Maud a 53 ans. Depuis l’âge de 16 ans, elle travaille. Au compteur, 37 ans de petits boulots accumulés à droite et à gauche. Aujourd’hui, elle en cumule trois, comme femme de ménage chez trois familles différentes, en jonglant entre les emplois du temps et les exigences des unes et des autres. Et fait des travaux de couture le soir.
Maud a aussi trois enfants, âgés de 14, 16 et 17 ans et demi. Longtemps, elle a cru ne pas pouvoir en avoir. Leur venue, pour elle, était comme un miracle après de longues années de prières et d’attentes déçues. Aujourd’hui, elle craint pour leur avenir barré, pour leur vie même face aux drogues synthétiques qui ravagent son quartier comme bien d’autres.
Son horizon, c’est la mer de tôles de la cité où elle habite, entre la promiscuité qui étouffe, la musique à tue-tête des voisins, le sommeil rare, les problèmes d’eau, les drains qui débordent à chaque grosse pluie. Elle a d’ailleurs perdu la moitié de ses maigres meubles lors des débordements occasionnés en janvier 2024 par le cyclone Belal.
Le mari de Maud, Mario, 54 ans, cumule aussi plusieurs jobs. Maçon la plupart du temps, il travaille aussi comme jardinier ici et là, et tente de continuer à faire de petites activités de catering lancées pendant la période Covid.
Le moindre de leurs sous durement gagnés passe dans le quotidien. Et ils ont été obligés de s’endetter il y a quatre ans quand Mario a été mal soigné à l’hôpital après s’être littéralement cassé les reins en chutant d’un échafaudage sur un chantier de construction dont le contracteur n’avait pas déclaré ses employés. Au noir on appelle ça, comme si le malheur avait une couleur.
Jeudi dernier, lors de la présentation du premier budget de l’Alliance du Changement, pour laquelle ils ont voté comme 62,5% de l’électorat mauricien, ils ont eu un choc.
Certes, ils comprennent bien que la situation financière du pays est critique. Ils ont entendu le Premier ministre dire des chiffres gros comme des buildings. Dette publique de Rs 642 milliards représentant 90% du GDP. Déficit budgétaire de Rs 26.8 milliards. Ils l’ont entendu énumérer les mesures pour redresser cette économie bancale dans son long discours en anglais intitulé « From abyss to prosperity : rebuilding the bridge to future ».
Le pont, ils l’ont senti s’effondrer sous leurs pieds à la moitié du discours, lorsqu’ils ont entendu le Premier ministre dire au détour d’une phrase que l’âge du versement de la pension de retraite allait changer, passer de 60 à 65 ans. Ils ont compté : encore 12 ans pour elle, 11 pour lui, à esquinter leurs os déjà fatigués, leurs mains déjà esquintées, leur santé déjà épuisée. Et ils se sont assis, même plus la force de la colère, juste le murmure d’une amère résignation. « Ti dimounn touzour ki peye », souffle Maud.
Ce n’est pas Les Misérables. Juste la vie d’une famille mauricienne comme bien d’autres. Une famille travailleuse, qui ne fait pas partie de ceux qui ont fonds de retraite ou plan de santé. Dans un pays où l’espérance de vie aujourd’hui est chiffrée à 70.01ans pour les hommes, 77 ans pour les femmes.
Certes, dans beaucoup de pays aujourd’hui, l’âge de la retraite et de la pension est portée à 65 ans, Portugal, Irlande, Suède, Canada, Japon, Nouvelle-Zélande. En France récemment, de vifs échanges ont accompagné le projet de faire passer l’âge de départ à la retraite à 64 ans. Mais cette mesure était assortie de la possibilité de partir plus tôt pour carrière longue, pénibilité ou handicap. Trois conditions que réunissent Maud et Mario. Qui ici n’auront pourtant pas le choix.
Le choix ? Celui de cibler la pension en serait-il un, à l’heure où la pension universelle n’est clairement plus soutenable pour notre économie ? « Ena gran dimounn okip bel bel pos, gagn gro grok cash, zot gagn pansion parey kou nou. Olie tir sa ar zot, pe fer ti dimounn ris 5 banane an plis. Ou trouv sa zis ? » interroge Mario. Il n’y a pas eu de débat. Entre égalité de droits pour tous et équité dans la répartition des prestations sociales, cela aurait pourtant mérité qu’on en discute.
Construire un pont vers un futur meilleur, c’est aussi éviter l’abattement de celles et ceux dont le travail contribue à la construire, même s’il est considéré « petit » par ceux qui administrent le pouvoir…
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Pendant ce temps-là, ailleurs dans le monde, un petit bateau fait route.
La Madleen, petit voilier de la Flotille de la Liberté, vogue vers Gaza. À son bord, douze personnes, dont l’eurodéputée franco-palestinienne Rima Hassan, la jeune Greta Thunberg, activiste écologiste suédoise, et la militante allemande des droits humains Yasemin Acar.
Ils ont un triple objectif :
1) Dénoncer le blocus imposé par Israël et le génocide de la population palestinienne en cours
2) Casser le blocus israélien sur Gaza
3) Sensibiliser les citoyens du monde entier pour les encourager à faire pression sur leurs dirigeants nationaux et leur demander de mettre fin à l’impunité israélienne
Le Madleen, qui transporte également quelques tonnes de riz, du lait, des boîtes de conserve, du matériel médical et des produits d’hygiène a quitté les côtes italiennes le 1er juin dernier et devrait arriver à Gaza ce dimanche 8 juin.
La Flotille de la Liberté, c’est une coalition qui réunit 22 ONG et tente, depuis 2011, de briser le blocus à Gaza en envoyant régulièrement des bateaux. Le 31 mai 2010, la flottille Free Gaza, comprenant 8 cargos transportant près de 700 passagers, de l’aide humanitaire et des matériaux de construction destinés à la population de la bande de Gaza, avait été incendié en haute mer par l’armée israélienne, faisant neuf morts, vingt-huit blessés parmi les militants, et dix blessés parmi les militaires israéliens.
La Madleen est juste un petit bateau.
Comment va réagir Israël cette fois ? Dans la semaine, l’armée de Netanyahu a fait savoir à travers la presse israélienne qu’elle est mobilisée pour protéger son aire maritime. « La Marine est mobilisée jour et nuit pour protéger l’espace maritime d’Israël et les frontières maritimes […] Dans ce cas aussi, nous sommes prêts […] Nous avons acquis de l’expérience ces dernières années, et nous agirons en conséquence », a ainsi déclaré le 3 juin dernier le général Deffrin, porte-parole de l’armée israélienne.
Jeudi dernier, le bateau humanitaire s’est dérouté pour venir en aide, en mer Méditerranée, à quatre réfugiés originaires du Soudan. Samedi, il est entré dans les eaux de l’Égypte, voisine de la bande de Gaza, après avoir été survolé par des drones grecs.
Le lundi 2 juin 2025, les experts des Nations Unies en matière de droits humains ont appelé la communauté internationale à « assurer le libre passage du navire Madleen de la Flottille de la Liberté vers Gaza ». Ils ont averti que toute tentative de blocage du navire constituerait une violation flagrante du droit international humanitaire et un défi direct aux ordonnances contraignantes de la CIJ exigeant un accès humanitaire sans entrave à Gaza. « Israël n’a aucune autorité légale pour contrôler ou appliquer un bouclage maritime sur Gaza et, par conséquent, aucune base légale pour intercepter la Madleen », a déclaré Huwaida Arraf, avocate spécialisée dans les droits humains et membre du comité de pilotage de la Flottille de la Liberté.
« La Madleen ne transporte pas seulement de l’aide. Elle transporte la volonté des gens du monde entier de briser le siège, de mettre fin au génocide et de se tenir aux côtés des Palestiniens de Gaza », a déclaré de son côté Thiago Avila, membre du comité directeur de la FFC à bord de la Madleen. Ce voyage est une ligne de solidarité tracée à travers la mer ».
Un petit bateau, alors qu’Israël déploie toute sa force pour continuer de détruire des quartiers entiers, de bombarder des hôpitaux, de massacrer et affamer des familles palestiniennes.
En janvier 2024, la Cour internationale de Justice a estimé que les actions d’Israël constituaient vraisemblablement un génocide et lui a ordonné d’empêcher de tels actes, notamment en facilitant l’entrée et la distribution de l’aide. Pourtant, Israël a continué de défier la Cour en faisant l’opposé. Des centaines d’enfants, de femmes et d’hommes palestiniens meurent chaque semaine. Et pendant ce temps, le reste du monde s’échine à des querelles sémantiques pour tenter de statuer sur ce que le mot génocide veut réellement dire.
Un petit bateau vogue vers Gaza. Il porte l’immensité d’un espoir. Le poids d’une puissance prête à tout écraser pour asseoir son hégémonie.
SHENAZ PATEL