Notre invité de ce dimanche est le Senior Counsel Antoine Domingue, qui a répondu à nos questions, vendredi, sur l’actualité du moment : la performance de l’Alliance du Changement après six mois de gouvernement et les élections municipales.
O Nous sommes presque à six mois depuis que le nouveau gouvernement est installé. Quel est votre bilan global de son action pour cette période ?
— Il me semble que le nouveau gouvernement va dans la bonne direction, mais on peut, peut-être, lui reprocher de ne pas aller à la vitesse que l’on aurait souhaité. Mais il faut lui donner un peu de temps et ne pas penser que tout puisse se faire en six mois. Il y a des contraintes et une certaine inertie administrative qui ralentit, selon certains…
O De l’inertie ou carrément du boycott, comme le disent les membres du gouvernement ?
— Je dirai inertie et boycott, il y a un peu des deux, et ceci explique cela. Fort de l’expérience acquise en six mois, on devrait en tirer les leçons et corriger les erreurs. Mais je pense que, globalement, ça va dans la bonne direction avec les textes de loi votés au Parlement, selon le programme électoral. Aujourd’hui, on est en train de respirer un air beaucoup plus pur que celui qu’il y avait avant, les gens se sentent beaucoup plus libres qu’ils ne l’étaient : il n’y a qu’à voir le fonctionnement du Parlement. On ne peut pas dire que ça ne va pas globalement de façon positive, il y a sans doute des détails…
O Mais il y a aussi, et de plus en plus, des désenchantements, des mécontentements…
— C’est normal, parce qu’on ne peut pas contenter tout le monde. Nous sommes encore tributaires de la surenchère électorale, nous sommes en grande difficulté économique et le bilan économique ne se prête pas à des largesses. Ce que j’avais d’ailleurs déjà prédit dans une interview l’année dernière, bien avant les élections.
O Nous allons revenir sur ce sujet plus tard. Le nouveau gouvernement semble avoir des problèmes avec les nominations dans les corps paraétatiques. Ou bien elles sont faites rapidement et surprennent dans certains cas, ou bien elles prennent du temps, ce qui fait que des institutions sont sans directeur et sans conseil d’administration dans l’impossibilité de fonctionner…
— C’est un reproche fait très souvent auquel il a été répondu que cela prend du temps. Sans doute, mais je pense qu’on aurait dû avoir fait plus vite. Il me semble qu’en deux-trois mois, on aurait dû avoir nommé tous ceux qu’il fallait pour que le travail puisse commencer. Savez-vous qu’une lettre de nomination a pris deux mois pour sortir d’un ministère pour arriver à l’autorité régulatrice et deux autres mois pour revenir à la source ?! Quatre mois pour qu’une lettre aille d’un bureau à un autre avec retour : C’est du red tapism !
O Du red tapism organisé, fait exprès ?
— Je ne sais pas si c’est du boycottage ou de l’inertie. Je pense qu’il y a beaucoup d’inertie administrative sur laquelle et le gouvernement et les responsables de la fonction publique dans leur ensemble devraient réfléchir afin d’y mettre fin. Il n’est pas possible qu’une nomination qui demande une interaction entre le ministre, le Premier ministre, le leader de l’opposition et le chef de l’État prenne quatre mois ! C’est quatre mois de perdus, et dans cette période de temps, il y a beaucoup de choses qui peuvent être faites.
— Beaucoup de postes sont encore vacants dans les corps paraétatiques essentiels comme le CEB, la CWA, la MTPA, pour ne citer que quelques-uns. Est-ce que cela indique que le gouvernement n’a pas suffisamment de candidats valables pour les occuper ?
— Je ne le pense pas. Je crois qu’il y a, à Maurice, beaucoup de personnes qui ont les capacités voulues pour occuper les postes dont vous parlez. Mais c’est vrai que tout prend trop de temps. On avait dit que les 100 premiers jours étaient la période de grâce qui est largement dépassée, et nous sommes arrivés dans une zone de turbulence…
O… de disgrâce ?
— De disgrâce dont il faut tenir compte. Il faut faire bouger les choses et secouer là ou il faut. Il faut savoir d’où le problème provient si c’est la faute des fonctionnaires ou celle des décideurs. Il faut s’assurer que dans les prochains trente jours, tous les postes dont nous parlons dans les corps paraétatiques soient remplis. Beaucoup de personnes se plaignent que leurs demandes ou dossiers ne peuvent aboutir parce que les boards qui doivent les examiner et les approuver ne sont pas constitués. Il faut mettre en place les personnes et les mécanismes qui font avancer les choses comme on l’a promis à la population.
O Par contre, la FCC et la police, qui semblaient plongés dans une léthargie sous l’ancien gouvernement, se sont réveillées et font feu de tout bois. Elles multiplient les interpellations, les interrogatoires et les accusations provisoires. Tout cela va-t-il déboucher sur du concret ?
— Je le pense, parce que les dossiers qui ont été mis à jour sont des dossiers qui paraissent assez probants. C’est comme l’histoire du Dr Chady et l’affaire Boskalis qui a fini par trouver son aboutissement en cour d’appel…
O Après de longues années de procédure…
— Ça prend le temps qu’il faut. Les affaires en cours ne vont pas être conclues dans quelques mois puisque l’enquêteur dans l’affaire Padayachy est venu déclarer en cour que l’enquête durera au moins une année. Ce n’est donc pas pendant le mandat de ce gouvernement que ces affaires vont trouver leur aboutissement. De toute façon, ces affaires ne relèvent pas de la responsabilité du gouvernement, mais de celle de la FCC, du DPP et de la cour, qui sont des institutions indépendantes qui n’ont aucune instruction à prendre du gouvernement et qui doivent assumer leurs responsabilités. Mais on ne peut pas penser qu’il suffit de presser sur un bouton pour qu’une affaire se termine. Il y a des procédures qui peuvent aller jusqu’au Privy Council, ce qui prend du temps.
O C’est une question que l’on entend souvent, ces jours-ci : comment ces fraudes alléguées révélées quotidiennement et qui touchent l’argent public ont-elles pu être réalisées sans que les autorisés responsables des contrôles ne s’en aperçoivent ?
— Je pense qu’on s’en est aperçu, mais que tous ont gardé le silence en ayant peur de parler. Je pense qu’il y a eu un complot de silence et que ça, c’est passé dans une époque où les gens avaient peur du MSM et de sa police, et de se retrouver derrière les barreaux. Souvenez-vous comment les parlementaires ont été traités à l’Assemblée législative pendant plusieurs années, du renvoi des élections municipales. Face à tout cela, vous croyez que le fonctionnaire allait pouvoir donner une déclaration à la police du MSM ? Face à cette situation inédite que nous avons vécue pendant les dix dernières années, il n’y avait pas d’autre solution pour l’électorat que de faire table rase et se débarrasser complètement du régime pourri. Aujourd’hui que nous sommes dans un nouvel écosystème et que les gens se sentent un peu plus libres, ils sont plus capables de s’exprimer, même s’ils prennent du temps pour le faire. C’est le cas de l’ex-gouverneur de la banque de Maurice, Harvesh Seegolam, qui, après réflexion, est en train de venir faire certaines révélations.
O Le leader de l’opposition a déclaré, en se référant aux interpellations de membres de l’état-major du MSM, que l’actuel gouvernement était en train de pratiquer une chasse aux sorcières contre son prédécesseur. Quelle est votre réaction à cette déclaration ?
— Je ne suis absolument pas d’accord avec son point de vue. Je pense qu’il a été fait dans un contexte particulier, d’anciens ministres redoutant de se retrouver dans le collimateur de la FCC. En fait, je pense que la bonne réponse à cette déclaration a été donnée jeudi dernier, lors du meeting de l’Alliance du Changement à Rose-Hill : le gouvernement n’est pas en train de faire une chasse aux sorcières, mais une chasse aux voyous qui ont volé de l’argent public. D’autres enquêtes sur d’autres cas sont en chantier, dont le gros dossier sur l’achat des produits pétroliers et l’affaire Silver Bank. Ce sont des enquêtes qu’il faudra approfondir et qui prendront le temps qu’il faudra. Mais quoi qu’il en soit, on ne peut pas tergiverser avec l’argent public, et je salue le fait que la FCC est en train de s’atteler à la tâche.
O Dimanche dernier dans Week-End, le Directeur des Poursuites publiques disait que si certaines lois n’étaient pas amendées, les gros poissons, qui sont actuellement dans le viseur de la FCC, pourraient s’en sortir sans grands dommages. Partagez-vous cette inquiétude ?
— Le DPP a probablement raison, et je suis de son avis. Avec le système actuel, on a des enquêtes qui durent des années et finissent par constituer un épais dossier qui atterrit sur le bureau d’un cadre du parquet qui va mettre des mois pour en prendre connaissance. Tout cela va prendre des années avant que l’affaire n’arrive en cour. Ce que le DPP appelle de ses vœux, et je suis entièrement d’accord avec lui : il faut que l’enquête soit supervisée par son bureau. Pas pour prendre la place de la police, mais pour veiller à ce que les choses soient faites dans la légalité, que les procédures soient suivies et que l’enquêteur travaille de concert avec un officier du parquet, surtout sur les grosses affaires. Il ne s’agit pas de cacophonie, mais d’une symphonie. Il faut instaurer un système où il y a une synergie entre ceux qui mènent l’enquête et le bureau du DPP dans la transparence ce qui va mener à plus de rapidité.
O Le Premier ministre adjoint a déclaré, jeudi, que le prochain budget sera difficile. Le budget fera-t-il partie des mesures impopulaires que le gouvernement sera obligé de prendre et qui va le rendre de plus en plus impopulaire, comme vous l’aviez prévu il y a déjà quelques mois dans l’interview publiée dans Week-End avant les élections ?
— Le gouvernement n’a pas le choix ! L’impopularité est nécessairement prévisible dans ce genre de situation. On savait que la situation économique n’était pas aussi brillante que le prétendait le précédent gouvernement, qu’on aurait à se retrousser les manches et qu’il faudrait faire ce qu’il faut pour remettre le pays sur les rails, et ça ne se fera pas en six mois. Je me demande d’ailleurs si ça pourra se faire en cinq ans…
O Vous êtes pessimiste à ce point ?
— Je suis surtout réaliste. Je ne pense qu’on ne pourra pas atteindre tous les objectifs du programme gouvernemental en cinq ans. Mais au moins, j’espère qu’on aura atteint au moins les deux tiers des objectifs, c’est-à-dire qu’on aura réorienté l’économie et remis le pays sur les rails pour que les choses puissent avancer afin de pouvoir léguer à la prochaine génération quelque chose de valable. Et non pas la situation dans laquelle on se retrouve aujourd’hui et qui est causée par des décisions qui auraient dû avoir été prises il y a des années et qui ne l’ont pas été. Il existe aujourd’hui un gros problème de finance publique qui va faire que nous aurons à prendre des mesures en tenant compte de nos ressources. On ne peut pas donner plus que ce qu’on a. Il faut se rendre compte qu’à Maurice, nous avons atteint les limites de l’État providence. Si les mesures à venir sont impopulaires, elles le seront, et ce n’est pas pour ça que les gens vont voter MSM ! D’ailleurs, ce parti ne présente pas de candidats aux municipales, parce qu’il sait qu’il ne peut pas se présenter devant l’électorat après ses dix ans de règne ! Il ne peut même tenir un meeting : ça veut tout dire !
O Abordons ces municipales. Dans la situation économique dans laquelle se trouve le pays, était-il indispensable d’organiser les élections municipales qui vont coûter de l’argent ?
— C’est une mesure qui était obligatoire parce qu’on ne peut pas accepter, dans une démocratie telle que la nôtre, que les élections municipales qui auraient dû avoir eu lieu en 2021 aient été renvoyées. Il y a un prix à payer pour la démocratie. Il faudra à l’avenir moderniser le système, qui est archaïque, et introduire le vote électronique, ce qui va coûter beaucoup moins cher. Savez-vous combien d’heures supplémentaires — et surtout quel montant — sont payées aux fonctionnaires qui travaillent pour les élections ? Si le vote électronique était mis en pratique, on ferait énormément d’économies sur ce budget. C’est ce qui explique la forte résistance contre la réforme et la modernisation du système.
O Les prochains élus vont se retrouver dans des municipalités sans ressources financières et devront faire appel au gouvernement, et donc dépendre de son bon vouloir…
— Il est essentiel que les citadins puissent choisir leurs représentants. Bien sûr que les municipalités n’ont pas de ressources, l’ancien gouvernement ayant décidé, pour des raisons électoralistes, d’abolir la taxe municipale. Il faudra que les nouveaux élus gèrent avec les moyens dont ils disposent. Les élus auront à travailler avec le gouvernement central pour déterminer les priorités de l’heure, et elles sont nombreuses. On peut faire pas mal de choses de choses si on a la volonté de le faire.
O Selon les lois en cours, le budget de fonctionnement des municipalités est entièrement financé par le gouvernement…
— Cela est également dû au fait que dans le passé récent, les municipalités n’ont pas fonctionné comme des autorités autonomes, mais comme des relais du pouvoir central avec les fameux grants du gouvernement. Je pense que les conseils de district, avec un grant équivalent, sont mieux gérés que les municipalités, ont un meilleur management. Je suis de ceux qui pensent que, mieux organisées, même avec moins d’argent, les municipalités devraient pouvoir offrir un meilleur service que celui que les citadins ont eu ces dernières années. Il faut revoir les responsabilités des municipalités et, par exemple, leur enlever la responsabilité de l’asphaltage des routes et de l’entretien des drains pour les confier à la Road Development Authority, qui est beaucoup plus outillée pour le faire. Il y a des choses à revoir en fonction des objectifs que l’on veut atteindre.
O Êtes-vous de ceux qui pensent que, pour le bon développement du pays, il faut (i) réintroduire la taxe municipale et (ii) introduire une taxe rurale ?
— Oui si c’est nécessaire et que cela va servir à financer les projets de développement, si l’argent qui sera récolté va être utilisé à bon escient et que les services offerts seront améliorés. Il faut bien réfléchir avant de prendre une décision sur ces questions, parce que je sais d’expérience qu’il est arrivé que des contrats alloués par un conseil de district ont abouti à des pertes sèches de l’État. En l’occurrence, je fais référence à un contrat de Rs 20 millions qui s’est terminé, après des années de réclamations, devant le Privy Council avec une ardoise de près de Rs 75 millions que le conseil de district ne pouvait pas payer et que l’État a dû débourser ! Tout ça parce que le contrat a été mal géré et suivi par le conseil de district du nord. Pour se faire payer, le contracteur a été obligé de faire procéder à une saisie des biens du conseil de district !
O Pour éviter ce genre de cas de mauvaise gestion, il vaut mieux que le gouvernement garde le contrôle sur les opérations des municipalités et des conseils de district. Ce qui, par ailleurs, limite leur indépendance…
— Il faut garder un certain contrôle. Il faut donner aux municipalités et aux conseils de district une certaine autonomie, mais avec des clauses de sauvegarde. Je ne suis pas contre l’autonomie, mais à condition qu’il y ait plus d’accountability. Dans le suivi des projets de développement, il faut que chaque roupie donnée, par le biais des grants aux municipalités et aux conseils de district, soit bien utilisée. Pas que cette roupie soit mise dans la poche de l’élu, de ses copains ou de ceux à qui on alloue des contrats. Surtout que l’argent dont il est question sort presque à cent pour cent de la poche du contribuable. Il faudrait que les municipalités et les conseils de district fassent preuve d’innovation et d’imagination — ce qui n’a pas été le cas au cours des dernières années — et organisent des activités, fassent du fund raising pour financer leurs activités en dehors des grands du gouvernement. Le gouvernement donnera des grants per capita aux conseils de district et aux municipalités, et il appartient à ces institutions de s’assurer que chaque roupie est utilisée à bon escient. Si les élus ne peuvent pas gérer comme il le faut les municipalités et les conseils de districts, il faudrait revoir tout le système démocratique régional à Maurice.
O Revenons à la question de départ de cette interview : de manière générale, êtes-vous satisfait de la performance du gouvernement pour ses premiers six mois ?
— Je ne vois pas comment il aurait pu faire mieux que ce qu’il a fait. Excepté le fait, comme vous l’avez souligné, qu’il y a des nominations qui n’ont pas encore été faites et qu’il y en a eu d’autres effectuées qui ont, comment avez-vous dit, surpris. Et cela relève entièrement de la responsabilité du gouvernement.
O Nous allons terminer en parlant de prévisions électorales. Vous avez été le seul à prédire publiquement un 60/0 aux dernières élections générales. Quelles sont vos prévisions pour les municipales de ce dimanche : un 120/0 ?
— Si ce n’est pas 120, ce ne sera pas très loin de 120/0. On peut prévoir un résultat de cet ordre-là, parce qu’il y a d’abord le précédent de 2015 qui a été un 120/0 suivant les élections générales de 2014. Et ce, malgré le fait que les municipales étaient contestées par de grands partis politiques, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Le MSM, qui a eu aux dernières élections générales un vote sur trois, ne conteste pas ces municipales, pour des raisons que nous avons déjà évoquées. Si on fait abstraction du MSM, qu’est-ce qui reste : le Reform Party, qui semble être le principal opposant à l’alliance du gouvernement et que l’on peut créditer de 20%, et quelques petits partis, groupes ou candidats indépendants qui ne représentent pas grand-chose. Mais il faut également noter que le Reform Party n’a pas été capable d’aligner 120 candidats pour cette élection, ce qui ne fait pas très sérieux, quand on prétend être l’alternative politique au gouvernement en place. Comme on prévoit une grosse abstention du fait qu’il n’y a pas d’engouement et d’enjeux pour ces municipales, je pense qu’on est en train de s’acheminer vers un 120/0.
O Ce qui sera donc un walk-over qui sera interprété par le camp gouvernemental comme un plébiscite…
— Ce qui sera intéressant à observer, ce sera le taux de participation et d’abstention, qui indiquera si l’alliance gouvernementale aura réussi ou non à mobiliser les électeurs urbains.