Avocate, formatrice juridique et judiciaire, consultante en matière de violences basées sur le genre, Me Mokshda Pertaub a un franc-parler qui lui est propre. Un des sujets qui lui tient à cœur est le féminicide, qui ne cesse de gagner du terrain à Maurice. Pour elle, il faut amender le Code Pénal pour y inclure un article définissant et sanctionnant le féminicide. Et il est impératif, selon elle, que le nouveau Domestic Abuse Bill reconnaisse et définisse les nouveaux crimes, tels que l’abus de pouvoir, l’emprise, le harcèlement moral, le contrôle excessif du conjoint sur sa femme.
Son Ong, MPower, est affiliée à la coalition SOAWR (Solidarity of African Women Rights Coalition), qui promeut et sensibilise au Protocole de Maputo relatif aux droits de la femme africaine, et à FEMNET, coalition des Ong militant pour les droits des femmes en Afrique. Elle milite aussi pour l’amélioration des lois mauriciennes relatives aux droits des femmes et des filles.
En tant qu’avocate et fondatrice de MPower, pouvez-vous nous dire quelle est la mission de votre Ong ?
L’Ong MPower travaille sur la bienveillance et le bien-être de la famille depuis 2022. Donc, notre combat est contre la violence, la discrimination et l’injustice dans la famille, comprenant à la fois, femmes, enfants, hommes, les seniors et aussi les adultes vulnérables. Notre rôle est de sensibiliser les gens à travers les ateliers, en soutenant d’autres Ong et la société civile.
Nous sommes affiliés à FEMNET (travaillant sur la ratification de CEVAWG) et à la SOAWR (Solidarity of African Women’s Rights Coalition) pour diffuser le Protocole de Maputo (droits de la femme africaine) que Maurice a signé en 2017). Nous croyons dans l’Ubuntu, soit que “alone, we will go faster but together we will go further”.
Vos recherches vous ont donné l’idée d’un ouvrage intitulé Women and Laws in Mauritius (Fam Konn to drwa). Cela a-t-il permis aux femmes de mieux connaître leurs droits. Quelles sont les questions qui ont été soulevées auprès de vos lectrices ?
Il y aura prochainement une deuxième édition du livre. J’ai étudié le droit des femmes à la London School of Economics et j’ai même créé un centre de Gender Justice à l’université Amity Law School Noida, en Inde, où j’ai travaillé comme professeure de droit pendant six années et où, avec mes étudiants, je parcourais les villages pour une campagne de sensibilisation sur les droits des femmes et des enfants.
J’ai vécu à New Delhi, et le Gang Rape, Nirbhaya Case de 2012 qui s’y est produit m’a ouvert les yeux sur la violence envers les femmes et les filles. Cette violence extrême a changé mon regard et m’a poussée à agir.
Nous n’osons pas aborder la violence faite aux femmes, nous sommes plus dans la normalisation. C’est chose courante de jeter tout le blâme sur la victime. C’est durant la pandémie de Covid que je me suis dit qu’il était temps de faire évoluer les choses.
L’ouvrage Women and Laws in Mauritius (Fam Konn to drwa) a été la base d’un projet de sensibilisation sur les droits des femmes, travaillé avec le National Women Council dans tous les districts avec ma collègue, Me Venusha Autar. J’ai créé un pamphlet pour la National Women Council en kreol, et nous allions chaque mois dans les neuf districts de Maurice rencontrer les femmes des associations de l’endroit.
La mission première était de leur expliquer leurs droits en tant que femmes. Ce livre a été une réelle prise de conscience. Ce projet m’a permis de rencontrer les femmes dans leurs villages et de m’adapter à leur culture, car je leur parlais aussi en créole et bhojpuri. Et j’ai compris qu’il y avait une forme d’urgence qu’elles connaissent leurs droits. Une femme musulmane, à titre d’exemple, qui est mariée sous le nikah mais dont le mariage n’a pas été enregistré auprès du Muslim Family Council, reste vulnérable car elle n’a aucune protection sous la loi civile.
Malgré tout, la violence envers les femmes, le féminicide ne cesse. N’est-il pas temps d’amender les lois et de rendre les sanctions plus sévères ?
Le Protection Order ne protège pas dans tous les cas de figure la victime, d’autant plus que beaucoup de ces femmes qui se réfugient dans des Shelters reviennent vers leurs agresseurs. Il y a certes un accompagnement mais cela est loin de suffire. Pourquoi c’est la victime qui doit partir alors que l’agresseur reste au domicile conjugal ? Avec le confinement, le droit des femmes a régressé et la violence envers elles a augmenté.
Notre combat contre le féminicide a commencé en 2023 avec un atelier sur ce sujet au Domaine de Grand-Baie, secondé par plusieurs interventions sur le féminicide dans les médias. Je me bats pour changer les lois, les mentalités, et milite pour une société de zéro tolérance contre le féminicide et la violence dans la famille. Nous œuvrons pour amender les lois car le féminicide est un crime. Il faut le définir, ajouter des articles dans le Code Pénal et établir des sanctions plus strictes. Notre combat contre l’article 242 du Code Pénal sur l’adultère a été un succès, nous espérons en faire de même pour le féminicide.
Ne pensez-vous pas qu’il est temps de mettre en place d’autres structures pour s’occuper des cas de femmes battues ?
Il y a déjà une unité spéciale dans le ministère qui s’occupe des femmes battues (Family Protection Unit) et aussi dans la police, le Bureau de Protection de la Famille. Les FPU et la CDU ont fusionné avec le CDU pour former les Family Support Services le 4 août 2025. Des mesures ont été récemment annoncées par la ministre Arianne Navarre-Marie dans le nouveau Gender Action Plan 2025-29.
Je n’ai pas encore pu consulter le rapport GAP 2025-29. J’attends de trouver une copie avant que je puisse me prononcer. Mais je suis en faveur de plusieurs mesures qu’elle a proposées. La loi de sur la violence domestique va être remplacée par le Domestic Abuse Bill. Et dans la lutte contre la violence conjugale, on doit inclure les hommes comme des alliés. Le CDU et la Family Protection Unit ne font plus qu’une entité, soit les Family Support Services, un One-Stop-Shop pour les victimes de violence. Il faut recruter plus de personnel, des psychologues, des travailleurs sociaux car les cas ne cessent d’augmenter.
J’ai vu des grands-mères demander conseil juridique pour leurs petits-enfants dont elles avaient pris la charge car les parents étaient tombés dans la drogue. La tournure que prend le fléau de la drogue qui détruit des familles inquiète de plus en plus.
La ministre de l’Égalité des Genres a aussi évoqué un One-Stop-Shop pour les victimes, basées sur le modèle sud-africain. Je trouve l’idée excellente, mais il faudrait aussi avoir un fonds pour les victimes de violence conjugale pour leur permettre de poursuivre leurs cas en cour et d’avoir justice.
Un autre cas qui fait débat concerne les femmes victimes de traite. Selon vous, comment accompagner les victimes de traite vers l’autonomie ?
Mélanie Valère-Ciceron, de Dis-Moi, fait un excellent travail dans ce domaine. J’ai représenté des victimes malgaches en Cour, victimes de trafic humain, dans un projet de l’IOM. Les victimes sont induites en erreur, on leur promet du travail mais elles se retrouvent à Maurice dans la prostitution.
Dans le National Risk Assessment Report sur le blanchiment d’argent sorti en mai 2025, j’ai constaté avec effroi que le trafic humain et l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants figure sur la liste des crimes de blanchiment d’argent. L’exploitation des enfants dans le monde du travail à un jeune âge est un autre sujet préoccupant.
Il y a aussi un système d’éducation à deux vitesses, l’école privée et les académies qui créent l’élite et les autres moins lotis sont alors considérés comme des laissés-pour-compte. L’éducation doit être pour tous et il faut une approche inclusive où les besoins de chaque enfant sont pris en compte et où les apprenants participent et réussissent ensemble. Les lois contre la violence dans la famille doivent être enseignées dès le cycle primaire, à mon avis.
La Gender-Based Violence ne concerne pas uniquement les femmes. Ne pensez-vous pas qu’il est temps d’impliquer l’homme comme partenaire dans la lutte contre la violence ?
Bien sûr, nous sommes ravis d’avoir Me Ashvin Dwarka, notaire, et qui est aussi notre intervenant à l’Ong MPower sur les droits des hommes et des jeunes ainsi que sur la violence et la cyber violence contre les hommes et adolescents. La violence est perpétrée aussi contre les seniors, les personnes en situation de handicap, les adolescents, etc.
Nous oublions souvent que les hommes sont victimes de violence conjugale, certains ont peur de s’exprimer par honte et aussi par ego en se disant : “dimounn ki pou dir, la polis pou riye”. Ils s’enlisent dans l’alcool, la drogue. Il faut faire entendre la voix des hommes aussi. Il n’y a qu’à voir SOS Papa le formidable travail que fait Darmen Appadoo, président de l’association. Ils sont combien d’hommes qui perdent la garde de leurs enfants ? Il faut attirer aussi l’attention sur l’injustice et les préjugés contre les pères comme parents.
Il ne faut pas seulement penser aux victimes, mais aussi aux agresseurs qui causent ces féminicides. Selon vous, quel encadrement doit être mis en place pour prévenir ce type d’agression ?
C’est trop complexe pour en parler en quelques lignes, mais sachez que c’est un problème mondial exacerbé par la pandémie de Covid. Et nous devons changer les mentalités, diminuer l’influence de la manosphère, et faire comprendre aux hommes et aux femmes que la communication dans le couple ne passe pas par la violence jusqu’à la mort. Si la personne veut vous quitter, nous ne pouvons pas l’empêcher de partir. Je pense que le conseil prémarital dans les relations intimes est fondamental. Nous voyons aussi dans des Shelters des cas d’agressions sur des enfants. C’est un sujet sensible qui interpelle
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Quelle est votre position comme avocate sur ce sujet ?
La supervision des Shelters est fondamentale, et les personnes qui y travaillent doivent être formées à la psychologie de l’enfance. Les Shelters sont mis en place pour l’épanouissement des enfants. Je travaille comme Legal Resource Person avec la CDU, et je constate avec inquiétude la maltraitance des enfants dans des familles. Nous avons une bonne loi, la Children’s Act 2020, mais il y a des changements à apporter, et surtout un suivi holistique des cas d’abus sur les enfants à faire.
Vous évoquiez à un certain moment la plaidoirie pour que Maurice ratifie la CEVAWG. Pouvez-vous être plus précise ?
La CEVAWG (African Union Convention on Ending Violence Against Women and Girls) est le premier instrument juridique continental de l’Union africaine spécifiquement dédié à la prévention et à l’éradication de toutes les formes de violence à l’égard des femmes et des filles en Afrique. Elle est née en février 2025 et c’est une convention très novatrice et progressive et elle définit des crimes comme le féminicide et le genre, la masculinité positive et les Human Rights Defenders. De plus, elle se focalise sur la prévention, la protection et la poursuite des agresseurs et protège les femmes et les filles. C’est une convention que Maurice doit absolument ratifier et nous travaillons dessus avec MPower.
Nus attendons depuis 40 ans le Gender Equality Bill, car nous n’arrivons pas à trouver un consensus sur le mot « genre » pour faire évoluer les choses dans ce cas précis. Il faut ratifier le CEVAWG qui définit les mots « genre » et « égalité ». Le Gender est important pour assurer une vraie égalité dans la société.
Avec le National Women Council, vous avez animé des cours pour des femmes en leur expliquant leurs droits en kreol. Est-ce important que les lois soient traduites en kreol morisien ?
De février à novembre 2023, ma collègue Me Venusha Autar et moi avons sillonné tous les districts de Maurice pour une Legal Literacy Programme qui s’est terminé avec succès. Nous expliquions les lois concernant le mariage, le divorce, la succession, le travail, les violences, la Constitution en kreol et dans quelques endroits, c’était fait en bhojpuri. L’intérêt des femmes pour connaître plus les lois est visible, surtout sur des thèmes forts comme le mariage, le divorce et la succession.
Le 24 mai 2025, l’Ong MPower, en collaboration avec SOAWR et le Mouvement Solidarité des femmes africaines, a organisé un atelier sur le thème « Lutter contre la cybercriminalité envers les femmes et les filles par le biais des lois locales et régionales ». En quoi cet atelier a-t-il été bénéfique ?
Cet événement a non seulement renforcé l’urgence de lutter contre la cyberviolence sous l’angle des droits humains, mais a également marqué une étape importante dans la lutte collective pour la sécurité, la dignité et la justice numérique. Alors que Maurice et l’ensemble de l’Afrique sont confrontés à des défis croissants liés à la cybercriminalité, en particulier aux crimes qui touchent de manière disproportionnée les femmes, les filles et les mineurs, cet atelier a offert une plateforme opportune et indispensable pour un dialogue intersectoriel, une réflexion stratégique et un apprentissage collaboratif.
Cela a permis des discussions percutantes visant à identifier les écarts entre les cadres juridiques et leur application concrète dans la lutte contre la cybercriminalité. Des experts juridiques ont mis en lumière le paysage législatif actuel régissant la cybercriminalité à Maurice et dans la région, soulignant les progrès réalisés et les domaines nécessitant des réformes urgentes.
Des psychologues et des prestataires de services sociaux ont abordé les profonds impacts psychologiques et émotionnels de la cyberviolence sur les survivantes, soulignant la nécessité de systèmes de soutien intégrés. Les points de vue des forces de l’ordre ont souligné le rôle crucial des enquêtes et des poursuites, tandis que les défenseurs des droits numériques ont apporté un éclairage sur les liens entre technologie, vie privée et droits humains.
Tout au long de la session, les participants ont exploré des instruments régionaux tels que le Protocole de Maputo et ont évoqué le recours aux litiges stratégiques comme voie potentielle pour garantir la responsabilisation et faire progresser la justice numérique pour les femmes et les filles. Le caractère collaboratif de l’événement a favorisé l’apprentissage partagé, fondé sur des études de cas concrets, et a renforcé l’importance de la coopération multipartite pour lutter contre les préjudices en ligne.
Qu’en est-il de votre analyse portant notamment sur la loi concernant la cybercriminalité ?
À l’ère où le numérique est profondément ancré dans la vie quotidienne, il y a urgence d’intégrer les principes de sécurité, de dignité et de justice dans nos interactions en ligne. Il faut mettre en place des mécanismes juridiques adaptatifs et réactifs, compte tenu de l’évolution rapide des technologies numériques et des risques associés. Il y a des écarts systémiques entre l’intention législative et la mise en œuvre concrète, notamment lorsque la cyberviolence recoupe des inégalités sociales et de genre plus larges.
Si nous poussons le débat au-delà des frontières nationales, pour moi, le protocole de Maputo et le CEVAWG sont des modèles juridiques panafricains essentiels, dotés d’un potentiel considérable pour orienter les efforts de plaidoyer et de responsabilisation en matière de cyberviolence. Ces protocoles visent à orienter les litiges stratégiques, influencer le discours juridique régional et renforcer les cadres fondés sur les droits nécessaires au soutien des victimes de cyberviolence. Ces protocoles devraient être appliqués dans le contexte mauricien comme un pont entre les engagements régionaux et les réformes nationales.
Je suis pour l’intégration des expériences vécues dans les réformes juridiques et ce serait une bonne idée que les parties prenantes adoptent une approche holistique et intersectionnelle face aux menaces numériques auxquelles sont confrontées les femmes et les filles. Elles sont particulièrement vulnérables dans le cyberespace. Les obstacles qu’elles rencontrent pour obtenir justice, de la sous-déclaration et de la stigmatisation à une connaissance juridique limitée, reflètent des lacunes systémiques en matière de droit, d’application de la loi et de soutien.
Avec la révolution numérique qui transforme les dynamiques sociales, les dessous sombres du cyberespace sont devenus de plus en plus visibles. Le harcèlement en ligne, la cyberintimidation, les abus basés sur l’image, les deepfakes, le partage non consensuel de contenus intimes sont devenus monnaie courante sur les plateformes virtuelles, affectant de manière disproportionnée les femmes, les filles et les enfants.
Y a-t-il autre chose qui vous tient à cœur ?
Il faut amender le Code Pénal pour y inclure une loi contre le féminicide. Le meurtre d’une femme par son conjoint ne doit pas être normalisé. C’est la confiance qu’on tue et les répercussions s’étalent sur plusieurs générations. Il faut faire évoluer les mentalités. Je voudrais voir une société plus égale et équitable où le droit de tout un chacun est respecté. C’est mon credo, un peu à la manière de Mahatma Gandhi qui disait : « Be the change you want to see in the world. »
Propos recueillis par
Corinne Maunick