééditions partielles datant des années 1990 et 2000. Cabon allait-il glisser sans qu’on y prenne garde vers l’oubli comme trop d’autres auteurs mauriciens (dont certains pourtant encore bien vivants…) Pour certains collégiens, selon l’année à laquelle ils ont participé aux examens dits de la ‘Senior’, Cabon est ce monsieur qui a écrit les romans Namasté et Brasse-au-Vent. Le souvenir d’un Cabon journaliste et rédacteur en chef de quotidiens est beaucoup plus réservé aux générations anciennes…

Dans des Billets qu’il publiait souvent, Cabon aimait évoquer certaines ambiances littéraires rappelant tel et tel écrivain disparu depuis et, peut-être même, tristement oublié… Cette tendance à évoquer des rencontres entre écrivains, les interactions entre eux ou les confidences échangées s’est perdue en chemin… Pierre Renaud, cousin germain de Cabon, écrivait lui aussi dans ce sens et a laissé des articles constituant aujourd’hui des mines de références fort utiles pour les chercheurs. Dommage qu’on ne puisse trouver sur nos auteurs du moment des évocations comme celles qui suivent !

De 1952 : BILLET. Le Mauricien, 22 septembre 1952.

Je crois bien que c’est Jean Érenne, qui le premier, prononça à Maurice, le nom de Salvador Dali. Jean Érenne, alors, était poète et même poète révolutionnaire. Et la révolution s’appelait le surréalisme. Elle avait son siège dans une petite maison de Beau-Bassin, où l’on mangeait les meilleures rissoles qui fussent jamais. Mais comme elle était la révolution, elle se manifestait aussi dans les rues, au cinéma et dans le train de 6 hres 30. Ce jeune homme, plus long et plus maigre qu’un jour sans pain (nous disions : qu’un vers de Sully Prud’homme), était déjà, de par sa personne, une manière de protestation contre les lois établies. Mais, ce jeune homme parlait aussi ; et ce qu’il disait n’était jamais ce que l’on attend d’un jeune homme de vingt ans, qu’il soit gras ou maigre. En somme, Jean Érenne scandalisait. Dirai-je qu’il n’avait d’autre but ?

Beau-Bassin, en ce temps-là, fournissait le gros de nos effectifs littéraires. Hart y passait une partie de l’année. Raoul Rivet, Raymond Philogène, Auguste Maingard, Edwin Michel et Villiers de Casanove y étaient à demeure. Jean Érenne y faisait ses premières armes (ce qui n’est pas façon de parler) à deux pas de la maison où André Decotter écrivait Toche, entre deux parties de tennis. André Legallant y enseignait les quatre règles. Esaïe David, qui portait alors moustache (comme Nietzsche et Briand) présidait aux destinées d’un cercle qui se voulait d’émulation et même d’émulation littéraire. C’est là qu’un soir, une dame extasiée s’exclama, après les promesses déclamatoires d’un futur journaliste : « Comme il parle bien le français ! On dirait un Italien ! »

Et Beau-Bassin était divisé en deux camps : le camp des jeunes et le camp des vieux. Nous avions décidé qu’il y a deux sortes d’écrivains : ceux qui ont du talent (les jeunes) et les autres. Nous ne faisions exception que pour Hart et André Decotter. Hart n’était plus très jeune, mais il avait du talent. André Decotter avait notre âge, mais… Nous le trouvions pédant, trop bien mis, trop entiché de Rostand et de Géraldy. Car, il va sans dire, la révolution n’aimait ni Rostand ni Géraldy ; et Rostand bien moins que Géraldy, car sans Rostand, qui avait gâté le goût des Français, il n’y aurait peut-être pas eu de Géraldy. Mais le pis, ce n’était pas cela, mais qu’André Decotter, qui lui, ne portait même pas moustache, fut du Cercle Littéraire de Port-Louis. Avoir vingt ans et être membre du Cercle Littéraire ! Voyez-vous Picasso à l’Académie ?

Pourtant c’est ce même Toche qui nous apprit que le cas d’André Decotter n’était pas irrémédiablement perdu. Il y avait là un sens de l’ironie qui n’était pas celle de nos aînés, ces bonzes patinés. Si Decotter persistait dans cette voie, il arriverait à faire des choses admirables. Peut-être même qu’un jour, il écrirait un article sur Dali. Ce jour-là, l’auteur de Toche serait un homme selon notre cœur. Il y a quelques semaines, Le Mauricien a publié ― et en éditorial !! ― un article de Valentin Prunier sur Salvador Dali, le dernier surréaliste.

Mais la révolution est morte depuis beau jour et notre littérature est aujourd’hui affaire de femmes. Elles y font la pluie et le beau temps, plus souvent la pluie que le beau temps. Mais comme elles sont femmes, chacun continue de parler du soleil et de ciel bleu. Quitte à faire comme Jean Érenne ; plier subrepticement bagage et prendre la suite de MM. Rozemont et Émile. Il est vrai aussi que le camp des vieux, aujourd’hui c’est Jean Érenne, André Decotter et moi-même. Pensez donc : des hommes de quarante ans !

De 1953 : BILLET. Le Mauricien, 16 février 1953.

Pèlerinant, samedi dernier, avec Malcolm de Chazal et quelques autres, au flanc du Pieterboth, je me disais qu’il faudra bien que l’on édite un jour ce que l’on pourrait appeler le livre du paysage mauricien. À chacun de nos écrivains serait confié le soin de parler d’un de nos paysages. Nos peintres et nos photographes se mettraient aussi à l’œuvre et l’on aurait ainsi, tiré sur beau papier, un livre qui serait en même temps le livre de la piété mauricienne et un ouvrage qui ferait connaître notre pays à l’étranger. Peut-être même pourrait-on publier le livre dans les deux langues du pays, ce qui pour le tourisme ne serait que plus profitable.

Cela, bien sûr, n’ira pas tout seul. Nous entendrons deux ou trois de nos écrivains réclamer le même paysage. À qui confier Port-Louis, la Grand’Rivière, la Savane ? Mais je crois que Port-Louis revient, de droit, au meilleur d’entre nous, Robert-Edward Hart, qui, samedi encore, écrivait dans Advance, quelques-unes des pages les plus nobles que notre vieille capitale – qui est aussi sa ville natale – lui ait inspirées.

Clément Charoux aurait les Pamplemousses ; Malcolm de Chazal, Crève-Cœur et le Pieterboth ; Villiers de Casanove, la Baie du Tombeau (à moins que Noël d’Unienville qui y est né, ne la lui dispute) ; Jean Érenne, la Grande Rivière… Confiera-t-on Curepipe à Pierre Renaud, Rose-Hill et Beau-Bassin à André Decotter ? Ils sont d’abord poètes, ne l’oublions pas. Il y a une jolie page d’Hervé de Sornay sur la Savane, une jolie page de Loïs Lagesse sur la montagne du Corps de Garde. Gabriel Martial se souvient-il encore d’avoir couru, enfant, sur la colline d’Alma ? Hart laissera-t-il le Champ de Mars à Raoul Rivet ? Rééditera-t-on les pages de Savinien Mérédac sur Grand Gaube ? Quels sont nos paysages qu’aiment Raymonde de Kervern, Edmée Le Breton, Rita Marc ? Et est-il vrai que, pour nous aussi, insulaires, le paysage soit un état d’âme ?

Pour moi, si on me laissait le choix et que je fusse en état de grâce, je tenterais de décrire un sentier qui, sous des arbres séculaires, monte de la Vallée des Prêtres vers le Pieterboth. N’en doutez pas : c’est par ce sentier que Monsieur de La Bourdonnais se rendait à la chaumière de Madame de la Tour. Tout ce paysage est resté tel que Bernardin l’a décrit. Voici les cases sous les tamariniers, voici les vergers de manguiers, voici la source sous la fougère. L’air sent l’humus, la terre végétale, l’écorce mouillée. C’est le chemin de glaise que Paul escaladait pour aller quérir, dans la montagne, la gaufrette de miel et la fleur du longose. Une heure durant, sous ces vieux arbres, on déambule sans voir le ciel. C’est sur cette eau, entre les songes et les roseaux, que Virginie se penchait comme sur un miroir. Une tourterelle, quelque part, dit qu’il va être trois heures et qu’il ne pleuvra plus. Des chèvres cabriolent sur des rochers tachetés de mousse blanchâtre. Le coq des bois sautille de branche en branche. Des barbes de lichen pendent aux vieux troncs noueux. Des mangues pourrissent dans l’arbre. Des goyaviers montent leurs fruits jaunes dans la verdure. L’instant recule, le temps est en vacances. Cet homme qui descend de la montagne, un panier de fruits sur la tête, n’est-ce Domingue ?

- Publicité -
EN CONTINU
éditions numériques