Violences sexuelles faites aux enfants — Nicolas Puluhen (La Réunion) : « Je sais que je ne guérirai jamais de ce que j’ai vécu »

  • « La castration chimique est un moyen de protéger la société »
Peu de temps après avoir écrit Mon P’tit Loup, un livre dans lequel il révèle les abus sexuels répétés qu’il a subis entre l’âge de 5 et 7 ans, Nicolas Puluhen fonde, en février 2023, l’association du même nom. Basée à La Réunion où il s’est installé après avoir quitté La France, l’association milite activement contre les violences sexuelles faites aux enfants. Intervenant dans les établissements scolaires pour sensibiliser les jeunes, elle offre aux victimes un espace de parole bienveillant, notamment à travers des ateliers d’écriture, et produit des créations artistiques engagées qui participent à éveiller les consciences. Broyé par l’inceste, Nicolas Puluhen a longtemps enfoui sa souffrance dans l’alcool, la drogue et les antidépresseurs, tout en bâtissant sa vie familiale et sa carrière professionnelle. Aujourd’hui, il ne s’appuie plus sur ces béquilles qui menaçaient de le précipiter encore plus bas. Il a choisi de parler, de raconter, de dénoncer l’inceste. Son agresseur n’était autre que son cousin. Son témoignage est devenu un outil de reconstruction, mais aussi un levier de prévention. À travers sa parole, il veut briser le silence, éveiller les consciences et lutter contre les mécanismes de répétition et d’invisibilisation des violences sexuelles. Les hommes victimes d’agressions sexuelles souffrent autant que les femmes violentées, rappelle-t-il. De passage à Maurice, cette semaine, il a rencontré l’ONG Pedostop en vue d’une collaboration.

 

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Quel est le but de votre visite à Maurice?

Je suis venu à Maurice pour rencontrer Virginie Bissessur, la directrice de Pedostop. Nous étions déjà en contact, car elle avait découvert, via les réseaux sociaux, le travail que je mène avec l’association Mon P’tit Loup. J’ai eu l’occasion d’assister à un atelier de sensibilisation animé par Pedostop dans une entreprise et à la suite de cela, nous avons décidé de collaborer autour d’un objectif commun.

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Pourriez-vous partager votre constat concernant les mécanismes de prévention en place ici, et nous dire si vous avez relevé de bonnes pratiques ?

Nous rencontrons les mêmes problématiques en France, les lois existent, mais elles ne sont pas appliquées. Il existe une forme de victimisation secondaire, c’est-à-dire que l’on s’acharne rapidement sur la personne qui porte plainte contre un agresseur présumé. Finalement, cela se solde souvent par un non-lieu, mais pas sans avoir, une fois de plus, détruit la victime, qui avait pourtant tenté d’obtenir justice. La seule chose sur laquelle la France semble un peu plus avancée, ce sont les auditions d’enfants. Depuis quelques années, une prise en charge plus douce a été mise en place : elle permet d’éviter que l’enfant ne répète indéfiniment son récit dans des lieux inadaptés. Il existe désormais des salles spécialisées, équipées de systèmes de captation vidéo, ce qui évite à l’enfant de devoir se présenter physiquement au procès. Le viol est un crime. Il relève de la Cour d’assises, avec des peines pouvant aller de 20 à 30 ans de réclusion. Pourtant, en France, le système judiciaire est tellement engorgé que l’on recourt souvent à la correctionnalisation des affaires : au lieu de juger les faits comme des crimes, on les requalifie en agressions sexuelles pour qu’ils soient traités plus rapidement par le tribunal correctionnel. Cela aboutit à des condamnations bien moindres : parfois un an ferme, voire six mois avec sursis… Une réponse largement insuffisante au regard de la gravité des actes commis. À Maurice, je note une avancée importante : les entreprises privées acceptent d’ouvrir leurs portes pour aborder la question des abus. C’est une initiative que je n’ai jamais pu concrétiser en France. Et pourtant, j’ai tendu la perche de nombreuses fois. En revanche, dans les collèges et lycées, j’en parle sans détour.

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Les autorités réunionnaises vous écoutent-elles ? Votre parole a-t-elle un véritable impact dans les décisions ?

Oui, mais seulement lorsqu’il y a les caméras. Par exemple, quand la CIIVISE (ndlr : Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants) intervient à La Réunion, on me demande de témoigner. Mais je ne crois pas que ma voix soit réellement prise en compte dans les hautes sphères, là où se prennent les décisions. S’il existe aujourd’hui autant d’associations comme la nôtre en France, c’est bien parce que l’État a été défaillant et que les familles l’ont été aussi. Aujourd’hui, je mise énormément sur les jeunes qui s’engagent à nos côtés. Ce sont eux qui feront évoluer les mentalités et changer les regards.

Pourquoi avoir attendu l’âge de 43 ans pour parler de ce que vous avez vécu ?

En fait, je n’avais pas prévu d’en parler. À cette époque, j’avais des addictions à la drogue et à l’alcool.  J’en ai parlé lors d’une soirée… et j’ai tout raconté. J’étais ivre à ce moment-là. Mon fils avait alors cinq ans, le même âge que moi lorsque les abus ont commencé. J’ai, sans doute, fait un rapprochement. Ma première parole a été mal accueillie. Tout le monde s’est refermé autour de moi. À cause de ce que cela a provoqué dans ma relation avec ma femme, ma famille… pendant longtemps, j’ai regretté d’avoir révélé ce qui m’était arrivé. Le regard des autres avait changé. Je n’en ai plus reparlé pendant sept ans, jusqu’à ce que je décide d’écrire. Aujourd’hui, deux clans se sont formés : ceux qui sont avec moi, et ceux qui ne le sont plus. Mon récit avait choqué, parce que j’avais raconté ces abus dans leurs moindres détails, même les plus sordides. Ce n’était, peut-être, pas nécessaire d’aller jusque là. Mais si l’on compare le choc que j’ai subi à celui des personnes qui m’ont entendu, ce n’est pas la même chose. J’ai du mal à comprendre qu’on puisse être choqué au point de ne plus pouvoir regarder la victime. Mais tout comme un enfant ne choisit pas d’être un objet sexuel, on ne choisit pas, non plus, la manière dont on va révéler son agression. J’aurais pu sombrer dans une amnésie traumatique, et les souvenirs auraient pu resurgir violemment. La seule chose à faire quand quelqu’un parle, c’est de l’écouter et de lui témoigner de l’empathie.

Les faits se sont produits il y a plus de 40 ans. Avez-vous demandé réparation, pensé à le poursuivre, ou y a-t-il eu prescription ?

Le poursuivre était envisageable lorsque j’avais 43 ans. Mais pas quand j’ai décidé d’écrire, car il y avait prescription depuis deux ans. À ce jour, il vit en liberté dans un petit village en Bretagne. Il a été banni de la famille pour d’autres raisons, depuis longtemps. Lorsque sa mère, qui avait alors 83 ans, m’a appelé après avoir appris ce qui m’était arrivé, elle a, elle aussi, commencé à se poser des questions. Elle s’est dit que s’il avait fait cela, c’est peut-être parce qu’il avait lui-même été victime. Elle m’a confié qu’elle aussi avait subi des attouchements, lorsqu’elle avait 8 ans, de la part d’un membre de la famille que j’ai bien connu. Elle m’a dit qu’elle y pensait encore. Toutes les victimes de violence sexuelle ne deviennent pas tous pédophiles, non ! Par contre, quasiment tous ceux qui commettent des violences sexuelles en ont subi eux-mêmes. Dans ce cas, quels éléments la prise en charge doit-elle intégrer pour prévenir le risque de reproduction des violences par la victime elle-même ? L’enfant victime doit savoir que son agresseur a été condamné et qu’il est en prison. Le voir, par exemple, assis à la même table que lui lors des rassemblements familiaux envoie le message que, s’il commet les mêmes actes un jour, il ne sera pas puni.

Qu’est-ce qui a fait que les abus dont vous avez été victime se sont arrêtés ?

Nous avions déménagé. Mais rien ne s’est arrêté pour moi. J’y ai pensé tout au long de ma vie. Ce cousin est revenu à plusieurs périodes, notamment lorsque l’un de mes oncles a voulu qu’il baptise mon frère, né lorsque j’avais 12 ans. Plus tard, alors qu’il faisait son service militaire dans la ville où nous vivions, il est venu chez nous et m’a volé le walkman qui fait d’ailleurs la couverture de mon livre et que j’écoutais pour m’évader, pour me faire du bien. J’ai retrouvé ce walkman quelques années plus tard, complètement brisé, dans sa chambre. Tout comme il m’avait brisé, moi. Quand j’ai monté ma boîte d’intérim, lui était sans emploi. On m’a demandé de le faire travailler. Je ne pouvais pas refuser, sinon j’aurais dû m’expliquer. Il a été salarié dans ma société pendant trois ans. J’étais son patron. Jusqu’au jour où j’ai parlé… et où j’ai failli commettre l’irréparable.

Comment réagissait-il quand il vous voyait ?

Comme s’il ne s’était rien passé.

Vous n’aviez eu jamais envie de vous en prendre à lui ?

C’est ce que mon fils m’a dit lorsque je lui ai expliqué pourquoi j’écrivais un livre. Il ne comprenait pas pourquoi je n’étais pas en colère. La vérité, c’est que cette colère, je la porte en moi depuis très longtemps, mais je l’ai canalisée. En revanche, j’écris clairement dans mon livre que je n’éprouve pas de haine envers cet homme. Cela dit, je serais capable de tuer à mains nues quiconque ferait une chose pareille à mes enfants. Pour rester en vie, il a fallu que je trouve une autre manière d’évacuer cette haine.

De quelle manière ?

Par l’alcool, le cannabis et la cocaïne. J’ai commencé à fumer mes premiers joints à 13 ans, la cocaïne à 18 ans. J’en ai consommé jusqu’à mes 43 ans. Je n’ai jamais dérivé socialement ou été au chômage. Je buvais, je fumais et je travaillais. J’étais chef d’entreprise. Pour tenir, je prenais aussi des antidépresseurs. Et puis, du jour au lendemain, j’ai tout arrêté pendant plusieurs mois, avant de recommencer à boire trois à quatre bières en rentrant le soir pour décompresser. Mais c’était devenu une addiction. Cela ne fait que 10 ans depuis que j’ai tout arrêté.

L’activiste que vous êtes devenu ne craint pas qu’il ait toujours accès aux enfants et ne récidive ?

Malgré la prescription, j’avais accepté de porter plainte contre lui. Cela a été possible parce qu’on m’avait sollicité pour m’inscrire dans une démarche de justice restaurative, étant donné que je n’avais jamais entamé de procédure judiciaire liée à cette affaire. Les faits remontent à la période de 1977 à 1979. En 2023, j’ai été auditionné par la gendarmerie. Ma déposition a été enregistrée. Depuis, je n’ai eu aucune nouvelle, ni de la gendarmerie, ni du procureur, ni de l’association qui m’avait demandé de porter plainte. Je ne sais pas si mon cousin a été inquiété. Suite à cela, j’ai tout de même demandé à ses enfants et à mes frères s’ils avaient subi des actes de sa part, mais tous m’ont répondu que non.

Les hommes victimes de violences sexuelles en parlent peu. Quel message aimeriez-vous leur transmettre ?

Une fois passé le cap de la prise de parole, on ne peut qu’être fier. Le jour où mes enfants m’ont dit qu’ils étaient fiers de moi, c’était un moment fort. Je me disais que j’avais bien fait de parler. Beaucoup de personnes pourront en faire autant grâce à mon témoignage. Depuis la sortie de mon livre, il y a eu de nombreux témoignages. Cet élan de solidarité est important. À un moment, on vit avec une noirceur qui ne nous quitte pas. Je sais que je ne guérirai jamais de ce que j’ai vécu, que je peux juste atténuer la souffrance. Il y a certains matins où je me réveille en sachant que ma journée sera plombée, et que je dois attendre que cela passe.

Les femmes semblent faire preuve de résilience face à l’épreuve de l’abus. Êtes-vous de cet avis ?

Je pense qu’à la base, les femmes sont plus courageuses et plus résilientes. Il y a, sans doute, eu de nombreux cas qui donnent à tort l’impression qu’elles sont nombreuses à avoir surmonté cela et à avoir vécu une vie « normale ». Les témoignages d’hommes, eux, sont plus récents. Les réactions peuvent être différentes, mais la souffrance, elle, est la même. Les femmes ont, peut-être, davantage l’habitude d’endurer, de garder pour elles, de supporter en silence.

Votre engagement vous a-t-il amené à envisager un dialogue avec des agresseurs ?

C’était envisagé, à l’époque où j’étais en contact avec l’association qui milite pour la justice restaurative. Je n’étais pas fermé à l’idée de rencontrer des agresseurs. Mais comme je consacre déjà du temps à une association, en parallèle de mon métier, je crois que si j’ai du temps à donner, il doit aller aux victimes. Si les agresseurs sont en prison, ils sont à leur place. Et qu’ils y restent le plus longtemps possible. Je ne comprends pas qu’on les oblige à suivre des soins qui ne sont pas effectués, ni qu’il n’y ait pas de castration chimique prévue dans certains cas, notamment pour les multirécidivistes. Qui cela va-t-il émouvoir d’apprendre qu’un homme ayant violé des dizaines d’enfants sera castré contre son gré ? Qui va s’en offusquer et le défendre ? Je comprends que mes propos puissent choquer. Mais la castration chimique est, selon moi, un moyen de protéger la société.

Sabrina Quirin

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