Comme un vase d’argile

Lydie est une femme d’âge mûr. Elle est indépendante, travailleuse et capable de jongler plusieurs choses à la fois. Femme de foi, elle conjugue cet aspect central de sa vie avec ses actions et sa fermeté. Désireuse d’être à l’écoute de ceux qui l’entourent, elle se rend disponible tout en prenant des temps de silence intérieur.
Audacieuse et courageuse, elle est par monts et par vaux, et peut toujours plus. Enfin, c’est ce qu’elle croit !
Retirée pour quelques semaines à Chefchaouen, la ville bleue du Maroc, elle flâne dans les allées tout en profitant de la beauté et de la sérénité de cette charmante ville.
Il y a des jours où Lydie s’assied au bord de son lit, sans un mot. Elle garde le dos droit, mais à l’intérieur, tout s’effondre doucement. Personne ne le voit ni ne devine que cette femme, généralement attentive aux autres et diplomate dans sa manière de dire les choses, vacille parfois.
Bien au chaud là, face aux bleus de la ville, elle pense et repense.
Elle aime prévoir, protéger et anticiper pour épargner les tempêtes. Elle est de celles qui préparent les cœurs, les repas et les lendemains des soirées folles. Sa maison respire la chaleur : dans les regards, les silences et les gestes. Elle est de ces personnes qu’on appelle quand ça va mal, parce qu’on sait qu’elle répondra, trouvera les mots justes ou ouvrira la porte, sans poser de questions ni trop lourdes ni trop intimes. Elle sait murmurer en silence.
Et pourtant, aujourd’hui, elle se sent comme un vase d’argile brisé. Il s’est fendu, par-ci par-là, au passage des années, par les efforts, les déceptions et les reproches, et abîmé par les “trop” ou les « pas assez ». L’usure a fait les dégâts habituels.
Elle n’est pas la seule qui essaie encore quand tout le monde abandonne. On la croit têtue, alors qu’elle sait ce qu’elle veut et que ses décisions ont été mûrement réfléchies.
Elle fait partie de ceux qui, au-delà de savoir que l’unité est primordiale, luttent discrètement et férocement pour la préserver. Elle sait que derrière les murs qu’on lui oppose, il y a des blessures plus sérieuses que les siennes. Alors elle continue. Elle se bat et accueille, encore et encore. Elle se donne sans compter, pensant qu’un jour, l’amour qu’elle sème finira bien par germer, dans un autre jardin.
Certains jours, l’argile du vase se fragilise un peu plus de manière imperceptible, sans bruit. Les mots font mal, les regards sont plus froids, les silences plus lourds. L’atmosphère est étouffante et c’est alors que les forces de Lydie la lâchent. Elle sent bien la fissure dans son âme.
Mais son intuition la rassure toujours. Rien n’est définitif, car tout ce qui se casse peut se recoller, tout ce qui est démoli peut se reconstruire. Elle ne désespère donc jamais.
Il y a en elle une foi tenace. Une force indestructible. Une lumière fragile mais réelle. Bien qu’elle ne soit pas sûre de ses certitudes, elle pressent que la paix ne la quittera pas. Quelque chose en elle susurre que tout a un sens. Que les brisures ne sont pas la fin et que celles-ci révèlent simplement qu’elle a le courage de tenir debout quand beaucoup seraient déjà tombés.
Assise sur le lit à baldaquin, elle regarde un peu plus loin vers la gauche. Elle voit Ibrahim et Yasmine, un jeune couple de passage dans cette ville que Lydie a rencontré devant la grande mosquée. Ils se promènent l’un à côté de l’autre. Ibrahim porte des vêtements blancs et Yasmine est drapée de vert et d’orange. Des pots de fleurs accrochés au mur sont comme des taches fouettées contre le bleu vif des murs. Les couleurs sont saisissantes. Le soleil déploie ses rayons qui viennent illuminer les visages des amoureux. Lydie sourit et s’en réjouit, puis replonge dans ses réflexions.
Elle croit fermement que la lumière se fera, non pas comme une évidence qui claque, mais comme une lueur qui se fraie lentement un chemin et avance, même si au détour elle vient éclairer les failles. D’ailleurs, celles-ci ne doivent pas être effacées !
Elle repense à cette fois où, vacillante mais solide, un violent coup de vent, une nouvelle inattendue, a surgi tel un voleur et l’a jetée à terre dans un bruit assourdissant. C’est là que le vase d’argile s’est fracassé au sol. Mais Lydie, toujours entière, sut à cet instant que les morceaux seraient recollés par le potier même qui l’avait créée à l’origine. De plus, avant, il l’avait façonnée de l’extérieur ; cette fois, il le fera de l’intérieur.
Elle a compris que le vase qu’elle était ne sera plus jamais lisse et que dans cette argile rapiécée, il y aura une beauté nouvelle. Celle du kintsugi, cet art japonais de réparer la porcelaine avec de l’or, pour honorer les fractures au lieu de les cacher. Peut-être que ses failles sont la preuve qu’elle a beaucoup aimé et parfois de manière pudique, qu’elle a essayé au-delà de ses forces, et qu’elle continue encore, et encore, sans relâche.
Alors, elle se relève. Chaque matin, elle refait les gestes simples et rassurants : préparer le café, tendre la main, écouter avec patience, poser une parole douce sur ce nouveau jour qui commence. Elle continue à rassembler ce qui se disperse, même quand cela semble une mission impossible. Parce qu’au fond, c’est ce qu’elle est. Une femme qui tient les liens et qui croit que l’amour finit toujours par se frayer un chemin.
Et même brisée, Lydie rayonne. Autrement. Mais elle rayonne.
Elle se lève du lit d’un pas décidé pour éviter le blues. De sa fenêtre, elle voit un aigle royal planer et cela lui inspire la puissance, la clairvoyance et la persévérance.
Lydie est alors assurée d’une chose ; elle aussi survolera, un jour, sa vie de la même manière, avec panache.

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