ABDEL KURREEMBUKUS
Représentant de la Federation
of Progressive Unions (FPU)
Alors que la population se mobilise face au report de l’âge d’éligibilité à la Basic Retirement Pension (BRP) de 60 à 65 ans, il est important de ne pas s’en tenir à l’indignation spontanée et de chercher à comprendre ce que cette mesure traduit plus fondamentalement. Car cette décision budgétaire témoigne d’un changement plus profond : le retrait progressif de l’État de ses engagements sociaux.
En effet, ce repli de l’État social ne fait pas grand bruit. Il ne se proclame pas haut et fort. Mais il s’impose, insidieusement, par une série de choix répétés : réduction des droits sociaux, soutien accru au secteur privé et recentrage progressif des missions de l’État, désormais davantage au service de la stabilité économique que du bien-être collectif.
BRP à 65 ans : premier jalon d’un tournant néolibéral
La pension universelle à 60 ans représente depuis des décennies un acquis social fondamental, garantissant un revenu minimal à toute personne âgée, indépendamment de sa carrière ou de ses revenus. Le report de l’âge de la BRP à 65 ans ne tombe pourtant pas du ciel : dès 2019, certains représentants du patronat exprimaient déjà, selon la presse, leur volonté de repousser cet âge. Ce qui apparaissait alors comme une revendication patronale isolée semble aujourd’hui réalisé, sous couvert de rigueur budgétaire et de soutenabilité financière.
Les justifications avancées sont bien rodées : il faudrait assurer la “durabilité” du système en raison du vieillissement de la population et de l’augmentation de l’espérance de vie. Mais derrière ces arguments technocratiques se cachent des choix politiques assumés : Plutôt que de garantir ce droit en réformant la fiscalité ou en redistribuant mieux les richesses, on préfère en restreindre l’accès.
Tout cela alimente une lecture plus lucide de la situation : ce report n’est pas simplement une réponse à une crise conjoncturelle. Il s’apparente à l’aboutissement d’un lobbying souterrain, conduit depuis des années, pour faire reculer l’État social.
Le piège du discours sur la soutenabilité
Derrière le discours budgétaire apparemment neutre se dessine un projet plus large : remplacer les mécanismes de solidarité collective par des solutions dictées par le marché. Ce basculement est soutenu, parfois activement encouragé, par certaines institutions internationales. Les rapports successifs du Fonds monétaire international (FMI) ou les notations de l’agence Moody’s insistent régulièrement sur la nécessité de contenir les dépenses sociales et de maintenir une stricte “discipline fiscale”.
On invoque la dette publique, le déficit ou encore le vieillissement démographique comme des fatalités techniques. Mais ce langage technocratique sert en réalité à légitimer un choix politique : réduire le rôle de l’État social, ouvrir des espaces au secteur privé, et transférer les incertitudes économiques sur les épaules des individus.
Il ne s’agit pas seulement de déterminer ce qui doit rester public, mais surtout de savoir qui tire avantage de ces décisions et quel en est l’impact pour les populations les plus vulnérables.
Après la pension, quoi d’autre ?
En effet, le désengagement de l’État ne laisse pas un vide : il ouvre la voie aux assureurs, promoteurs et autres acteurs privés. En faisant reculer l’âge de la pension universelle, on incite indirectement les travailleurs à se tourner vers des plans de pension privés, souvent inaccessibles pour les plus modestes.
Ce glissement pourrait se reproduire : demain, l’hôpital public sera-t-il qualifié « d’insoutenable » ? L’éducation gratuite sera-t-elle considérée comme trop coûteuse, nécessitant une « rationalisation » confiée à des opérateurs privés ? Ces menaces ne sont pas purement hypothétiques, elles s’inscrivent dans une logique déjà bien établie ailleurs : réduire progressivement les droits sociaux au nom de la rigueur budgétaire, puis justifier chaque recul comme inévitable.
Souvenirs d’un autre courage politique
Il est nécessaire de rappeler que ce n’est pas la première fois que Maurice se trouve sous pression d’institutions comme le FMI. Dans les années 80, un gouvernement avait fait le choix courageux de résister à certaines de leurs recommandations. Il privilégia alors une politique de relance fondée sur la justice sociale, l’investissement public et la souveraineté économique. Le résultat ? Ce que l’on appelle encore aujourd’hui le “miracle économique”.
La leçon est claire : il ne s’agissait pas d’un problème de ressources, mais d’un choix politique. Ce qui a fait la différence, c’est la volonté de placer l’intérêt collectif avant les diktats externes.
Aujourd’hui, ce courage semble s’être estompé. Le gouvernement semble de plus en plus enclin à suivre les consignes des agences de notation et des bailleurs internationaux, même au prix d’un recul social profond. Au lieu de défendre une vision souveraine, les autorités se conforment de plus en plus aux attentes des bailleurs internationaux.
Le poids des élites économiques dans les décisions publiques ?
On ne peut s’empêcher de se demander si ce glissement idéologique ne résulte pas de la proximité croissante entre l’État et certaines élites économiques.
On observe en effet que plusieurs personnalités issues de grandes institutions internationales ou du secteur privé occupent aujourd’hui des fonctions stratégiques au sein de l’appareil d’État. Leur expérience et leur influence peuvent enrichir la prise de décision, mais soulèvent aussi des questions : ces trajectoires orientent-elles les politiques publiques vers une vision plus technocratique, centrée sur la compétitivité et la stabilité macroéconomique, au détriment des missions de l’État social ?
Il ne s’agit pas d’accuser, mais d’interroger les logiques profondes à l’œuvre.
La ‘gauche’ sous influence ?
Plus préoccupants encore sont ceux qui se réclament de la gauche semblant aujourd’hui renoncer à toute ambition de transformation sociale. Leur silence, voire leur soutien à des mesures contraires à l’État-providence, remet en question leur crédibilité. En justifiant ces décisions au nom du « réalisme budgétaire » ou de la « soutenabilité », ils contribuent à légitimer le recul de l’État. Gérer le capitalisme avec un soupçon de compassion ne suffit pas : être de gauche exige un engagement clair contre les politiques qui affaiblissent la solidarité collective et creusent les inégalités.
Ce double langage brouille dangereusement les repères. Quand ceux qui se disent de gauche adoptent ou justifient des mesures néolibérales, cela trouble la compréhension de ce que signifie vraiment être “de gauche”. Quand on préfère gérer docilement le système plutôt que le remettre en question, on cesse d’être une alternative : on devient complice !
Se mobiliser pour défendre l’État social
Ce qui se joue aujourd’hui va bien au-delà de la question de la pension à 65 ans. C’est l’avenir du modèle social mauricien qui est en jeu. Le démantèlement de l’État-providence progresse par petites touches, souvent silencieuses, mais il n’est pas inéluctable. Rester attentifs, se mobiliser et poser la vraie question : à qui profitent ces réformes ? Car à force de céder du terrain, l’intérêt général risque d’être entièrement subordonné au plus offrant.
Ce n’est pas une série de décisions isolées, mais une séquence. Et chaque recul accepté aujourd’hui prépare celui de demain.