Au Caudan Arts Centre : Trois femmes ordinaires… pour un meurtre planifié

Trois femmes ordinaires, pièce de théâtre écrite par Ananda Devi, mise en scène par Gaston Valayden, prend vie sur la scène du Caudan Arts Centre avec trois femmes, Sonia Maissin, Kelly Ang Tine Hone et Shrita Hassamal. Au cœur de l’intrigue, un homme, Jibril, incarné par Yousouf Elahee. Une histoire difficile qui mérite d’être écoutée, car elle sonne comme un rappel des tourments provoqués par la violence domestique.

- Publicité -

Difficile de sortir de ce spectacle sans ressentir dans sa chair toutes les ciselures de l’âme provoquées par ces femmes qui doivent se taire et subir en silence. Trois femmes ordinaires qui virevoltent sur scène et qui, par la justesse de leurs voix et des dialogues bien calés, mettent en valeur toute la richesse de cette histoire qui fait écho à travers le temps. Tous les ingrédients sont réunis pour donner une dimension forte au message que les comédiennes veulent véhiculer.
Il y a d’abord Mariam, rôle prenant joué par Sonia Maissin, celle qui dit que ses droits de femme sont bafoués. Voix laconique de femme désespérée qui cherche à sortir du gouffre marital dans lequel elle s’enlise de plus en plus. Une femme qui paraît fragile, au départ, mais qui subtilement a su jouer de cette naïveté pour persuader ses deux amies que son mari Jibril (Yousouf Elahee) était la cause de ses tourments. Elle a senti, raconte-t-elle, sa main sur sa joue, cette gifle, juste parce qu’elle avait oublié dans sa liste de courses… quelques feuilles de menthe. Jibril, son mari, lui a beau dire qu’il n’est pas un saint, juste un homme, veut bien comprendre sa femme qu’il ne reconnaît plus. Sa nonchalance lui donne des envies de la bousculer, histoire qu’elle se ressaisisse.
Sonia Maissin joue à la perfection, telle une marionnette désarticulée, elle parvient à tirer les ficelles dans l’ombre. Aux yeux du public, elle se dévoile comme une femme incomprise, bafouée. Elle joue ce personnage à un tel point que les spectateurs sont amenés à penser que Jibril est le mari à abattre. De suspense en chute inattendue, Mariam est épatante, on pourrait même lui offrir l’oscar du beau rôle quand elle confie à la fin avoir berné ses deux amies.
Pour ceux qui ne connaissent pas la trame, elle fait état d’une rencontre entre Jibril et Charlene dans un bar où tous deux commandent du Lagavulin… La situation se détend, Jibril presque ivre se raconte à cette parfaite inconnue : « Je ne suis pas un saint, juste un homme. » Charlene, dont le rôle est endossé par la slameuse Kelly Ang Ting Hone, ne mâche pas ses mots. Femme provocatrice et convaincante, elle parvient à soutirer des informations à Jibril. Autour de l’ambivalence des mots, on sent bien qu’elle se demande si elle pourrait commettre ce crime odieux en empoisonnant le mari de son amie Mariam. Les vapeurs du Lagavulin qui s’apparentent « à la part des anges » semblent faire leur effet. Charlene, elle-même avec un passé marquant, perd tout raisonnement et empoisonne Jibril. Il y a aussi Nela joué par Shrita Hassamal qui, entre les non-dits, laisse bien percevoir ses sentiments pour Mariam. Elle semble la plus forte des trois et les ramène souvent à la raison, notamment lorsqu’elles veulent tout déballer pour soulager leur conscience. Nela aime Mariam en silence, mais Mariam, elle, semble être amoureuse de son mari. Une passion qui mènera au crime obsessionnel, car elle est persuadée que si elle ne le tue pas, il le fera.
L’auteure Ananda Devi emprisonne ces trois femmes ordinaires dans un récit prenant, elle joue même de cette complexité humaine dans une forme de polar où le whisky a alors un goût de sang. Un mort… et un trio de femmes énigmatiques, voire des manipulatrices machiavéliques qui mènent le spectateur du bout du nez.
Dans cette pièce, le public se fait sa propre opinion. Il y a d’abord ce personnage de Jibril qui se dit incompris de sa femme. Il avoue avoir des fantasmes, mais n’a jamais franchi le pas de l’infidélité. Son ressenti va vers sa femme dont il ne comprend pas le caractère mou qui lui donne envie parfois, comme il le clame, de « la bousculer », histoire qu’elle réagisse. Il suffit parfois d’une gifle, d’un premier sursaut d’humeur pour que s’installe la violence conjugale. Cette violence qui décime des êtres jusqu’au point du non-retour. On évoque alors souvent le féminicide. Sauf qu’ici, dans la pièce, tout tourne autour d’un complot de meurtre du mari d’une des trois femmes ordinaires.
Gaston Valayden a su jouer entre la noirceur des idées en insistant sur ce contraste entre ombre et lumière chez le couple Mariam/ Jibril. Il y a ce côté lumière et l’on voit se dérouler alors leur vie de couple, la routine de la vie quotidienne qui s’installe ; et puis, ce côté nuit noire, pour mieux cerner leur côté obscur, ce qui les a conduits à se détester au point où un meurtre a été prémédité et même commandité, et cela sans que la faute ne rejaillisse sur ces trois femmes ordinaires.
Chaque comédienne y va de son monologue qu’elle distille d’une voix condescendante. Et dans cet imbroglio, le spectateur cherche toujours à identifier la victime. Est-ce Mariam en femme soumise, mais à l’esprit vif qui cogite sur la manière de tuer son époux, en l’empoisonnant, en le tuant à coups de couteau ou on l’étouffant avec un oreiller ? Où est-ce Jibril qui ne sait pas aimer sa femme au point de l’étouffer et de faire ressurgir en elle son côté de femme anxieuse dépourvue de tout raisonnement ?
Pour donner plus de substance à l’ambiance scénique, la contribution du saxophoniste Kevishen Poomany a été sollicitée avec une excellente composition. Avec sa plume incisive, Ananda Devi trace les contours de son polar construit autour de trois femmes ordinaires… entre les gorgées de Lagavulin, « cette part des anges » dont elle s’est inspirée pour construire sa trame. On ne peut que s’en délecter… Sauf que l’ivresse peut aussi mener à l’égarement. Et dans cette trame, on titube entre violence domestique et mort d’homme. Au final, le réveil ne peut être que brutal.
Trois femmes ordinaires, c’est une manière aussi de réveiller les consciences et se dire que parfois, il vaut mieux se faire aider par des professionnels dans les cas de violence conjugale plutôt que de planifier un meurtre entre amies sans mesurer les conséquences.
Les secrets inavouables finissent toujours par ressurgir, telle est la morale des trois femmes ordinaires, une création d’Ananda Devi qui mérite d’être rejouée rien que pour le plaisir d’apprécier une œuvre mauricienne écrite par cette grande dame de la littérature mauricienne et dont le scénario a été porté avec brio par la troupe engagée Sapsiway, sous la férule de Gaston Valayden. Vivement que cette œuvre voyage au-delà de nos frontières !

- Publicité -
EN CONTINU
éditions numériques