« Les 10 premiers mois : une cascade de catastrophes pour le gouvernement et pour le pays ! »
« L’empire occidental est en train d’arriver à sa date d’expiration, le monde est en train de changer et il ne veut pas s’en rendre compte »
Notre invitée de ce dimanche est Lindsey Collen, une des porte-parole de Lalit. Dans l’interview qui suit, elle partage son analyse de la situation internationale et sur les premiers dix mois du gouvernement de l’Alliance du Changement.
O Cette semaine a été marquée par la reconnaissance de la Palestine par plusieurs pays européens, ce qui porte le nombre d’États l’ayant fait à 158. En dehors de son symbolisme très fort, qu’est-ce que cette reconnaissance change concrètement pour les habitants de Gaza et de la Cisjordanie ?
— Certains pays d’Europe ont été obligés de reconnaître l’État palestinien parce que leur opinion publique, la rue de leurs pays, fait une énorme pression dans ce sens et change la donne politique. Par exemple, en Grande-Bretagne, les travaillistes, le parti au pouvoir de Keir Starmer, doit faire face au nouveau parti de Jeremy Corbin, qui le devance dans les sondages, et dont la reconnaissance de la Palestine figure dans son programme. En France, Emmanuel Macron, dont la popularité a terriblement chuté, essaye de refaire son image à l’international avec cette reconnaissance. Ces pays européens ont été forcés de reconnaître l’État palestinien par la rue. Malheureusement, ce processus prend du temps pour se mettre en place.
O Mais Israël, soutenu par les États Unis, refuse cette reconnaissance, continuant à bombarder Gaza et à installer des colonies juives en Cisjordanie.
— Au niveau international, des choses sont en train de se mettre en place qui suscitent de l’espoir. Mercredi, Gustavo Petro, le président colombien, dont le pays fait partie du groupe qui soutient l’Afrique du Sud dans sa recherche de solutions pour la Palestine, a déposé une résolution d’urgence à l’agenda de la 80ème assemblée générale de l’ONU. Si cette résolution, qui ne nécessite que deux tiers des voix des États membres, est adoptée, l’ONU peut passer outre au Conseil de Sécurité où les États-Unis opposent systématiquement leur véto sur tout ce qui concerne la Palestine. Si la résolution est adoptée, les Nations-Unies pourront mettre sur pied une force militaire de protection pour mettre fin au blocus d’Israël sur Gaza. Cela ne se fera pas rapidement dans la mesure où les partisans d’Israël, qui ont bloqué toutes les initiatives en faveur des Palestiniens, ne resteront certainement pas les bras croisés. Il faudra batailler dur pour obliger l’armée israélienne à ouvrir les barrières qu’elle a créées pour affamer les Gazaouis et mettre fin à la colonisation de la Cisjordanie.
O Je vous rappelle que cela ne risque pas d’arriver rapidement dans la mesure où Benjamin Netanyahu, soutenu par Donald Trump, a, encore une fois, déclaré que l’État palestinien et la solution à deux États n’existeront jamais.
— La solution à deux États est un concept symbolique un peu dépassé. Mais si la résolution est votée et une force internationale mise sur pied, les choses évolueront et on pourra commencer à jeter les bases du futur État palestinien. Se posera alors la question de savoir qui fera partie du premier gouvernement palestinien, sans doute une alliance des 15 mouvements de résistance qui travaillent déjà ensemble…
O …est-ce que le Hamas, que beaucoup de pays et de mouvements pro palestiniens qualifient de mouvement terroriste, devrait faire partie de ce premier gouvernement ?
— Contrairement à ce que beaucoup de « grands » pays semblent vouloir dire en décidant à sa place, c’est au peuple palestinien de choisir ceux qui feront partie du premier gouvernement palestinien, pas les anciennes puissances coloniales. Le Hamas a déjà fait savoir qu’il n’opérait que comme mouvement de résistance à Israël et n’avait pas l’intention de faire partie du premier gouvernement palestinien. En ce qu’il s’agit de Donald Trump, il est tellement imprévisible que personne ne peut savoir ce qu’il pourrait faire ou dire demain. D’autant plus que la situation politique est en train de prendre un tour inattendu aux États-Unis : contre toute attente, son mouvement Make America Great Again est en train de se diviser en deux, et une partie de sa base d’extrême droite est en train de se retourner contre Israël en raison de sa politique qui consiste à affamer et tuer les enfants à Gaza.
O Lalit croit vraiment que les choses bougeront et que sous la pression internationale et celle de sa base, Donald Trump sera obligé de revoir sa politique vis-à-vis d’Israël ?
— Nous le pensons et regrettons que Navin Ramgoolam ne soit pas allé à l’assemblée générale des Nations-Unies pour affirmer le soutien de Maurice aux initiatives en faveur de la Palestine, dans la mouvance de ce que je viens de dire, et en se basant sur les jugements internationaux contre Israël sur le génocide et l’occupation illégale de la Cisjordanie, entre autres. Navin Ramgoolam aurait dû avoir profité de la victoire dans le cas de Chagos, dans le combat pour la décolonisation, pour faire entendre la voix de Maurice dans le concert des nations, réclamant l’arrêt des bombardements et de l’occupation illégale.
O Est-ce que vous iriez jusqu’à dire que Navin Ramgoolam ne s’est pas rendu aux Nations-Unies par exprès ?
— Non. Il est resté à Maurice parce qu’il a beaucoup de problèmes à régler au niveau local. Mais je ne peux m’empêcher de penser que certains pays – qui ont des années d’expérience dans l’organisation de pressions sur les petits États et de la manipulation pour bloquer les résolutions aux Nations-Unies – ont dû essayer de le convaincre de ne pas prendre position.
O L’actualité locale est également très chargée. Avec un ex-CP en prison, comme des membres de son état-major ; une ex ministre accusée de vol à l’étalage, un conflit ouvert à la Banque de Maurice, entre autres. Votre commentaire sur cette actualité négative, pour dire le moins ?
— Tout cela démontre un état de pourriture avancée dans les traditions démocratiques de Maurice. L’ex-CP n’aurait jamais dû avoir été nommé à ce poste. Le pays est en train de payer des nominations sans aucune logique, sans aucun sens, qui ont donné à ceux qui l’ont été un sentiment d’impunité, d’intouchabilité. En ce qui concerne la banque centrale, je crois que nous sommes en train d’assister à un affrontement entre deux tendances capitalistes représentées au sommet de l’État. Depuis le Covid et le lockdown, Maurice est entrée dans une période d’hystérie, d’anxiété sociale et politique, d’autant plus que nous sommes un pays isolé qui dépend des importations pour survivre. Ramgoolam, Bérenger, Subron et un petit bout du PMSD ont fait une alliance politique dont le but principal était de mettre dehors du gouvernement le MSM et ses alliés…
O …soutenus massivement par la population, selon les résultats des élections de novembre dernier…
— …c’est vrai, mais dans cette ambiance d’hystérie, on s’est contenté de se débarrasser de l’ancien gouvernement, sans mettre en place des structures et un programme pour le remplacer. En général, une campagne électorale se fait sur la base du programme que présente chaque alliance – dans le cas de Maurice – et que l’électorat plébiscite ou pas. Mais la dernière campagne a été marquée par l’intervention de Missié Moustass, pas par le contenu des programmes électoraux des alliances. Les électeurs se sont focalisés sur les révélations de Missié Moustass, ce qui a permis à une personne ou une entité anonyme de dicter l’agenda politique du pays. En ne faisant pas la lumière sur l’identité de Missié Moustass, on laisse la porte ouverte à d’autres manipulations dangereuses de l’opinion publique à l’avenir. Je ne comprends pas pourquoi le gouvernement ne semble pas intéressé à savoir qui est ce Missié Moustass, qui pourrait être utilisé contre lui à l’avenir.
O Comment expliquez-vous que les 60/0 des dernières élections aient pu donner naissance à un énorme mouvement de mécontentement à travers le pays ?
— Parce que l’Alliance ne repose sur rien de solide, n’a pas de programme, et prend des décisions contradictoires. Une de ses premières mesures a été d’augmenter le taux de la pension de vieillesse pour quelques mois après, dans le budget, annoncer que l’âge du paiement de la pension allait passer de 60 à 65 ans ! La pension de vieillesse universelle concerne tous les Mauriciens qui se sentent menacés quand on y touche. C’est un des principaux crans du Welfare State, du contrat social entre les travailleurs et l’État. En touchant à la pension de vieillesse, le gouvernement de l’alliance a réussi à faire naître un mécontentement populaire plus fort que celui des années ’80 qui allait mener aux premiers 60/0 ! Il a réussi à unir les Mauriciens contre lui et à faire les syndicats – désunis depuis des années – créer une plateforme regroupant 21 organisations syndicales et mouvements. Qui non seulement milite contre le report de la pension, mais aussi contre le génocide perpétré par Israël à Gaza, et pour la fermeture de la base militaire de Diego Garcia. Cette plateforme représente une majorité de Mauriciens mobilisés pour défendre des causes précises. C’est un réveil de la masse, une prise de conscience historique. L’ancien président Uteem a raison de souligner que cette mobilisation dépasse de loin les revendications syndicales habituelles pour toucher à des questions de fond comme la Palestine et la base de Diego.
O En dehors du report de l’âge de la pension et de ses retombées négatives, quelle est votre analyse des dix premiers mois du gouvernement de l’Alliance ?
— C’est une cascade de catastrophes pour le gouvernement et pour le pays. Sa fragilité en termes d’incohérence et de manque de programme se voit de jour en jour. Dans cette période grave au niveau économique, Maurice n’a pas de ministre des Finances, mais un Junior Minister sans poids politique et un ministre en titre qui a beaucoup de problèmes à gérer en tant que Premier ministre. On a de plus en plus l’impression que le gouvernement n’a pas de gouvernail, n’a pas de programme sur lequel se reposer. La situation est grave et tout dépendra à quelle vitesse nous allons pouvoir acquérir une relative indépendance et souveraineté alimentaire et énergétique, ce que Lalit revendique depuis des années. De par sa situation, Maurice est plus dépendante que les autres pays de l’Occident, y compris les États Unis, qui est un empire en chute libre, alors que le BRIC dont font partie la Chine et l’Inde, est en train de se construire, de se renforcer, ce qui explique l’initiative de la Colombie sur la Palestine dont nous avons parlé. Le problème des empires qui ont dominé le monde et continuent à le faire, c’est qu’ils vivent dans l’impunité et croient qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent – comme certains nominés de l’ex-gouvernement mauricien l’ont fait. Mais l’empire occidental est en train d’arriver à sa date d’expiration, le monde est en train de changer, et il ne veut pas s’en rendre compte. Je vous donne un exemple : les États-Unis ont cru que l’Inde allait être obligé d’accepter l’augmentation des droits de douane/sanctions, sans réagir. Non seulement l’Inde a réagi avec force, mais son premier ministre est allé assister à la réunion de la Shanghai Cooperation Organisation en Chine !
O Il y a, donc, des bouleversements, des signes, des éléments qui permettent de croire que le monde est en train de changer, tout comme les rapports de force qui le contrôlaient jusqu’à présent ?
— Oui. À condition que ces changements ne mènent pas, comme on peut le redouter, à une guerre nucléaire autour de l’Ukraine, de l’Iran ou de Taiwan. Mais si le monde parvient à éviter une guerre nucléaire, l’empire occidental s’effondrera et sera remplacé…
O …par un nouvel empire des pays du Sud ?
— Non, il ne s’agira pas d’un nouvel empire, mais d’une nouvelle forme de coopération entre une trentaine de pays assez forts économiquement.
O Des pays qui ont déjà de sérieux contentieux entre eux, comme la Chine et l’Inde.
— Effectivement, il existe des contentieux entre certains de ces pays, comme ceux que vous avez cités, mais quand ils ont eu à faire face à quelqu’un comme Donald Trump, ils ont réussi à mettre de côté leurs différends pour faire face à leur principal agresseur. Si les choses évoluent bien, ce ne sera pas un nouvel empire qui remplacera celui de l’Occident, mais un mélange entre le BRIC et de la Shanghai Cooperation Organisation qui regroupent, donc, la Chine, l’Inde, la Russie et pas mal de pays du Moyen-Orient qui ont été choqués par le fait que le Qatar soit touché par des missiles israéliens, alors qu’il est supposé être protégé par les États-Unis, comme pas mal d’autres pays de la région. La chute de l’empire occidental est tellement prévisible que beaucoup de pays ont pris les mesures nécessaires pour ne plus défendre économiquement le dollar américain.
O Revenons à Maurice. Vous dites qu’une de nos priorités est d’assurer notre indépendance alimentaire et énergétique. Mais cela prendra du temps.
— C’est vrai que cela prendra du temps en commençant par une mobilisation populaire en vue de conscientiser pour le développement de l’industrie agro-alimentaire. Il faut développer des lieux de rencontre où les gens peuvent dialoguer, échanger, comme les Conseils de villages et de municipalités, et redonner leur indépendance et leur efficacité à ces instances. Je croyais que le nouveau gouvernement allait le faire, il s’est contenté d’organiser des élections municipales sans rien changer aux lois votées par l’ancien régime qui ont fait des municipalités et des Conseils de districts des coquilles vides. Le gouvernement a tellement fané au cours de ses premiers mois qu’au lieu d’expliquer ce qu’il voudrait faire, il est contraint d’essayer d’expliquer et de justifier pourquoi il a reporté l’âge de la pension de vieillesse ! Il est systématiquement sur la défensive.
O On dirait qu’avec le report de l’âge de la pension, les syndicats ont retrouvé une nouvelle vigueur.
— Le report de l’âge de la pension a créé un tel mécontentement, une telle mobilisation, que les syndicats ont été obligés de suivre le mouvement qui s’agrandit grâce en partie aux réseaux sociaux qui répandent l’information. Mais il faut aussi se rappeler que ce media, comme les autres d’ailleurs, peut aussi propager de fausses et de mauvaises nouvelles. Ce mécontentement atteint une telle ampleur que le Premier ministre a été obligé de rester à Maurice, au lieu d’aller défendre le dossier Diego et Palestine à la tribune des Nations Unies. Les syndicats sont en train de réaliser qu’ils seront plus forts s’ils augmentant le nombre de leurs adhérents. Et les travailleurs sont aussi en train de réaliser que leur voix peut être mieux entendue s’ils font partie d’un groupe, au lieu d’aller se battre tout seul. Le problème des syndicats est que, dans un passé récent, leurs dirigeants se sont affichés avec des partis politiques. Certains d’entre eux ont été même candidats aux élections sous des bannières politiques, comme Ashok Subron, ce qui a provoqué une méfiance des Mauriciens pour les syndicalistes et un rejet des syndicats.
O Puisque vous avez mentionné son nom, je ne peux m’empêcher de vous demander ce que vous pensez de la performance de l’ancien membre de Lalit, le ministre Ashok Subron ?
— Il a passé les 20 dernières années à dire qu’il n’entrerait jamais dans une alliance pour participer aux élections et prendre le pouvoir, et en novembre dernier, il a fait le contraire ! Le fait qu’il soit encore au gouvernement, malgré le report de l’âge de la pension, qu’il aurait dû contester en tant qu’ex-syndicaliste, ne nous a pas étonné. Déjà quand il était à Lalit, il y a 20 ans de cela, il avait manifesté des tendances allant vers ce qu’il est devenu aujourd’hui.
O Par conséquent, on pourrait dire que le pouvoir politique est plus fort que toutes les idéologies ?
— Oui, si vous n’avez pas de principes bien ancrés et si vous n’avez pas un programme. Pas juste une apparence de programme comme le gouvernement de l’alliance qui a pris le mot changement dans seulement un sens : tirer le précédent gouvernement et prendre sa place, sans plus. Sans réflexion de ce qu’il faudra faire après avoir pris le pouvoir. C’est pour cette raison que je pense que ce gouvernement sera confronté à de grandes difficultés. D’abord, en raison de la situation économique et de ses nombreuses contradictions et décisions. Ensuite, en raison du manque de programme et du fait que les partis de l’alliance n’ont pas grand-chose en commun, et cela se voit de plus en plus.
O Est-ce que ce mécontentement populaire grandissant et les erreurs du gouvernement profiteront au MSM et à ses alliés du précédent gouvernement ? Un revival orange est-il possible ?
— Pourquoi pas ? Il ne faut pas oublier qu’après dix ans de traversée du désert et l’affaire de ses coffres forts remplis de dollars, Navin Ramgoolam a réussi à revenir au pouvoir.
O Que pensez-vous de la relance du débat sur la réforme électorale par Paul Bérenger ?
— À chaque fois que Bérenger a des problèmes en politique, il lance un débat sur la réforme électorale ! Les propositions de Lalit sont 40 circonscriptions avec 4 députés pour Maurice et Rodrigues, et un député pour Agaléga, et un autre pour Diégo. Et 20 députés choisis par les leaders de partis et élus à la proportionnelle, et surtout une clause permettant aux électeurs de demander et d’obtenir la révocation d’un député, en cas de besoin. Si cette clause existait, pas mal de ministres et de députés auraient été révoqués pour avoir voté le report de l’âge de la pension.
O Je suis sûr que c’est une clause que beaucoup de députés actuels auront du mal à accepter ! Que souhaitez-vous dire pour conclure cette interview ?
— Au niveau local, il ne faut pas seulement conscientiser les gens, il faut leur apprendre à se mobiliser, dans les syndicats, les partis politiques, les ONG, les mouvements pour revendiquer et obtenir le changement. Il faut que les Mauriciens tirent les leçons des dernières élections et comprennent que le changement ne veut pas dire tirer un gouvernement du pouvoir pour le remplacer par un autre qui mènera la même politique. Il faut penser à ce qui se passera après, à ce que le prochain gouvernement devra faire, dans le cadre d’un programme, avant de mettre dehors celui qui est en place. Au niveau international, nous sommes dans un moment où les crises et les conflits peuvent être solutionnés par le mouvement en marche à travers le monde dont nous avons parlé. Mais ce moment peut aussi, hélas, se terminer par un conflit mondial provoqué par Israël qui est engagé dans une logique qui pourrait le mener à un processus d’auto destruction. Au plan local comme au plan international, tout peut arriver !