Jamie Cartick, 26 ans, est la directrice du Collectif Urgence Toxida (CUT), organisation non gouvernementale incontournable en matière d’actions et de stratégies de réduction des risques auprès des usagers de drogues. Assumer ce poste en étant jeune, plus précisément, “une jeune femme “, dit-elle, est un défi qu’elle relève depuis août 2023. Son engagement dans cette cause est loin d’être dû au hasard, mais à une réflexion mesurée. Jamie Cartick parle de vocation. Elle emboîte naturellement le pas à d’autres, dont des femmes qui, avant elle, ont œuvré pour faire reculer les risques sanitaires auxquels sont exposés des usagers de drogues. Elle en profite pour leur rendre hommage.
“Parce que je suis jeune, je voyais des regards interrogateurs l’air de se demander en me dévisageant : Est-ce que tu sais de quoi tu parles? J’ai même entendu au cours d’une réunion à mon propos : “Fek ne !” Jamie Cartick sourit. Le ton est lancé, car le sujet – son jeune âge pour le fauteuil qu’elle occupe – est inévitable. Les responsabilités qui lui ont été confiées en tant que directrice de CUT et qu’elle a aussi souhaité relever, ne sont pas des moindres. Assurer une mission en lien avec l’utilisation de drogues, alors que cette question est actuellement très problématique dans la société mauricienne, est loin d’être une tâche aisée. C’est vrai qu’avec sa longue chevelure ébène cascadant sur sa robe d’été et son visage juvénile, Jamie ressemble plus à une étudiante en première année d’université qu’à une directrice d’ONG ayant pour interlocuteurs des stakeholders publics, professionnels du secteur privé, des acteurs sociaux d’expérience ou encore des militants et experts en addictologie étrangers.
Qu’on ne s’y méprenne pas sur son apparence ! Ceux qui ont appris à la connaître dans le cadre de la prévention ont vite compris que Jamie Cartick est une jeune femme qui croit dans l’engagement pour une cause. Elle a pris le temps d’observer, d’apprendre, de s’imprégner d’un environnement pas toujours facile dans lequel évoluent les bénéficiaires de l’ONG. D’ailleurs, sa voie, elle ne l’a pas choisie au hasard ou parce qu’elle a été dictée. Jamie croit aussi en elle. En sa capacité et sa vision. Son engagement, sa volonté et sa soif de vouloir transmettre ses acquis à ses pairs donnent tort à ceux qui gardent des œillères pour blâmer sa génération et qui se disent convaincus que les jeunes ne sont pas à la hauteur pour assurer la relève de leurs aînés.
Jamie quitte l’université de Maurice avec un degré en psychologie en poche. Elle est aussi titulaire d’un diplôme universitaire de La Réunion en addictologie. “Avant même de commencer mes études, précise-t-elle, j’étais tombée sur une campagne Support don’t punish, l’activisme alors battait son plein. J’ai été à ce moment-là profondément touchée par tout le discours autour de la décriminalisation du cannabis. J’avais opté pour la psychologie parce que j’ai une propension à l’écoute.” Elle poursuit: « Pendant mes études, je me suis rendue compte que je développais une passion pour l’addictologie, notamment aux substances. À la fin de mes études, j’ai fait des stages en ressources humaines avec l’opportunité de travailler chez CUT, organisation qui s’est révélée être mon coup de cœur. J’ai pu participer à ses différentes campagnes, ce qui m’a totalement plu.”
À ses débuts au sein de l’organisme, il y a quatre ans, elle est chargée de suivi et d’évaluation des projets. Elle analyse les données quantitatives et prépare des stratégies pour atteindre les objectifs fixés par CUT. “Commencer ainsi m’a permis de comprendre la fondation de nos projets, de faire du terrain et d’aller à la rencontre des autres. Mais je ne me suis jamais limitée qu’à mon champ d’intervention. Mon prédécesseur a agi comme un mentor et m’a initiée à d’autres aspects de notre mission tels les politiques de drogues. Je l’ai accompagné aux meetings avec nos partenaires des différents ministères. J’ai progressé et franchi des étapes pour devenir chargée de programme.”
Au fur et à mesure qu’elle avançait, la confrontation avec la réalité liée à l’utilisation des drogues et leurs usagers a été une autre paire de manche pour la jeune femme. Pour affronter les situations difficiles, le travail en équipe – et, en cas de besoin, avec le clinical supervisor – a été un support indéfectible. “J’aime le contact humain. Je suis particulièrement sensible au vécu des personnes qui ont un parcours difficile”, dit-elle, comme pour rappeler que les difficultés et imprévus qui découlent des relations humaines font partie des prérogatives qu’elle a acceptées. Après le départ de son prédécesseur, il était évident pour l’équipe en place de même que pour le conseil d’administration que Jamie Cartick était celle qui était la plus armée pour prendre le gouvernail de CUT.
“Avant de postuler, je me suis posée tout plein de questions, dont évidemment sur mon âge. Quand je siège dans des comités composés principalement d’hommes mûrs, je suis la plus jeune des participants, en sus d’être une femme, ce qui rend les choses particulièrement difficiles. Avant même d’être nommée directrice, ce n’était pas aisé de se faire entendre dans des meetings”, raconte-t-elle.
“Les autres femmes qui sont dans la lutte et la prévention depuis des années ne seront pas confrontées aux mêmes regards et jugements, car leur expérience sur le terrain appelle au respect. Avec le temps, j’ai appris à m’affirmer, à être plus ferme et à mesurer le bon moment pour prendre la parole. J’ai été encadrée. Je me suis inspirée des autres femmes, telle Ragini Rungen (ndlr: responsable de l’ONG Lakaz A), qui sont dans le même domaine. La Journée Internationale des Femmes n’est pas loin. J’ai une pensée spéciale pour les femmes qui ont laissé leurs traces à CUT. Elles symbolisent la force. Aujourd’hui, j’apprends encore à gérer l’approche et l’attitude que les autres peuvent avoir envers moi”, concède Jamie Cartick.
Quant aux bénéficiaires, dit-elle, ceux qu’elle rencontre réagissent positivement à sa présence sur le terrain. “Ils ne savent pas toujours que je suis la directrice de CUT. J’ai remarqué qu’ils sont très réceptifs, voire heureux de voir, pas que moi, mais des jeunes s’engager dans la lutte contre le VIH et dans la réduction des risques. Pourquoi ? Parski zenes konpran dialog ek deroulma koltar. Et c’est encourageant pour nous d’entendre cela. Être jeune est aussi un atout dans notre engagement. Les messages à l’intention de notre génération passent mieux. L’information véhiculée est vite assimilée. Notre point fort, nous les femmes de terrain, c’est que notre statut facilite le contact et met nos bénéficiaires en confiance. D’ailleurs, je suis de nature compatissante et je crois dans cette philosophie “Take care of your people, they will take care of your programme.”
La directrice de CUT dévoile un enthousiasme qui caractérise aussi sa génération. Elle est animée par l’envie de bien faire, d’apporter des stratégies qui s’inscrivent dans son temps, de former ses pairs et leur transmettre sa vocation. Quand on lui fait remarquer qu’avec la professionnalisation du secteur social, le turn over du personnel dans les ONG est un mouvement récurrent qui ne cesse de redéfinir leur engagement, elle affirme en être consciente. La jeune femme, posée, explique qu’elle prend pleinement la mesure de ses intentions. “C’est dur de faire avancer une cause. La fatigue peut, très vite, s’installer. Beaucoup de personnes engagées dans une lutte ressentent cette fatigue. Je ne sais pas comment cela se passera pour moi, mais je sais que je serai toujours animée par le désir et la passion de transmettre mes connaissances aux jeunes. Je ne veux pas m’éloigner de ma vocation et j’espère être là pour longtemps. Le jour où j’aurai à partir, je voudrais le faire en sachant que j’ai laissé une empreinte concrète et une équipe formée qui, à son tour, sera une courroie de transmission.”
Jamie ne passe pas par quatre chemins quand elle dit qu’elle veut “voir grand” pour sa génération et celle à venir. Car c’est avec celles-ci que les changements s’opéreront. “Quand je vois ce que font l’Australie et le Canada, entre autres, en terme de programme pour la réduction des risques, oui je veux voir grand. Notre génération sera plus réceptive aux informations que nous lui donnerons.”
“Notre génération émerge et s’exprime sur d’autres plateformes, they show-up in a different way. Je vois beaucoup de jeunes de ma génération s’intéresser, par exemple, à la politique. Même s’ils ne vont pas voice-out de manière forte, ils en parlent sur des réseaux sociaux, poursuit la directrice de CUT. Nous avons grandi avec des réseaux sociaux et c’est normal que nous nous exprimons par ce biais. Les jeunes veulent s’impliquer dans des actions, mais ils ont envie de s’engager différemment.”
“Nous sommes dans une société qui nous bouscule et qui nous demande de travailler dur encore et encore, parce que c’est comme cela qu’on mesurera notre succès professionnel. Même aujourd’hui encore, on me demande : Tu ne voudrais pas trouver un travail stable ? Je comprends les questionnements qu’on entend actuellement à propos des jeunes et de l’emploi. Mais tout comme il faut créer le système adapté afin de permettre aux jeunes de s’engager dans une cause, le pays doit aussi créer des conditions pour que ceux-ci puissent évoluer dans la sphère professionnelle. Il faut leur donner l’envie et les moyens de rester à Maurice. Le pays peut offrir de meilleures opportunités aux jeunes. Malheureusement, la qualité de la vie est en train de baisser parce que les prix ne cessent de s’enflammer. L’impact sur les plus vulnérables, dont les personnes vivant avec le VIH, est conséquent”, observe Jamie Cartick.