Notre invité de ce dimanche est Me Antoine Domingue, Senior Counsel et « observateur objectif, attentif et bien informé » de la situation mauricienne. Il partage son analyse sur plusieurs sujets d’actualité dont ceux qui secouent le monde du judiciaire : l’affaire AFRINIC et la nomination, contestée, des Senior Counsel.
O On disait au départ qu’il fallait donner du temps au nouveau gouvernement pour prendre ses marques. Mais plus de neuf mois après la prise du pouvoir par l’Alliance du Changement, au lieu de s’améliorer, l’ambiance générale se détériore et les mécontentements et critiques pour promesses électorales non tenues s ’amplifient. Même le président seychellois, qui est en campagne électorale, a évoqué cette situation. Vous comprenez ce mécontentement grandissant des Mauriciens ?
— Je le comprends. Il est palpable au vu des nombreuses personnes qui ont manifesté publiquement au dernier rassemblement contre le report de l’âge de la pension. Il est clair que c’est un sujet qui mobilise et que les attentes de la population, surtout après les promesses électorales, n’ont pas été respectées. Comme l’a écrit feu le président français Georges Pompidou dans son livre Le nœud gordien, « les programmes tout le monde en a et chacun sait ce qu’il en advient. » Ma crainte c’est que l’État mauricien, donc le gouvernement, se retrouve très bientôt en face d’une action légale afin que la cour se prononce sur la légalité du report de l’âge du paiement de la pension.
O Il me semble que le gouvernement fait déjà face à une action en justice sur ce dossier…
— Je ne suis pas en train de parler de l’affaire logée par l’avocat Teeluckdarry.
O Il y a donc une autre plainte sur le même sujet en préparation. Est-ce que l’état pourrait perdre cette autre affaire ?
— Il y a, effectivement, une autre affaire, une autre contestation du report de l’âge du paiement de la pension universelle, qui est en gestation et sur laquelle je ne peux pas donner de détails. Mais sur la base des principes de droits constitutionnels et administratifs qui seront évoqués – et qui sont basés sur trois jugements –, il me semble que c’est du sérieux. La cour sera invitée à se prononcer sur cette question et si elle le fait contre l’État, il faudra en tirer les conséquences. C’est un dossier qui a potentialité de rendre le gouvernement encore plus impopulaire dans les semaines et les mois à venir.
O S’il faut revenir sur la question de l’âge du paiement de la pension, ce sera le chaos…
— Le mot que vous utilisez est trop fort. Nous sommes dans un régime démocratique, pas dans un système autocratique. Il y a de fortes raisons de penser que la cour puisse arriver à la conclusion que la manière dont la question de la pension a été abordée et tranchée dans le budget n’est pas en accord avec les principes démocratiques sous notre Constitution. C’est ce qui justifie ma crainte et ma démarche d’informer sur ce qui pourrait arriver. Si c’est le cas, le gouvernement aura à en tirer les conséquences.
O Une des conséquences sera que le mécontentement populaire va automatiquement augmenter…
— Il augmente déjà de jour en jour, et constitue une sérieuse épine dans le pied du gouvernement, malgré sa très forte majorité au Parlement.
O Est-ce que la question du report de l’âge de pension fait partie des décisions difficiles à prendre qui pourraient rendre le nouveau gouvernement impopulaire, comme vous le disiez bien avant les élections ?
— En évoquant les décisions difficiles pouvant mener à l’impopularité, je ne pouvais pas imaginer que le gouvernement n’aurait pas tenu sa promesse sur la pension. D’autant qu’après les élections il y a eu une majoration de cette pension, avec une augmentation de mille roupies pour chaque pensionné. Ce n’est qu’après les élections municipales qu’on est venu annoncer aux Mauriciens que la pension universelle n’était plus soutenable. Ce qui autorise les questions suivantes : si la pension n’est plus soutenable, pourquoi en avoir augmenté le montant après les élections générales ? Si, effectivement, elle n’est pas soutenable, pourquoi ne pas avoir engagé un dialogue sur la question et les possibles solutions avec la population, au lieu de se contenter d’annoncer le report de l’âge de la retraite dans le discours du budget ? Cela n’a pas été fait selon les normes démocratiques en vigueur et cela peut causer problème. La question devient plus compliquée par le fait que le gouvernement a, depuis, créé une autre catégorie de pensionné entre soixante et soixante-cinq ans avec un mean test qui donne droit à Rs 10,000. Il faut définir tout ça et expliquer la philosophie derrière cette décision.
O Qu’est-ce que le gouvernement aurait dû avoir fait sur cette question de plus en plus épineuse de la pension de vieillesse ?
— Je pense qu’il aurait dû se baser sur les principes du droit constitutionnel et du droit administratif, et venir avec deux ou trois formules de solutions possibles et demander à la population de choisir dans le consensus…
O… à travers un référendum ?
— Pourquoi pas. En tout cas, il aurait fallu engager un dialogue avec la population sur ce sujet, ce qui n’a pas été fait. La façon dont les choses ont été faites était plus autocratique que démocratique.
O Mais avant d’arriver à présenter le report de l’âge de la pension dans le budget, est-ce que personne au gouvernement n’a pas pensé à faire vérifier si le texte proposé est légal ou pas ?
— On dirait qu’on n’ait pas pensé à cela, il est évident qu’il n’y a pas eu de cogitation à ce sujet et que c’est une décision qui a été prise à la va-vite. Des promesses ont été faites à la population, et quand on découvre qu’on ne peut pas les tenir, on ne peut pas se contenter d’une phrase dans le budget en détruisant la plate-forme sur laquelle on a été élu. À moins qu’il y ait des tendances suicidaires dans le gouvernement, ce qui ne semble pas être le cas !
O Face aux critiques, les ministres n’arrêtent pas d’imputer leur lenteur aux politiques de l’ancien régime. Est-ce que ce n’est pas une excuse un peu facile pour cacher leur manque d’expérience et d’efficacité ?
— C’est un reproche qui n’est pas sans justification. Mais ceux qui ont recherché l’investiture de l’électorat savaient ce qui les attendait et ils ont dit s’attendre au pire dans leur programme gouvernemental. Ils savaient aussi qu’il faudrait un remède de cheval qui pouvait les rendre impopulaires. Des mesures correctes ont été prises, notamment sur le contrôle des prix de certains produits. C’est une excuse qui ne tient la route que pendant un certain temps. Il reste au gouvernement 80 pour cent de son mandat et il ne pourra pas imputer à l’ancien gouvernement tout ce qu’il ne peut pas faire pendant les quatre ans à venir. Il ne peut pas se contenter de regarder dans le rétroviseur, il faut qu’il regarde devant lui !
O Il y a trois mois, on se plaignait du manque de nominations à la tête des institutions. Depuis, on se plaint de la nomination des proches du pouvoir à la tête de ces institutions. Comment faire pour que cet exercice se passe dans le respect de la méritocratie et la transparence, et arrête de provoquer des mécontentements ?
— Quelle que soit la méthode choisie pour les nominations, il y aura toujours des mécontentements et des critiques. Il existe à Maurice toutes sortes de Service Commissions pour procéder, notamment dans le service civil et la police, à des nominations, ce qui n’empêche pas les mécontents de les contester, ce qui est normal en démocratie. Il faut un système dans lequel le processus de sélection et de nomination soit transparent, sous les yeux de tout le monde, un peu comme cela se fait aux États-Unis, où les nominés doivent pratiquement passer un examen avant d’être confirmés.
O Il y a à peine trois mois, on pensait que le précédent gouvernement allait prendre des années pour se remettre des derniers 60/0. Or, les erreurs et les faux pas du présent gouvernement semblent lui avoir fourni le sérum nécessaire pour permettre à ses porte-parole d’occuper l’espace médiatique et de critiquer leurs successeurs. Est-ce que dans ce contexte un revival du MSM et de ses alliés est-il possible ?
— C’était couru d’avance et j’avais envisagé cette possibilité avant les élections. Regardez le fiasco sur le dossier de la Local Governement Service Commission et le jugement de la cour qui donne tort au gouvernement. Il a été évidemment exploité par l’opposition.
O Comment expliquer que le gouvernement s’engage dans des affaires juridiques sans, semble-t-il, aucune préparation, ce qui le mène à des déconvenues politiques ?
— C’est très surprenant surtout au vu de l’affaire AFRINIC qui s’est soldée par une proclamation de la présidence, suivie par une renonciation du juge, suivie, elle-même, par une révocation par le vice-président !
O Nous allons revenir sur l’affaire AFRINIC. Mais auparavant j’aimerais aborder la bataille des chiffonniers à laquelle se livrent le gouverneur de la Banque de Maurice et son ex-second adjoint. Est-ce que cet affrontement public, avec son lot de révélations et d’attaques, peut influer sur la note que les agences financières internationales doivent décerner à Maurice ?
— Je ne pense pas que ce soit le cas. Les institutions internationales notent les performances des institutions, pas celles des hommes qui les gouvernent. Mais revenons sur cette affaire. Après s’être très bien entendus pendant quelques mois après leur nomination, le gouverneur et son second adjoint ont eu des dissensions qui ont mené à la situation que vous savez : conférences de presse, attaques et dénonciations. L’ex-SDG est allé déposer plainte à la FCC, ce qui va probablement provoquer des répliques de la partie adverse et tout cela va finir devant la Cour suprême. Face à ce grand déballage, on peut se demander si le gouverneur et son premier adjoint seront toujours là dans les jours à venir, ce dont je doute fort…
O…pour quelles raisons ?
— Pour des raisons que je connais et que je ne peux pas dévoiler. Il y aura probablement un nouveau gouverneur et une nouvelle équipe dans les jours qui viennent.
O Vous avez une idée, une proposition même, sur ceux qui pourraient/devraient être nommés à la tête de la Banque de Maurice après le grand déballage auquel les Mauriciens assistent ?
— Ce sont des gens irremplaçables ! Mais si jamais on devrait se résoudre à les remplacer, on pourrait songer à Dip comme gouverneur, Gungadin comme First Deputy Governor et Jagai comme Second Deputy Governor pour leur esprit d’équipe, qui ne s’est jamais démenti, et leur longue expérience acquise dans la gestion des fonds publics !
O Sans commentaires. Retournons à l’affaire AFRINIC et expliquez- moi comment un juge peut accepter d’être nommé comme enquêteur, sur un dossier dans lequel il a déjà rendu des jugements ?
— C’est très surprenant, pour dire le moins. D’ailleurs, dans l’article de presse qu’il a consacré à cette affaire, l’ex-juge Vinod Boolell conclut en se demandent comment se fait-il que le juge Ohsan-Bellepeau ne se soit pas aperçu que le président de la République avait violé la Constitution de Maurice en le nommant ? On a essayé de rattraper le coup avec la déclaration d’Ivan Collendavelloo, sur une radio, affirmant que ce n’était pas un problème constitutionnel, mais une histoire de procédure, alors que c’en était pas une ! Dans la proclamation, le président de la République se targue d’être celui qui nomme les juges, alors qu’en fait ces derniers sont nommés par les recommandations de la Judicial and Legal Service Commission et qu’il ne fait que les ratifier.
O Je repose la même question : comment se fait-il qu’à la présidence de la République une proclamation puisse être faite sans que personne ne veille à son contenu ?
— Normalement, une proclamation présidentielle doit être revue par le bureau de l’Attorney General, mais il y a, dans celle dont nous parlons précisément, beaucoup d’errements, pour être charitable. Je pense que c’est un impair constitutionnel grave évident quand on met côte à côte la proclamation, suivie de la renonciation, suivie, elle-même, par la révocation de la proclamation. Je pense que c’est une entorse à la Constitution qui a fait énormément de tort au pays, surtout en Afrique.
O Est-ce que la révocation de la proclamation du président par le vice-président a réglé le problème ?
— Oui, dans l’immédiat, puisque que c’était un hot potato dont il fallait absolument se débarrasser. Mais quelles vont être les répercussions à long terme au niveau de l’Afrique, au niveau du respect dont nous jouissons, de la confiance pour nous occuper de ce genre de dossiers… il y a un reputational damage qu’il faudra gérer. Au niveau local, quand on regarde de près la proclamation présidentielle sur AFRINIC, on peut avoir l’impression qu’il y a une invasion de l’exécutif dans les affaires du judiciaire. C’est pour cette raison qu’il y a eu, dans cette affaire, une demande d’injonction contre la proclamation.
O Attaquons l’autre grande polémique actuelle du judiciaire : la récente nomination de Seniors Counsel. On parle de liste modifiée et rectifiée, de noms effacés, ajoutés qui a donné lieu à une plainte invitant le banc et l’arrière-banc du judiciaire, y compris le DPP, la Bar Association et la Law Society à se présenter en cour. Est-ce qu’il serait juste de se demander, en paraphrasant Shakespeare, s’il y a quelque chose de pourri dans le judiciaire mauricien ?
— Les choses ne sont pas claires dans cette affaire, dans la mesure où on n’a pas entendu la version de l’État, de la cheffe juge, de la Senior Puisne Judge, de l’Attorney General, etc. On n’a eu que la version des trois protestataires qui ont signé un affidavit, en se basant beaucoup sur ce qui a été rapporté dans la presse. Ce qu’on sait c’est que la liste recommandée a été établie par le Senior Puisne Jugde pour être soumis au président. La loi prévoyant que cette recommandation soit faite par la cheffe juge, pourquoi est-ce qu’on a dérogé à cette règle : cela n’a pas encore été explicité. L’association des avocats et celles des avoués, mis en cause dans l’affidavit, n’ont pas été consultées pour cet exercice qui se passe entre la Cour suprême et la présidence de la République…
O…avec un détour par le bureau de l’Attorney General ?
— …cela a été dit, et dans la pétition l’État mauricien a été mis en cause, comme l’Attorney General et ils auront à venir s’expliquer. Il y a dans cette affaire un aspect factuel, qu’il ne faut négliger, comme certains semblent le croire, et se concentrer uniquement sur l’aspect légal. Dans cette affaire, je représente les intérêts du DPP et de Me Ponambalum avoué, par conséquent, je ne peux pas trop m’aventurer dans les commentaires. Mais on a pu confirmer que les lettres patentes des promus ont été envoyées par la présidence à la SPJ depuis le 14 aout, juste avant que le communiqué de presse présidentiel ne soit publié. L’affaire a été renvoyée au 12 afin que tous les protagonistes, qui sont 31, soient contactés. Mais d’ici au 11, je pense que beaucoup d’eau sera passée derrière la Cour suprême au travers du ruisseau La Paix, le mal nommé en la circonstance. Je ne peux pas vous en dire plus pour des raisons évidentes.
O Pouvez-vous me dire si vous pensez que ce spectacle des responsables du judiciaire convoqués en cour pour une question de promotion va influer sur la confiance que les citoyens mauriciens ont dans leurs juges et leurs avocats ?
— Je ne pense pas que cette affaire va améliorer la réputation du barreau. Mais, par ailleurs, il faut réaliser, comme l’a écrit Lord Atkin, que « Justice is not a cloistered virtue: she must be allowed to suffer the scrutiny and respectful…comments of ordinary men. » Nous sommes en démocratie, si des avocats et des avoués, comme n’importe quel citoyen, estiment que leurs droits ont été lésés, ils ont le droit de saisir la justice.
O Qui décide et sur la base de quels critères de faire d’un avocat un Senior Counsel ?
— La section 9 de la Law Practitionners Act prévoit, de façon très laconique, que sur recommandation de la cheffe juge, le président de la République PEUT nommer des Seniors Counsel et des Senior Attorney. Le texte n’en dit pas plus, sinon que les Senior Counsel doivent avoir au moins quinze ans de pratique, ce qui fait pas mal de monde. Depuis quelques années, plusieurs voix autorisées se sont élevées pour demander un cadre légal, un encadrement légal plus exactement, pour définir les critères de sélection. Maintenant, est-ce que c’est un droit, une prérogative, une distinction ? Est-ce qu’il y a eu, dans l’affaire qui nous occupe, un droit qui a été bafoué ? La Cour aura à répondre à cette question et à d’autres entourant cet exercice pour éclaircir toutes les zones d’ombre autour de cette affaire. À l’avenir et pour éviter ce genre de situation, pour mettre fin à l’opacité, au manque de transparence et de critères objectifs autour de la nomination des Seniors Counsel, il faudra légiférer. Au temps où j’ai été nommé, le chef juge convoquait le nominé pour l’informer que la LJSC était disposée à le nommer à condition qu’il en fasse la demande en écrit. Après on organisait une cérémonie officielle au cours de laquelle la lettre patente était remise à ceux qui avaient été nommés et qui pouvaient donc se servir du titre.
O Parmi les multiples rumeurs qui ont entouré cette affaire, il y avait celle affirmant que la cheffe juge ne pouvait pas envoyer la liste au président parce qu’elle comportait le nom de son mari, ce qui aurait constitué un conflit d’intérêts manifeste…
— C’est ce qu’on a prétendu. C’est ce que m’a annoncé mon confrère, Désiré Basset, lors d’une conversation téléphonique, dont je n’ai pas raison de douter de l’exactitude des informations et qui semblait être mieux informé que moi sur ce sujet. Le DPM a dit en conférence de presse que selon lui le président pouvait soustraire un nom sur la liste, mais qu’il ne pouvait pas en ajouter un autre. Mais je ne suis pas en mesure de dire s’il y a eu ajout ou soustraction sur cette liste.
O Après tout ce qui a été dit dans cette interview sur la situation du pays, les mécontentements et les protestations, comment voyez-vous l’avenir de Maurice à court terme ?
— Je vous avoue que comme beaucoup de Mauriciens, je suis assez pessimiste…
O…vous allons vers le changement dans la continuité ?
— Nous sommes déjà dans la continuité, ce qui provoque un niveau de déception assez élevé. Je ne suis pas prophète — de toute façon personne ne l’est dans son propre pays ! —, mais étant un observateur objectif, attentif et bien informé, j’ai beaucoup de raisons d’être pessimiste. Ne serait-ce, qu’en regardant ce qui se passe avec le Reward Money dont tout le monde parle, comme on parle de la Banque de Maurice, l’une des plus importantes institutions du pays, dont les dirigeants se donnent en spectacle. Sur cette dernière affaire, comme aurait pu le dire mon défunt confrère Raymond D’Unienville : « Mon cher, c’est un strip-tease, mais ce qu’on montre n’est pas beau à voir ! »
Jean-Claude Antoine