Nuckiren Pyeneeandee Senior Lecturer, Mauritius Institute of Education
1943. Une femme laboureur, enceinte, s’effondre sous des balles durant des agitations qui secouent l’établissement sucrier de Belle-Vue-Harel. La mémoire populaire conserve encore, 80 ans plus tard, le nom et l’image d’Anjalay Coopen, érigée en symbole de résistance au point de devenir une championne de la lutte des travailleurs. Qu’en est-il du déroulé exact des évènements de septembre 1943 ? Quel rôle Anjalay y a-t-elle joué ? Le flou demeure. Au fil des décennies, quelques auteurs mauriciens se sont approprié la figure d’Anjalay et les incidents pour en donner leur propre interprétation. Dès 1943, à la suite de la fusillade, le pandit Permal Soobrayen (1886-1952), écrivain, enseignant et orateur, compose un poème en tamil adressé à Anjalay. Découvrons-le à travers une traduction en français de Mootoocomaren Sangeelee, un des disciples de l’auteur.
Élégie à une martyre
Le poème de Soobrayen est une émouvante dénonciation de la mort brutale subie par Anjalay. Les premiers vers évoquent l’élégie, une forme de poésie lyrique à tonalité triste. La peine exprimée dans le texte est double. La désolation de la multitude devant cet acte de “cruauté” se mêle au chagrin du poète. Dans la dernière strophe, on entend un même cri d’incompréhension lancé à Anjalay : “Quel a été ton crime en ce monde / Pour qu’on t’ait réduite à un tel sort ?” Le poète accuse. Il condamne la hargne des assaillants à l’égard d’une femme faible et sans défense. Seule contre la “horde”, elle ne pouvait que tomber. La comparaison avec une “biche, victime du chasseur” souligne la fragilité d’Anjalay prise dans un combat inégal. Elle est tombée comme du gibier. Cependant, le poète voit en cette mort abrupte un immense sacrifice car Anjalay a laissé sa “noble vie”, animée d’un sens ardu du devoir. Elle se devait de venir de l’avant, elle devait confronter “les méchants”. Ce don de soi absolu la rend incomparable.
Portrait d’une femme exemplaire
La bravoure d’Anjalay force le respect et l’admiration du poète. Sa condition de femme modeste n’a pas été un frein à sa décision de “soutenir le bien”. Sans grande érudition, elle a enseigné par l’exemple. Elle-même sans fortune, elle a encouragé des personnes “sans ressources”. Anjalay a endossé une destinée que rien ne semblait présager. Le poète s’interroge. Qu’est-ce qui a pu motiver une telle femme à se dresser contre l’injustice ? Dans la troisième strophe, il imagine des mots qu’Anjalay aurait pu (se) dire pour justifier sa démarche. Elle affirme, qu’à l’égal des hommes, elle possède une “âme immortelle” pour accomplir le devoir. Même si elle ne peut s’impliquer dans les “divers mouvements / Qui se font dans le pays”, elle est, malgré cela, capable de guider les gens autour d’elle. Nous avons ici une évocation de la mobilisation grandissante des masses à cette époque. Anjalay, femme humble devient alors meneuse d’hommes. Son caractère intrépide ne laisse pas le poète insensible. Le vers “Rare perle de Belle-Vue !” adressé à Anjalay condense toute sa fascination.
Apothéose d’une démunie
La mort d’Anjalay ne signifie pas une fin selon le poète. Elle inaugure, bien au contraire, une existence éternelle pour la “pauvre et innocente femme”. Dès la première strophe, le poète affirme sur un ton prophétique que le meurtre ignoble d’Anjalay sera connu en tout lieu et pour toujours. D’autre part, il estime qu’un être si généreux et vaillant ne pouvait vivre en paix dans ce monde où domine la tyrannie des “vaniteux, des gens vils et des trompeurs”. À présent réfugiée dans le “coeur pur des bons”, Anjalay est immortelle. On se souviendra d’elle. Le poète est voyant. Anjalay appartient véritablement à un ailleurs. Le poème de Soobrayen aboutit à une consécration spectaculaire de la suppliciée. Cette femme simple, naguère terrassée par des balles, est acclamée et reçue avec grande joie au paradis des valeureux. Là, le poète constate que des “héros, auréolés de gloire” la considèrent comme une des leurs. Le courage et le sacrifice d’Anjalay l’ont sans doute élevée à ce rang. Le poète dévoile surtout la grandeur insoupçonnée d’une femme au “coeur précieux”.
Le poème en cinq strophes de Permal Soobrayen marque l’entrée en littérature d’Anjalay Coopen, figure historique. Dans ce fervent hommage, la victime est sublimée en modèle et heroïne. Suivront d’autres créations inspirées de près ou de loin par Anjalay et les affrontements de Belle-Vue-Harel. En 1977, la chanson engagée 1943 de Siven Chinien rappellera l’année où “Anjalay, enn mama, perdi so lavi kout fizi”. Une pièce de théâtre en créole d’Henri Favory intitulée Anjalay est publiée en 1980. Sans référence au soulèvement de 1943, on y trouve un personnage du nom d’Anjalay, femme laboureur et enceinte, qui refuse de subir le silence qu’on lui impose après une tentative de viol sur elle. La nouvelle La Mort d’Anjalay signée Ananda Devi Nirsimloo-Anenden et parue dans l’édition 1995 de la Collection Maurice montre une Anjalay acharnée et féroce dirigeant des troupes de laboureurs sans armes vers le “château” de l’oppresseur et par là même, vers sa propre mort. En 2003, Pyneesamy Padayachy publie Anjalay, une pièce de 3 actes en anglais qu’il traduira lui-même en créole plus tard. Y paraît Anjalay en chef de file pacifiste des laboureurs accablés de Belle-Vue qui font grève pour réclamer une hausse de salaire. Tous ces ouvrages, relevant de divers genres et langues, contribuent au souvenir pluriel qui se perpétue jusqu’à nos jours autour d’Anjalay Coopen.