Le père Michel Kubler est actuellement à Maurice à l’invitation de l’évêque de Port-Louis, Mgr Michaël Durhône. Il a animé deux retraites à l’intention des prêtres mauriciens et a donné deux conférences publiques à l’intention des Mauriciens. Dans un entretien accordé à Le-Mauricien, il souligne qu’au-delà de l’image carte postale d’un pays multiculturel et accueillant comme Maurice, les défis qui s’y posent ont trait à la coexistence et au rôle essentiel du dialogue entre les communautés, pour que la diversité devienne une réelle richesse. Fin connaisseur du Vatican, il offre une analyse éclairante sur le passage de témoin entre les deux papes. Il insiste sur la continuité des grandes orientations, tout en soulignant la nouveauté d’un style de pontificat plus posé et serein, mais tout aussi déterminé.
Vous avez passé une dizaine de jours à Maurice et avez rencontré des prêtres et des Mauriciens en général. Qu’est-ce que le journaliste qui dort en vous retient de cette visite à Maurice ?
Cela a été une réelle surprise. Et j’ai été profondément touché par l’accueil que j’ai reçu. Dans les gestes du quotidien, dans les regards des gens croisés dans la rue, il y a une forme de douceur, de bienveillance spontanée. On sent que les Mauriciens sont heureux de faire découvrir leur île et leur culture. Il y a une chaleur dans les relations humaines qui vous met immédiatement à l’aise.
Ensuite, j’ai pris conscience de la diversité de ce peuple. Je ne mesurais pas la mosaïque qui comprend les créoles, les hindous, les Sino-Mauriciens, les Franco-Mauriciens et d’autres. J’ai découvert du coup aussi que l’organisation politique du pays est assez particulière pour quelqu’un qui vient d’Occident. Le particularisme mauricien réside dans les défis liés à la coexistence, au dialogue entre les cultures et, bien sûr, entre les groupes sociaux.
On dit souvent que Maurice est un modèle de coexistence pacifique. C’est vrai qu’on sent ici un équilibre social remarquable. Peu de conflits ouverts, une vraie culture de la coexistence. Mais je me méfie des cartes postales. La diversité est une chance, mais elle ne produit pas automatiquement du lien. La diversité n’est pas en soi une richesse.
Et puis, il y a la diversité religieuse. Par-delà les cultures, je suis frappé de voir la place importante des chrétiens en général, et des catholiques en particulier. C’est mon Église, mais ce n’est pas pour cela que je la mets en évidence. Il me semble que les chrétiens en général, et les catholiques en particulier, jouent un rôle dans la société mauricienne, qui est important au niveau spirituel pour leurs propres fidèles, mais aussi au niveau de l’ensemble de la société par un certain nombre d’institutions, notamment scolaires, voire sanitaires et autres, et sociales. Tout ça, c’est quelque chose qui me réjouit.
Le cardinal Margéot présentait la population mauricienne comme un bouquet multicolore. Un bouquet, mais pas de fusion. Qu’en pensez-vous ?
Je respecte évidemment la figure du cardinal Margéot. Je vois bien la place qu’il a représentée, et qu’il représente encore dans l’Église mauricienne, voire au-delà. Je trouve que c’est une très belle image, et si elle peut encourager les gens déjà à se retrouver en bouquet. Un bouquet ne tient pas s’il n’y a pas un lien. Il faut qu’il y ait un lien tout en permettant que chacun garde son identité. J’irais un peu plus loin en disant que cela ne suffit peut-être pas d’être différent et de coexister l’un à côté de l’autre.
Le nouveau pape met l’accent sur l’unité des chrétiens. Et vous-même, d’ailleurs, vous insistez beaucoup sur l’œcuménisme. Est-ce que vous avez eu l’occasion de constater les relations œcuméniques ?
Pour l’instant, non, malheureusement. Ce n’est pas le but de ma venue, je vous l’ai dit. J’ai passé d’abord deux semaines à prêcher dans deux retraites de prêtres. Et donc là, nous étions réunis ensemble dans la solitude, si je puis dire, et dans le silence. Parce qu’en dehors de ma parole pour leur enseigner, en tout cas pour leur parler, il n’y avait pas beaucoup d’échanges, sauf à notre moment pour mieux se connaître.
Notre retraite se faisait à Souillac, au Foyer de l’unité. Et il se trouve que le responsable spirituel du foyer, le père Henri Arthé, est aussi un des responsables de l’œcuménisme pour l’Église catholique à Maurice. Je n’ai pas rencontré de chrétiens de tradition anglicane ou luthérienne ou réformée, presbytérienne, etc., parce que ce n’est pas le but de mon voyage.
Parlez-nous de votre activité journalistique pour Vatican News et dans la presse…
J’ai exercé le métier de journaliste à plein-temps, et à un certain niveau de responsabilité, au moins pendant un temps, pendant 20 ans, donc de 1989 à la fin 2009, au quotidien catholique La Croix,, d’abord pendant huit ans au sein du service d’information religieuse.
J’en étais le chef adjoint, et puis pendant 12 ans comme rédacteur en chef religieux. Rédacteur en chef religieux, cela veut dire, non pas que j’étais le responsable des informations religieuses, mais que j’étais le garant de l’identité catholique du journal comme religieux assomptionniste.
Il y a 15 ans, j’ai moi-même demandé à quitter La Croix parce que je voulais vivre autre chose sur le plan humain, mais aussi bien sûr sur le plan religieux, et en tant que prêtre. À ce moment-là, je suis parti pendant sept ans à la demande de mes supérieurs toujours, en Roumanie, pour travailler à l’œcuménisme précisément, au dialogue entre églises catholiques et orthodoxes. La Roumanie fait partie de ces pays, de l’Europe centrale et orientale, qui sont à plus de 80% orthodoxes, et où les catholiques représentent donc une petite minorité. J’ai donc essayé d’œuvrer un peu au dialogue, ou même au rapprochement, entre ces églises là-bas pendant sept ans, et au bout de sept ans, j’ai été appelé à Rome pour servir ma congrégation.
Mais comme vous l’avez rappelé, je garde un peu le virus journalistique, et donc depuis que je suis à Rome, il m’arrive de collaborer avec Radio Vatican et Vatican News. Évidemment, j’ai suivi la séquence que nous venons de vivre pendant le premier semestre 2025, avec le décès du pape François, la période de vacances du siège pontifical, et évidemment l’élection du pape Léon XIV. Je suis un peu aux premières loges, non seulement comme témoin, mais aussi pour en rendre compte sur les médias.
N’y a-t-il pas une contradiction entre le journaliste et le théologien que vous êtes. Alors que le journaliste prône la liberté d’expression, en tant que théologien, n’êtes-vous pas freiné quelque part ?
Ah non, la théologie n’est pas un frein, grâce à Dieu ! Je ne peux pas vous laisser dire cela ! La théologie est une école de liberté. Alors évidemment, tout théologien chrétien se situe dans le cadre d’une tradition et d’un enseignement officiels de l’Église qu’on appelle le magistère, mais ce magistère lui-même est vivant.
Nous avons bien vu avec le pape François que la doctrine de l’Église catholique pouvait évoluer sur certains points. Vous savez que le pape François a fait rayer le catéchisme de l’Église catholique – donc de l’enseignement officiel, le plus officiel possible de l’Église catholique – et aussi la peine de mort, toute justification de la peine de mort. Il a fait enlever toute justification de la guerre, même la guerre que certains théologiens comme saint Thomas d’Aquin ou saint Augustin avant lui ont pu appeler la guerre juste. Il n’y a plus de guerre juste maintenant pour l’Église catholique. Le pape François avait fait évoluer cette doctrine.
Je ne parle pas d’autres situations, notamment des questions de morale familiale ou de pastorale familiale, la question par exemple des divorcés remariés. Sur la question des couples homosexuels également, le pape François a appelé à jeter un regard plus positif sur ce que vivent ces personnes, par-delà le fait que leur orientation sexuelle n’est pas celle que prône l’Église comme une norme, etc.
Donc, pas de contradiction entre le magistère et les médias mais il peut y avoir des tensions, évidemment, parce que ce sont deux univers qui sont quand même différents. Moi, j’ai toujours considéré, en tant que prêtre et théologien et journaliste, que j’étais des trois choses, indissociablement.
Le thème de votre conférence, d’ailleurs, c’est la continuité et la nouveauté. Entre les deux papes, François et Léon XIV, quelles sont la part de continuité et la part de nouveauté ?
En ce qui concerne la continuité, nous constatons que sur le fond, Leon XIV ne s’est jamais, pour l’instant, écarté de l’enseignement, des pratiques, des décisions et des changements qu’a initiés le pape François. Je prends juste quelques exemples. Le pape François, au niveau du fonctionnement interne de l’Église, a pris deux grandes initiatives.
La première lui avait été demandée au moment de son élection en 2013 par les cardinaux : la réforme de la Curie romaine, c’est-à-dire le gouvernement central de l’Église catholique universelle. Il a commencé à le faire, il n’a pas tout à fait fini, mais il a mis sur le papier une nouvelle constitution du Saint-Siège et de la Curie romaine, pour que les choses aillent mieux avec plus de concertation, et aussi, surtout, plus de place aux Églises sur le terrain.
L’Idée est que la Curie du Vatican ne dicte plus sa loi aux Églises dans les différents pays, aux conférences épiscopales, aux évêques, etc. Mais qu’il y ait une concertation, que le Vatican, la Curie romaine soient aussi à l’écoute de ce qui se vit et de ce qui se dit à la base.
Voulez-vous dire une démocratie ?
L’Église n’est pas une démocratie, mais je pense qu’elle peut, qu’elle doit même être plus démocratique dans un certain nombre de fonctionnements. Et la réforme du pape François y contribuait, alors il faut encore finir de la mettre en œuvre. Il a commencé à la mettre en œuvre, mais il n’a pas pu la terminer.
Et le pape Léon XIV a dit clairement qu’il va continuer, dans ce sens-là, de la synodalité. Peut-être en rééquilibrant certaines choses, peut-être en ajoutant sa propre touche personnelle. C’est tout à fait légitime quand même. Il n’est pas le successeur servile de ce qu’a fait son prédécesseur. C’est un homme libre et responsable et qui a beaucoup d’expérience. Un homme intelligent et qui est posé. Moi, j’ai confiance en lui. Mais il a dit clairement qu’il allait continuer sur cette ligne-là, la synodalité.
De même, on connaît l’insistance du pape François sur les migrants, sur les périphéries existentielles de nos sociétés. Et l’Église doit se mobiliser, en urgence et en priorité, sur ces secteurs de notre monde actuel où il y a de la pauvreté, de l’exclusion, pour tisser de l’unité, apporter la justice et la paix. Le pape Léon XIV n’a pas dit autre chose.
Après, il y a de la nouveauté de la part du pape Léon XIV par rapport à son prédécesseur François. C’est plus dans la forme. Le style de Léon est manifestement très différent et quelquefois à l’opposé quand même de celui de François. François était un homme qui savait ce qu’il voulait et c’était aussi ce côté un peu jésuite, le fait d’être un homme de grande détermination et d’action. Il a une intuition, il fonce, il est sûr de ce qu’il faut, il a prié avant, il s’est concerté, il a pris des conseils avant, mais après c’est lui qui décide et il y va.
Le pape Léon a un tempérament, j’allais dire, plus en douceur, il prend son temps. La preuve en est, qu’après bientôt trois mois de son pontificat, il n’a pris encore aucune décision importante ni sur son programme de pontificat ni sur la nomination de hauts responsables, de cadres supérieurs si je puis dire, de cardinaux dans l’Église.
Donc, avec Léon, je voulais dire, c’est une continuité sur le fond avec les grandes orientations de François qui d’ores et déjà ont été annoncées. En même temps, il faut des changements, sinon une rupture dans le style, dans la forme.
Pensez-vous que l’Église a un rôle à jouer pour accompagner, par exemple, les grandes transitions contemporaines ? Notamment sur les questions d’écologie, de développement durable, de culture, du genre.
Je crois qu’elle a un rôle à jouer même si ce rôle n’est pas toujours reconnu. Tout le monde ne lui reconnaît pas cette fonction, mais elle a un rôle à jouer. Alors, selon les sujets et peut-être selon les périodes, sa parole peut être plus ou moins reçue. Sur la question du genre par exemple où elle est très réservée comme vous le savez sans doute, son discours n’est pas très audible aujourd’hui, en tout cas dans la société occidentale. Peut-être bien que dans d’autres sociétés, par exemple africaines ou latino-américaines ou asiatiques, les gens sont contents que l’Église catholique défende une conception plus naturelle des sexes ou des genres plutôt que de valider purement et simplement toute liberté qu’auraient les individus de changer de genre ou de déclarer qu’ils ne sont ni de l’un ni de l’autre ou des deux, que sais-je. Toutes les combinaisons sont possibles aujourd’hui.
Ce que je veux dire, c’est que l’Église prône une vision de l’homme et de la femme qui est plus conforme à l’enseignement de la Bible. Nous pensons à la manière dont Dieu a créé l’humanité. Je pense qu’elle fait bien. Pour ce qui est de la question de l’écologie, de l’environnement, du développement durable, nous avons tous remarqué que le travail remarquable qu’avait fait le pape François avec son encyclique Laudato Si, avec un impact très au-delà de la communauté catholique mondiale. Beaucoup de milieux, y compris les milieux les plus engagés, les plus militants de la cause écologiste, en tout cas en Europe – je ne sais pas si c’est le cas partout ailleurs -, ont salué ce document. Même des gens qui n’ont ni Dieu ni maître ont accueilli favorablement ce document.
Le point qui revient tout au long de l’encyclique est que tout est lié : toutes les dimensions de la question écologique, tous les niveaux auxquels on peut la poser se tiennent entre eux. Nous ne pouvons pas seulement mener le combat sur un terrain, il faut le mener sur d’autres, on ne peut pas juste s’inquiéter, se soucier des enjeux écologiques dans un domaine, il faut aussi en prendre conscience dans les autres, etc.
Donc là, l’Église rend un vrai service à la société, en sensibilisant tout le monde, tous ceux qui veulent bien l’être évidemment, à un enjeu aussi majeur, aussi massif pour l’ensemble de l’humanité, que sont l’environnement et la durabilité.
Quid de la guerre à Gaza ?
Vous parlez de la guerre et de la paix. Nous allons prendre deux exemples qui sont tristement d’actualité, l’Ukraine et Gaza. Dans les deux cas, l’Église catholique, y compris par la voix du pape, appelle à la fin des combats dans les deux cas. Toutefois, le discours de l’Église n’est pas toujours reçu de la même manière, y compris sur un même sujet et à un même moment.
Vous êtes de Saint-Augustin, la même association que le pape ?
Alors, je fais partie de la congrégation religieuse catholique à laquelle j’appartiens, qui s’appelle les Augustins de l’Assomption. Quelquefois, pour faire court, on appelle les Assomptionnistes. Mais notre nom officiel, c’est Augustin de l’Assomption, cela veut dire que pour nous, la référence à Saint-Augustin a beaucoup d’importance, non seulement par rapport à la règle que Saint-Augustin a écrite pour les prêtres qui vivaient autour de lui à Hippone, donc au IVe, Ve siècle, mais aussi pour l’ensemble de sa spiritualité et même l’ensemble de sa théologie.
Nous ne sommes pas tous de grands spécialistes de la théologie de Saint-Augustin, qui est énorme. Il y a de très grandes valeurs, c’est l’un des plus grands théologiens de l’Église, en tout cas de l’Église d’Occident, et qui est respecté aussi par les chrétiens d’Orient d’ailleurs.
Et donc pour nous, c’est une référence, c’est quelque chose qui structure sinon ma foi, en tout cas ma vie spirituelle, ça, c’est clair. Et c’est quelque chose donc d’avoir un pape qui non seulement fait partie de la même famille spirituelle augustinienne, mais qui a été le supérieur général de l’ordre des Augustins, qui n’est pas mon ordre religieux à moi, qui est le grand ordre beaucoup plus ancien, qui remonte au Moyen-Âge. Ma congrégation à moi est beaucoup plus petite et beaucoup plus récente, elle a été fondée au XIXe siècle, donc on est beaucoup plus jeunes, si on peut dire, et moins nombreux.
Mais quelque part, nous sommes petits frères ou cousins. C’est vrai que c’est très émouvant pour nous de voir que la spiritualité augustinienne a trouvé le plus haut témoin qui soit dans l’Église catholique, et qu’elle puisse ainsi peut-être toucher d’autres personnes, parce que c’est une théologie et une spiritualité qui sont tout à fait appropriées pour le monde actuel.
Et là vous poursuivez vos conférences. Quel message vous transmettez aux Mauriciens ?
Comme la conférence porte sur l’Église de Rome, je demande aux Mauriciens d’être un peu attentifs à ce qui se vit à Rome, ou à partir de Rome par la voie de ce nouvel évêque, de se laisser surprendre peut-être, soit comme catholique, d’interroger leur foi ; ou si on n’est pas catholique, voire si on n’est pas chrétien, de se dire : « Tiens, peut-être que cet homme, parce qu’il a une parole autorisée, a quelque chose d’intéressant à dire, que je peux entendre, et après je suis tout à fait libre de faire ce que j’en veux. Mais j’ai une oreille un peu curieuse, curieuse au sens ouvert, positif, d’accueillir cette parole sans doute neuve, qui va nous arriver de Rome par la voix du Pape Leon XIV. Cela vaut la peine d’écouter. » Si au bout de huit ans, nous n’en sommes pas convaincus, nous pouvons passer à autre chose.
Jean Marc Poché