« C’était une matinée magnifique, il n’y avait rien de spécial et j’étais de bonne humeur », raconte Tsutomu Yamaguchi dans son livre, Le Camphrier irradié, publié en 2013. Tsutomu Yamaguchi, c’est celui qui a été surnommé « l’homme le plus chanceux et le plus malchanceux de la planète ». Officiellement, il est le seul reconnu comme double « hibakusha », ayant vécu et survécu aux deux explosions nucléaires de Hiroshima puis de Nagasaki en août 1945, il y a exactement 80 ans cette semaine.
Né à Nagasaki, Tsutomu Yamaguchi a 29 ans lorsqu’il est envoyé, en mai 1945, sur les chantiers navals de Mitsubishi Heavy Industries à Hiroshima en tant qu’ingénieur, laissant son épouse et son jeune fils à Nagasaki. Alors qu’il se rend sur son lieu de travail en ce matin du 6 août 1945, la quiétude du jour est perturbée par « un bruit d’avion, un seul ». Cet avion, c’est l’Enola Gay.
En Europe, la deuxième guerre mondiale s’est achevée le 8 mai 1945 avec la capitulation de l’armée allemande nazie. Mais dans le Pacifique, les Japonais continuent à résister à l’armée américaine. Au mois de juillet, le Président Truman annonce aux Alliés que les États Unis possèdent la bombe atomique, arme qu’il estime capable de mettre un terme à la guerre. Un ultimatum envoyé au Japon le 26 juillet étant resté sans suite, le bombardier américain B 29 Superfortress décolle de l’île de Tinian dans le Pacifique le 6 août 1945 à 2h45 du matin. Aux commandes, Paul Tibbets, 30 ans, qui a nommé l’avion Enola Gay, comme sa mère. Il transporte ce qui sera décrit comme « l’arme la plus destructrice jamais conçue par l’humanité » : la bombe atomique ironiquement baptisée Little Boy. 3 mètres de long, 4 tonnes d’acier et d’explosifs, 64 kilos d’uranium hautement enrichi.
À 8h15 en ce matin du 6 août 1945, l’Enola Gay largue Little Boy sur Hiroshima, ville importante pour l’industrie japonaise, quartier général de la deuxième armée du pays, qui n’a jusqu’à présent pas été bombardée. Au terme de 43 secondes de chute libre, la bombe atteint le sol. L’explosion atomique émet un flash aveuglant. Au centre de la boule de feu, la température atteint 6,000 degrés celsius. Tout ce qui se trouve alentour dans un rayon de 12 kms est pulvérisé, les cadavres brûlés jonchent le sol : 78,000 morts sur le coup, dont 14,000 complètement désintégrés, des dizaines de milliers de blessés. Les particules radioactives vont contaminer l’air, le sol, l’eau, provoquant cancers, leucémies, blessures qui ne guérissent pas, maladies inconnues.
Mais le Japon ne se rend pas.
Le 9 août, les Américains larguent au-dessus de Nagasaki une deuxième bombe atomique qui fait près de 40,000 morts sur le coup. Cette fois, l’empereur Hirohito annonce le 14 août sa décision de mettre fin à la guerre et signe la capitulation sans condition le 2 septembre.
Le bilan humain est lourd : fin 1945, les deux bombardements ont fait plus de 200,000 morts, en grande majorité des civils.
Tsutomu Yamaguchi, qui se trouvait à environ 3 kilomètres de l’impact de la bombe d’Hiroshima, est brûlé au 3ème degré au visage et aux bras, a la vision trouble, les tympans percés. Malgré ses blessures, déterminé à retrouver sa famille, il arrive à prendre le dernier train pour Nagasaki. Il y arrive le 8 août aux alentours de midi. Le 9 août, il est là lorsque le ciel de Nagasaki est illuminé par un éclair qu’il reconnaît immédiatement comme celui qu’il a vu à Hiroshima. Les Américains viennent de larguer Fat Boy. Tsutomu Yamaguchi en réchappe cette fois encore avec quelques blessures. Par la suite, sa femme et ses fils sont tous morts de cancers qu’il estime directement liés aux radiations atomiques. Lui-même décède d’un cancer le 4 janvier 2010.
Au cours de sa vie, il a tenu à témoigner pour prévenir l’humanité des dangers des bombes atomiques. « Pendant cinquante ans, j’ai survécu, atomisé, à ce monde de rosée. Je formule sans cesse des vœux pour une Terre dénucléarisée », écrivait-il.
Mais 80 ans plus tard, nous sommes manifestement loin du souhait de Tsutomu Yamaguchi. Le monde possède aujourd’hui des bombes nucléaires trente fois plus puissantes que Little Boy.
Les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la Chine, la France, l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord sont connus pour posséder des armes nucléaires. En janvier 2025, ces puissances nucléaires mondiales possédaient environ 12,241 ogives prêtes à l’emploi. L’Afrique du Sud est le seul pays au monde à avoir réussi à fabriquer des armes nucléaires, puis à les avoir désarmées et à avoir démantelé son programme nucléaire.
Et puis, il y a Israël, qui s’est doté de l’arme atomique dans les années 1960 grâce à l’aide de la France, même si l’État hébreu ne l’a jamais officiellement reconnu. En 2024, Israël a testé un système de propulsion de missiles qui serait lié à sa famille de missiles balistiques à capacité nucléaire Jericho, et semble avoir modernisé son site de production de plutonium. Parallèlement, il a attaqué d’autres puissances susceptibles d’acquérir l’arme nucléaire, bombardant un réacteur nucléaire en Irak en 1981 et un site nucléaire présumé en Syrie en 2007.
Et puis, en juin dernier, Israël et les États Unis ont attaqué l’Iran, accusé de développer un programme nucléaire, même si l’État iranien affirmait s’être plié aux exigences de vérification et de contrôle de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA).
Ce mercredi 6 août, une prière silencieuse a été organisée au Japon pour marquer le 80ème anniversaire du largage de la bombe atomique américaine sur Hiroshima. En présence du Premier ministre japonais Shigeru Ishiba, le maire de la ville Kazumi Matsui a mis en garde contre une « tendance mondiale à l’accélération du renforcement militaire et l’idée que les armes nucléaires sont essentielles à la défense nationale », estimant qu’il s’agissait là d’un « mépris flagrant des leçons que la communauté internationale aurait dû tirer des tragédies de l’Histoire ». Pour lui, le Traité de non-prolifération des Nations unies entré en vigueur il y a 55 ans pour limiter la prolifération des armes nucléaires est « au bord de la dysfonctionnalité », ayant été ratifié par plus de 70 pays mais pas par des puissances comme les États Unis et la Russie, qui détiennent environ 90% du stock mondial d’ogives nucléaires.
Au cours de cette cérémonie, Satoshi Tanaka – également survivant de la bombe atomique et qui a souffert de plusieurs cancers dus à l’exposition aux radiations – a déclaré que le sang versé aujourd’hui à Gaza et en Ukraine lui rappelait ses propres souffrances. « Voir les montagnes de décombres, les villes détruites, les enfants et les femmes fuyant dans la panique, tout cela me rappelle ce que j’ai vécu », a-t-il déclaré à la BBC. Mais aujourd’hui, c’est un autre type d’arme de destruction massive qui est utilisée à l’encontre des Palestiniens : la bombe de la famine infligée…
“My God, what have we done?” En août 1945, le co-pilote de l’Enola Gay, Robert A. Lewis, consignait dans son carnet de bord cette phrase devenue célèbre après avoir assisté aux effets du largage de la bombe sur Hiroshima.
En 1949, la Russie avait réussi son premier essai de fabrication de la bombe atomique, mettant fin au monopole des États-Unis sur les armes nucléaires. Depuis, les deux puissances n’ont pas cessé de développer des armes nucléaires encore plus destructrices. En 2023, Vladimir Poutine se disait « prêt » pour un conflit nucléaire, allant jusqu’à comparer la taille de son arsenal à celui des États-Unis. Avec Donald Trump de nouveau au pouvoir, le règne des « males-alpha » fait du déclenchement d’une éventuelle guerre nucléaire une possibilité qui n’est plus far-fetched. Et pour nous à Maurice, la proximité de la base de Diego Garcia rapproche la menace. Sans que nous en prenions vraiment conscience.
« Nous vivons aux côtés d’armes nucléaires qui pourraient anéantir l’humanité plusieurs fois. La priorité la plus urgente est de faire pression sur les dirigeants des pays dotés d’armes nucléaires. Les peuples du monde doivent se montrer encore plus indignés, faire entendre leur voix plus fort et mener une action massive », déclarait aussi Satoshi Tanaka, cette semaine. Saurons-nous l’entendre, en apprendre d’une Histoire qui semble bégayer ?
SHENAZ PATEL