Dans cet entretien exclusif, Linsey Collen, figure centrale du parti Lalit, livre une analyse sans concession du premier budget Ramgoolam III. Elle y voit la poursuite d’un modèle économique au service d’une minorité prédatrice, incapable de répondre aux urgences sociales, écologiques et géopolitiques du pays.
Quelle est votre lecture générale de ce premier budget Ramgoolam III ? Le qualifiez-vous de rupture ou de continuité dans la logique néolibérale ?
Ce budget ne rompt malheureusement pas avec les attaques néolibérales contre les travailleurs, qui dominent l’économie politique mondiale – y compris celle de Maurice – depuis environ 1980. Depuis quarante à cinquante ans, la classe capitaliste mène une guerre d’usure contre la classe ouvrière. C’est une lutte des classes féroce, mais dans laquelle la classe oppresseuse engrange, année après année, les bénéfices.
Ce n’est pas la classe capitaliste dans son ensemble qui a pillé la nature et contribué à enrichir les riches tout en appauvrissant les pauvres, mais une fraction particulièrement rétrograde et dangereuse de cette classe. Ainsi, chez Lalit, nous attribuons la responsabilité à une sous-classe spécifique : celle des capitalistes de la finance, qui ne produisent absolument rien, mais génèrent de l’argent à partir de l’argent, et qui sont experts dans l’art d’éliminer les impôts pour les riches.
Il s’agit également d’autres sous-classes capitalistes connexes, qui tirent des « rentes », comme les entreprises spécialisées dans les « big data », représentées par l’homme le plus riche du monde, Elon Musk ; ou celles qui investissent dans ce qu’elles appellent « l’immobilier », c’est-à-dire qui prennent la terre, la découpent et la vendent au plus offrant sur le marché mondial, comme l’a fait Donald Trump, président des États-Unis et homme le plus puissant du monde ; ou encore celles qui produisent des armes pour répondre à des commandes gouvernementales.
Tout cela pour dire que les capitalistes forment depuis près de cinquante ans une classe foncièrement réactionnaire. Le budget Ramgoolam ne marque aucune rupture significative avec cette tendance. Il ne tente même pas de forcer le capital à s’orienter vers la production, et encore moins vers la production de biens essentiels.
La seule chose que ce budget a accomplie — et il faut lui en reconnaître le mérite —, c’est d’avoir, enfin, commencé à taxer à nouveau les hauts revenus, y compris ceux issus de dividendes, ainsi que les entreprises et les banques. La plupart des gens ont oublié que tous les progrès humains et sociaux réalisés au XXe siècle sous le capitalisme n’ont été rendus possibles que parce que les tranches d’imposition les plus élevées dans presque tous les pays avoisinaient les 80% des revenus, voire plus !
Le gouvernement parle de “responsabilité budgétaire” en relevant l’âge de la pension à 65 ans et en recentrant la CSG. Selon Lalit, s’agit-il d’une mesure de justice sociale ou d’une réforme imposée par les logiques du capital ?
Les pensions universelles à 60 ans représentent un transfert social important d’argent de l’ensemble de la société vers ceux qui ont contribué à la société pendant toute une vie. L’argument en faveur de l’augmentation de cet âge est que les gens « travaillent » désormais jusqu’à un âge bien plus avancé. Cela n’est pas vrai pour près de la moitié des femmes de cet âge, ainsi que pour un bon nombre d’hommes. Ainsi, l’argument s’effondre. La seule manière — il n’y a pas de raccourci — de maintenir ces pensions est d’augmenter la production de biens, en particulier de biens qui ne sont pas fragiles face aux dangers de notre époque, y compris les pandémies, les guerres et l’effondrement écologique. Nous notons que le gouvernement, par exemple, est très précis quant au revenu garanti que recevront les producteurs de canne à sucre, mais ne fait aucun effort pour obliger les grands propriétaires fonciers comme les domaines sucriers à allouer une proportion de leurs terres et de leurs infrastructures à la production alimentaire. On parle de choses marginales comme quelques parcelles de terres de l’État, ou l’agriculture en « serre », ou même l’agriculture « verticale », toutes très bien, mais si minimes qu’elles donnent envie de pleurer. Il n’existe aucun plan spécifique pour une flotte de bateaux de pêche.
L’âge de la retraite peut être maintenu à 60 ans pour tout le monde, tandis que tous ceux ayant des revenus supérieurs à un certain seuil bénéficieraient d’un « recouvrement » sous forme d’impôts progressifs, allant d’un taux qui annule la pension jusqu’à un taux équivalent à trois ou quatre pensions. Je suis particulièrement choqué par les prétendus brillants observateurs sociaux qui bavardent sur le fait que les pauvres doivent être ciblés pour les pensions, alors que ce sont les riches qui devraient l’être, afin de récupérer la pension par l’impôt et de contribuer au financement des pensions de plusieurs autres personnes. Le « ciblage » — on « cible » des gens avec des flèches, des fléchettes ou des balles — est violent et ne devrait pas être réservé aux pauvres ou autres personnes vulnérables. Si, en revanche, les riches sont ciblés par la fiscalité, ce n’est pas de la violence, mais de la justice sociale. Chez Lalit, nous croyons que les pensions doivent être versées.
Vous avez longtemps dénoncé le système CSG comme injuste et antisocial. Que pensez-vous du retour partiel à un modèle contributif via la NPF ? Est-ce une victoire pour les luttes progressistes ?
Pour être clair, la CSG est un impôt équitable et raisonnable appelé une « taxe sur la masse salariale » que Lalit n’a jamais contestée. Nous avons été surpris que tant de personnes soient tombées dans la propagande contre la CSG, propagande sponsorisée par les patrons. La CSG prélevait de l’argent uniquement auprès des hauts revenus et des employeurs du secteur privé. Cependant, à elle seule, la recette de la CSG est insuffisante pour financer les pensions universelles, ce pourquoi un mécanisme de récupération est également nécessaire. Nous sommes favorables, chez Lalit, à une pension contributive, par tous et pour tous.
Le budget maintient une logique de croissance tournée vers le privé et les multinationales (tourisme, zones économiques, grands projets). Où voyez-vous les vrais manquements pour un changement structurel de société ?
Le pays tout entier risque de devenir totalement ruiné si les inégalités continuent de croître, comme on l’a vu avec les immenses « communautés fermées » pour les ultra-riches, tandis que les pauvres sont incapables de trouver un emploi avec un quelconque avenir. Les jeunes émigrent parce que tous les emplois auxquels ils peuvent accéder sont sous contrat, temporaires, et n’offrent aucune véritable satisfaction. Nous avons tous vu des milliers de personnes postuler à de modestes emplois dans les collectivités locales, simplement parce qu’ils offrent un revenu stable et des conditions raisonnablement bonnes, bien que modestes. Quant au soi-disant tourisme « paradisiaque », il devient toujours autodestructeur passé un certain point. Il est fragile face à la moindre rumeur, sans parler de toute menace réelle comme la guerre. Guerres au Moyen-Orient, ou l’Europe attaquant la Russie, en Asie entre l’Inde et le Pakistan ou les États-Unis et la Chine ou la Corée du Nord.
L’île Maurice a besoin, au minimum, de souveraineté alimentaire. Nous en sommes à zéro. Le budget ne contient que des déclarations pieuses à ce sujet. Cela pourrait, et devrait, créer de véritables emplois. L’île Maurice a également besoin de souveraineté énergétique. Là encore, cela reste marginal. Cela devrait, là aussi, créer des emplois. Nous avons besoin de pistes cyclables, de chemins piétonniers, et de moins de routes et de véhicules. Chaque enfant devrait pouvoir aller à l’école à pied ou à vélo, en toute sécurité. Alors les parents pourraient travailler.
Le gouvernement annonce des mesures pour attirer davantage de main-d’œuvre étrangère. Est-ce, selon vous, une nouvelle forme d’exploitation et de dumping social sous couvert de “manque de travailleurs” ?
Ce qui est clair, c’est que l’île Maurice « exporte » ses jeunes travailleurs vers d’autres pays, et « importe » de jeunes travailleurs de l’étranger. Et ce n’est pas seulement l’île Maurice qui agit ainsi. C’est une manière pour la classe capitaliste de s’assurer que les personnes qui vivent et travaillent quelque part (tous les milliers de membres de la diaspora mauricienne en France, en Italie, au Royaume-Uni, au Canada, en Australie, aux États-Unis, et sur des paquebots de luxe) ne disposent pas des droits des travailleurs pour lesquels leurs aînés et ancêtres se sont battus. La classe capitaliste à Maurice a, depuis l’époque de l’esclavage, soutenu qu’il est moins coûteux « d’importer » que de « reproduire », pour utiliser le langage cru des propriétaires d’esclaves, et a exercé des pressions sur le gouvernement colonial. Il en fut de même tout au long de l’immigration massive pendant l’engagisme. Et maintenant, lors d’une vague autour de l’Indépendance, puis d’une autre aujourd’hui, les jeunes sont littéralement « exportés » par la société mauricienne — par leur propre gouvernement, et même par leurs propres familles. On avance que c’est pour leur propre bien.
Lalit insiste souvent sur la souveraineté alimentaire et énergétique. Ce budget en fait-il suffisamment en matière d’agriculture vivrière, de pêche artisanale et d’autonomie énergétique ?
Lorsque nous parlons de souveraineté alimentaire à Lalit, nous entendons par là l’utilisation, disons, d’un tiers de toutes les terres des domaines sucriers pour la production alimentaire, ainsi que la mobilisation de toute l’infrastructure autour des usines sucrières — y compris celles récemment fermées — pour la transformation alimentaire : afin de créer des emplois, de nous nourrir nous-mêmes et d’exporter, en particulier dans la région. Nous devons devenir un producteur mondial d’énergie solaire, d’abord pour nous-mêmes — sur toutes nos îles habitées —, puis pour exporter la technologie et la production. Nous avons besoin que le gouvernement mette en place une véritable grande industrie de la pêche. Le gouvernement des Seychelles a pu le faire. Nous possédons l’un des plus vastes territoires océaniques du monde, et nous n’avons aucune industrie de la pêche digne de ce nom ? La pêche artisanale est marginale, mais elle peut être utile dans la mesure où les enfants de pêcheurs pourraient facilement être formés pour devenir les équipages de la flotte de navires de pêche dont nous avons besoin. Pourquoi cela n’est-il pas fait ? Pourquoi investir dans toujours plus d’hôtels et de terrains de golf qui ruinent nos terres ? Pourquoi distribuer simplement des permis à des entreprises du monde entier pour pêcher dans nos eaux ?
Le budget est muet sur les questions géopolitiques : Diego Garcia, Agalega, présence militaire étrangère. Que dit ce silence, selon vous, sur la posture réelle du gouvernement Ramgoolam ?
Le budget n’est pas complètement silencieux sur Chagos, mais propose un « Fonds pour l’avenir » à partir de la « quatrième année » de l’argent du sang que le projet de traité Royaume-Uni–Maurice prévoit comme loyer pour la machine de guerre que les États-Unis et le Royaume-Uni opèrent à Diego Garcia. Nous notons que, bien que le Royaume-Uni et les États-Unis aient reconnu que « Maurice est souveraine », aucun argent n’est versé pour l’occupation illégale qui dure depuis 57 ans. Nous notons que, bien que le Royaume-Uni et les États-Unis reconnaissent que les Chagossiens ont ainsi été illégalement déplacés de force, aucune véritable réparation en tant que telle n’est exigée ou versée par les deux États coupables.
Quelles mesures auriez-vous souhaité voir dans ce budget pour garantir l’accès universel et gratuit à la santé, à l’éducation, au logement, et renforcer les services publics ?
Nous avons été satisfaits que le budget alloue des fonds pour le recrutement et la formation de mille infirmier·ère·s ainsi que de personnel médical pour le service de santé. C’est un début. Il faudra voir si le cadre de « l’importation parallèle » de médicaments permet la vulgarisation des produits pharmaceutiques génériques. Le budget ne comporte aucune politique de logement. Juste quelques phrases vagues s’ajoutent aux plans existants du MSM. Il n’y a même pas d’engagement à remplacer les maisons en amiante, pourtant si dangereuses pour la santé.
Voyez-vous dans ce budget une volonté sincère de rompre avec les politiques du gouvernement MSM, ou simplement une gestion plus adroite du même modèle ?
Le discours du budget est, en lui-même, plus compréhensible que le cadre proposé par le MSM, mais sur le fond, ce budget s’inscrit dans la continuité de l’approche adoptée par le précédent gouvernement MSM.
Lalit propose une économie tournée vers les besoins réels et non vers le profit. À la lumière de ce budget, quelles seraient vos priorités budgétaires alternatives pour Maurice en 2025 ?
La chose la plus importante est de produire des biens et services utiles, non seulement pour la consommation nationale au sein de notre République, mais aussi pour l’exportation, afin de créer des emplois pour les personnes vivant ici. Les biens et services utiles sont robustes : ils ne disparaissent pas au moindre danger affectant le transport maritime ou le fret, à la moindre guerre ou épidémie, ou au moindre bouleversement climatique.
Nous notons qu’au lieu de viser une intégration régionale, le budget hiérarchise ses ambitions d’une manière étrange : d’abord le « partenariat stratégique » avec le Royaume-Uni (faisant sans doute référence à l’accord récent sur les Chagos), ensuite l’Union européenne, puis les États-Unis (faisant la queue, supposons-nous, « pour embrasser le c… de Trump », selon les propres mots du président Trump), ensuite l’Inde, puis la Chine, et seulement ensuite l’Afrique. Le concept même de l’Océan Indien en tant que région n’est même pas mentionné une seule fois.
Le développement économique de tous les pays, et en particulier des pays à faible population, repose — et doit reposer — sur une division régionale du travail économique et sur l’intégration régionale. Cela ne semble clairement pas être l’objectif de ce budget.