Sur le plan géopolitique, 2023 ne fait que confirmer la tendance amorcée ces dernières années démontrant un déplacement graduel mais constant vers l’Est du centre de gravité de la gouvernance mondiale. D’ailleurs, le résultat du vote au Conseil de sécurité des Nations unies le 8 décembre est très parlant et aurait été reçu à la Maison-Blanche comme une véritable douche froide, mettant en évidence le processus d’isolement de Washington sur la scène internationale, suite à un texte sur le Proche-Orient présenté par les Émirats arabes unis et qui a reçu 13 voix sur 15 pour, une seule contre, celle du veto américain. Même le Royaume-Uni, perçu comme un laquais inconditionnel des États-Unis, ne les a pas suivis en préférant s’abstenir.
Mais quoi qu’il en soit, force est de reconnaître que les divergences et tensions géopolitiques qui caractérisent les relations internationales sont si profondes qu’elles entravent considérablement toute prise de décisions en vue de la résolution des grands problèmes et enjeux auxquels est confrontée notre planète. Le grand patron de l’ONU, Antonio Guterres, a même qualifié la communauté globale de « famille dysfonctionnelle ». C’est sans surprise donc qu’une des plus importantes rencontres multilatérales de 2023, le 18e Sommet du G20, qui s’est tenu en septembre dernier à New Delhi et qui a vu la participation de Maurice en tant que Guest Country, n’a finalement accouché que d’une souris. S’il est vrai que le sommet a renforcé la stature internationale de l’Inde, la déclaration finale de ce forum représente le strict minimum de ce qu’attendaient les observateurs, que ce soit sur les énergies fossiles, ce bien que le G20 représente plus de 80% des émissions des gaz à effet de serre, la guerre en Ukraine sur laquelle le texte fait complètement l’impasse notamment l’invasion russe ou encore les tensions commerciales et économiques entre les États-Unis et la Chine.
Soulignons, à propos, que ni Xi Jinping ni Vladimir Poutine, deux poids lourds de la gouvernance mondiale, n’avaient fait le déplacement à New Delhi ; le premier estimant le G20 comme « trop occidental » alors que le second fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la CPI. Mais le plus grand gagnant de cet événement planétaire, et qui émerge comme une étoile montante de la politique mondiale, n’est nul autre que le PM indien qui, malgré les retombées en demi-teinte, a réussi un joli coup de poker en faisant d’une pierre plusieurs coups à sept mois de l’expiration de son mandat gouvernemental. Et les premiers résultats sont déjà là. En effet, la victoire éclatante du Bharatiya Janata Party (BJP) le 3 décembre aux scrutins régionaux dans les États de Rajasthan, du Chhattisgarh et du Madhya Pradesh constitue un boost moral significatif pour le PM en vue d’affronter les législatives de mai prochain en toute confiance. Cette victoire est d’autant plus remarquable qu’en 2018, le BJP avait perdu le Rajasthan et le Chhattisgarh, deux États passés aux mains du parti du Congrès, actuellement dans l’opposition sur le plan national.
Pour revenir au G20, profitant de sa présidence qui s’est terminée fin novembre, Narendra Modi n’a pas fait dans la demi-mesure pour étendre son rayonnement sur le plan international également avec pour objectif inavouable d’assumer le leadership du Sud global. Dans la conjoncture actuelle donc, l’adhésion officielle de l’Union africaine au G20 en 2023 constitue une victoire importante non seulement pour notre continent, la diplomatie indienne mais également pour le PM sur le plan strictement personnel. D’autre part, après un accueil en grande pompe à la Maison-Blanche et à l’Élysée en juin et juillet dernier respectivement, Narendra Modi avait voulu faire de ce sommet un moyen par excellence pour le Sud global de s’affirmer comme un acteur majeur de l’ordre international. Car, face aux inégalités croissantes, aux prix élevés des denrées alimentaires et des carburants, aux défis du changement climatique, aux conflits et guerres qui ébranlent plusieurs régions du monde, etc, de nombreux pays remettent désormais en question la pertinence d’une gouvernance dominée par l’Occident qui, selon eux, est à bout de souffle en ce qu’il s’agit de la sauvegarde du bien-être et de la sécurité de l’humanité dans son ensemble. Mais il est évident que le rôle que tenterait de jouer Narendra Modi comme un pont entre le monde développé et celui en développement ne serait pas tâche facile vu que New Delhi demeure dans une situation géopolitique hautement délicate dans le triangle Pékin-Moscou-Washington.
Ainsi, le système actuel de gouvernance mondiale, caractérisé par un ordre postcolonial, des normes de double standard et ne répondant plus aux besoins fondamentaux des peuples, se trouve à un tournant de son histoire. Et depuis le début des années 90, même après l’émergence d’un monde unipolaire, le développement universel est entravé par des crises économiques et financières récurrentes, exacerbées par des agitations sociales et politiques dans plusieurs régions de la planète. Résultats : la croissance mondiale s’essouffle, la dynamique de la coopération internationale est battue en brèche, le fossé Nord-Sud se creuse davantage et la mise en œuvre du Programme de développement durable des Nations unies à l’horizon de 2030 prend du plomb dans l’aile.
Des pays en développement ont, dans ce contexte, décidé de prendre les choses en main car le mode actuel de la gouvernance qui ne veut, en aucun cas, se restructurer pour s’adapter aux nouvelles réalités planétaires mènerait, tôt ou tard, notre civilisation dans le gouffre. Par conséquent, la volonté de construire un modèle alternatif s’est manifestée dès la première réunion des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) en juin 2009 à Ekaterinbourg. Et ces dernières années, en soutenant l’esprit d’ouverture, d’inclusion et d’un partenariat gagnant-gagnant, les pays du BRICS ont renforcé le sens de la solidarité entre eux – mais pas seulement – et poursuivi une tendance de développement commun tout en élargissant leur influence sur le plan global. D’autre part, face à un accroissement des sentiments anti-mondialisation, à la résurgence du protectionnisme et d’unilatéralisme, la demande d’adhésion au groupe BRICS a, manifestement, dépassé l’attente des membres fondateurs qui, après de longues délibérations lors du 15e Sommet à Johannesburg en août dernier, ont finalement porté leur choix sur 6 États qui rejoindront l’organisation dès le 1er janvier 2024, ce même si le nouveau président argentin, Javier Milei, qui a pris ses fonctions le 10 décembre 2023, a annoncé qu’il renoncerait à cette adhésion.
Il convient de constater que la coopération au sein des BRICS constitue une relation somme toute singulière : elle transcende l’ancienne pratique inavouable consistant à tirer des lignes rouges en fonction de l’idéologie politique et de l’appartenance à tel ou tel groupe ou bloc pour adopter une nouvelle voie de respect mutuel et d’interdépendance. Certes, même si les relations bilatérales entre certains membres sont loin d’être un long fleuve tranquille – l’Inde et la Chine, par exemple, ont des différends frontaliers dans l’Himalaya qui leur ont même valu une guerre sanglante en 1962 et qui sont sources récurrentes de tensions depuis –, ils arrivent, tout de même, à tourner leur regard vers l’horizon lorsqu’il s’agit d’œuvrer pour faire avancer la cause de l’organisation et de la communauté internationale.
Ainsi, alors que la pandémie de la Covid-19 et la crise ukrainienne ont entraîné des perturbations profondes dans les chaînes d’approvisionnement mondial, une hausse significative des prix des matières premières et une fragilité accrue du système monétaire et financier global, les pays du BRICS ont apporté des contributions vitales à la croissance économique mondiale en faisant progresser régulièrement la coopération dans les domaines tels que la finance, le commerce, l’investissement de même que l’énergie, tout en octroyant une assistance considérable à la sécurité alimentaire, au changement climatique, au paiement transfrontalier et au règlement en monnaie locale.
Quant au système financier justement, dans le but de minimiser les influences des institutions de Bretton Woods – FMI et Banque mondiale –, accusées, dans certains milieux, d’appauvrir les pays pauvres et d’enrichir les pays riches de par leurs conditions contraignantes, la Nouvelle Banque de Développement (NBD), l’organe économique et financier des BRICS, a été mise sur pied à Shanghai en 2014 afin de mobiliser des ressources pour des projets d’infrastructures et de développement durable. Autre objectif phare de cette nouvelle institution, la création d’une monnaie d’échange internationale alternative pour contrecarrer l’hégémonie du dollar. Cette éventualité, c’est-à-dire, la dédollarisation, considérée jusqu’à tout dernièrement comme plutôt théorique, gagne sérieusement du terrain, notamment face à la volatilité des marchés internationaux et au niveau d’endettement des pays intermédiaires. Même la France, pourtant membre influent du G7 mais qui n’a pas voté avec les États-Unis le 8 décembre, a annoncé son intention de se joindre au club des pays promouvant la dédollarisation.
Il ne faut pas se leurrer. Face à tous les maux qui affligent les peuples de la planète, le système de gouvernance mondiale est devenu pratiquement inopérant, ce alors que l’ONU continue à patauger dans une profonde stagnation paralysante sans perspective aucune de restructuration à l’horizon. En réponse à l’indifférence affichée eu égard à une répartition totalement inégalitaire de la richesse planétaire, l’initiative de 42% de l’humanité d’accorder leurs violons pour changer la destinée des peuples du monde entier ne peut être balayée d’un revers de la main comme tentent de le faire ceux deux côtés de l’Atlantique Nord pour essayer, manifestement, de s’accrocher à leurs prérogatives.
Il ne faut pas se leurrer. Face à tous les maux qui affligent les peuples de la planète, le système de gouvernance mondiale est devenu pratiquement inopérant, ce alors que l’ONU continue à patauger dans une profonde stagnation paralysante sans perspective aucune de restructuration à l’horizon.