L’homme et la mer

Perchée sur une falaise à Souillac, je scrute une mer en furie, tourmentée par les assauts des vagues. Elles se jettent sur les rochers, emprisonnant ces derniers sous des litres et des litres d’eau, avant de se retirer et de laisser la place à de nouvelles vagues. Me vient alors la pensée qu’il y a des jours où avancer semble une traversée en eaux profondes, tant des flots incontrôlables nous encerclent et nous submergent.
Ce jour-là, j’observe un pêcheur au loin dans la mer, gaulette à la main, qui avance tranquillement alors que la mer bruyante et fracassante déferle à quelques mètres de lui. L’homme, tout décontracté, tient sa canne à pêche et ramasse le fruit de son labeur dans un sac en plastique.
Là où il est, le niveau de la mer est bas, l’eau est claire et à peine troublée par le mouvement de l’océan. Juste derrière lui, les vagues lèvent la voix de plus en plus fort. Elles grondent, éclatent et bousculent l’air. Mais l’homme, même éclaboussé, ne se retourne pas. Il pêche, en toute confiance.
L’inquiétude me saisit devant la hauteur et la force des vagues, et la témérité de cet homme qui apprivoise ce qui me semble être un danger. Je l’observe et me rends compte que lui a compris qu’on ne peut pas avancer en regardant sans cesse derrière soi.
Il est là, imperturbable, debout, épousant cet environnement austère et mouvementé. Il ne cherche pas à dompter la mer et ne tente pas non plus de faire taire le tumulte. Il choisit autre chose : avancer, dos aux sempiternelles agitations.
Il y a ces bruits qu’il faut apprendre à laisser couler autour de soi, ces forces qu’on ne peut pas contenir et ces tempêtes qui ne valent pas la peine qu’on y laisse notre paix.
Son corps dit quelque chose que les mots n’osent pas toujours dire :
Je n’ai pas besoin de tout contrôler pour continuer.
Je peux être vulnérable et libre en même temps.
Je peux tenir ma ligne sans certitude et y mettre quand même toute mon espérance.
Il faut un courage discret pour ne pas fuir — car fuir n’est pas une solution — et pour rester là, loin de toute terre, pour y faire naître quelque chose de possible.
Est-ce de l’inconscience ? Non. C’est une foi simple, dépouillée : celle de croire qu’en lançant encore une fois la ligne, la vie continuera à répondre, d’une manière ou d’une autre.
En fait, la vie ressemble à un rivage incertain le long duquel on marche avec précaution, le cœur un peu tendu, les pieds trébuchant parfois, sans trop savoir si la prochaine vague viendra nous jeter à terre.
Il y a quelque chose d’immense dans la démarche de faire face. Non pas pour défier le danger, la mer ou un adversaire, mais pour affirmer, tout bas, que même fragile, on est capable de continuer et d’assurer notre route. Même faibles et impuissants, la force peut nous habiter, et la résistance peut nous faire aller au-delà du possible.
Le pêcheur aurait pu reculer, s’éloigner de l’insécurité et être plus vigilant. Mais reculer, c’est parfois aussi renoncer à ce que l’on cherche et à ce à quoi l’on espère encore. Car malgré le bruit du monde, malgré les désillusions, heureusement que c’est possible d’espérer toujours et encore.
Alors l’homme reste là. Non pas figé, mais présent. En mouvement. Tenace. Paisible. Et c’est là toute la nuance. Il ne s’accroche pas à ce qu’il ne peut pas maîtriser ni ne se crispe devant le chaos apparent. Les vagues continuent à s’agiter avec violence et insistance. Lui les laisse faire leur spectacle grandiose derrière lui, et choisit de porter son regard ailleurs : vers le calme, vers l’avant, vers ce qui le fera vivre.
Bien entendu, il sait que rien ne garantit que le poisson mordra. Rien ne promet non plus que l’eau restera sage et qu’un imprévu ne l’avalera pas dans de sombres profondeurs.
Il lance sa ligne comme on fait monter une prière, ou comme un rêve lancé dans les cieux et qu’on espère ramener sur terre.
N’est-ce pas ça, l’espérance ? Il ne s’agit pas d’avoir l’assurance que tout ira bien, mais d’avoir cette force douce qui nous pousse à avancer, même quand tout autour s’agite.
Le monde peut trembler, les repères s’effacer, les certitudes se dissoudre comme neige au soleil. Mais il y aura toujours ce geste silencieux, ce fil tendu entre soi et l’espérance, et cette foi tranquille qu’au milieu du vacarme, quelque chose de bon peut encore arriver.

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