À l’occasion de la Journée mondiale du refus de la misère, observée le 17 octobre, nous sommes allés à la rencontre de Frère Krishna Ramsamy. Avec sa fraternité du Centre de Formation Franciscain Saint-Bernard-de-Sienne, à Rose-Hill, il a mis en place une structure pour l’accompagnement des pauvres, basée sur la coresponsabilité. Il explique l’importance de l’approche participative, en opposition à l’assistanat, pour aider les familles à se mettre debout. Il déplore que les enfants soient les premières victimes de la pauvreté. D’où l’importance d’un accompagnement approprié.
Vous êtes Frère Franciscain, quel est le rôle de votre fraternité au sein de l’Église?
Je fais partie de l’Ordre des Frères Mineurs, plus connu comme les Frères Franciscains. Car nous vivons la spiritualité de Saint François d’Assises. Nous sommes des religieux, avec une mission. Celle d’être au service des autres. Il y a des personnes qui me demandent : quand serez-vous ordonné prêtre? Mais non, je ne deviendrai pas prêtre. Je suis un religieux, comme il y a des religieuses au sein de l’Église.
Depuis que je suis jeune, je travaille avec les pauvres. Je collabore avec Caritas et la paroisse de Notre-Dame de Lourdes. Mais depuis un an, nous avons décidé de mettre l’accent sur le voisinage de la fraternité. Car il y a des familles qui sont dans des poches de pauvreté et il y a également le problème de la drogue et d’alcool qui fait beaucoup de ravages.
Parlez-nous de votre projet d’aide aux familles.
Pendant la pandémie de Covid-19, j’ai rencontré des familles en difficultés. Ensuite j’ai commencé à réfléchir. Je me suis dit, il y a des gens qui ont des portables, des voitures, que moi-même je n’en ai pas, comment se fait-il qu’ils n’ont pas d’argent ? C’est ainsi que j’ai compris qu’il y avait beaucoup de familles endettées.
Nous avons alors mis sur pied le projet Le Pain de la Fratrie. Car les personnes qui viennent chez nous ne sont pas des bénéficiaires, mais des frangins, frangines. Nous avons adopté une approche différente. Au lieu de nous contenter de donner à manger, nous avons voulu responsabiliser. L’approche est participative. Il n’y a pas d’assistanat.
Je leur ai proposé de payer leurs dettes et moi, je leur donne des vivres en retour. Ainsi, ils pourront à la fois honorer leurs engagements et s’assurer que leurs enfants aient à manger. Le principe est qu’ils doivent m’apporter leurs reçus. Je leur donne des provisions, mais même là, je leur dis qu’ils doivent me donner une contribution, que je réinvestis le fonds pour en acheter d’autres.
Et quand les familles n’ont plus de dettes ?
Pour ceux qui n’ont pas de dettes, je leur dis d’ouvrir un compte à la Credit Union pour économiser. Nous avons mis un barème de Rs 30 000. Ils pourront emprunter le double pour des besoins urgents. Là encore, ils m’apportent leurs reçus et je leur donne des vivres.
L’autre condition est que les enfants doivent aller à l’école. Chaque matin, nous offrons le petit-déjeuner. Les enfants viennent ici pour manger avant d’aller à l’école. Ils reviennent après les cours, pour le goûter et l’accompagnement scolaire. Il y a une équipe qui nous aide pour cela. Nous fournissons également les uniformes et du matériel scolaire. Il n’y a pas de prétexte pour que les enfants n’aillent pas à l’école. Cela nous est arrivé d’aller sortir les enfants de chez eux pour qu’ils aillent à l’école.
Nous faisons tout pour que les enfants puissent avoir une éducation car souvent, ce sont les premières victimes de la pauvreté. Je dois aussi dire que l’accompagnement scolaire se fait en collaboration avec l’école. S’il y a un problème à l’école, nous appelons la famille et avec l’école, nous essayons de trouver des solutions.
Pourquoi dites-vous que les enfants sont les premières victimes de la pauvreté ?
C’est connu qu’un enfant doit être bien nourri pour son développement. Or, c’est une réalité que beaucoup de familles ne peuvent acheter le lait infantile. Une boîte de lait de 900g coûte Rs 500. S’il en faut quatre boîtes dans un mois, cela fait Rs 2 000. Et s’il y a plusieurs enfants, il faut multiplier le chiffre par enfant…
Après on viendra dire que les enfants de telle communauté n’aiment pas l’école. Mais est-ce qu’il y a eu une étude pour déterminer si ces enfants ont eu la nourriture appropriée pour leur développement ? C’est pour cela que le lait infantile figure parmi les premiers produits que nous donnons aux familles.
Et puis, vous savez, la pauvreté n’est pas que financière. Aujourd’hui, il y a tellement de violence dans les familles et les enfants doivent grandir dans cet environnement. Avec les séparations il y a des enfants qui sont ballotés d’une école à l’autre. Il y a un enfant qui a changé quatre écoles en une année.
Il y a aussi le problème de concubinage. Deux personnes vivent en concubinage, ils ont un enfant; Puis, le mari part avec une autre femme, fait d’autres enfants et la première se retrouve seule avec son enfant. Elle doit trouver les moyens de le nourrir, l’envoyer à l’école… Il n’y a pas d’alimony puisqu’ils ne sont pas mariés… Ce sont des situations courantes.
Il y a une autre situation qui m’interpelle. Aujourd’hui, tous les parents donnent un portable à leurs enfants. D’une part, cela les distrait à l’école et d’autre part, cela les pousse à s’isoler. L’enfant s’enferme avec son portable au lieu de jouer avec ses amis ou passer du temps avec sa famille. Il y a des parents qui disent qu’ils donnent un portable pour pouvoir communiquer avec leurs enfants et ainsi ils sont tranquilles. Mais en réalité, cela fait beaucoup plus de tort que de bien. Parfois cela cause des tensions même, dans la famille.
Avez-vous constaté un changement depuis que vous encadrez ces familles ?
Nous avons 25 familles dans la fratrie et nous accompagnons une cinquantaine d’enfants. L’un des premiers résultats est qu’il n’y a qu’une seule famille qui a encore des dettes à rembourser. Après la pandémie de Covid-19, il y avait des familles qui devaient jusqu’à Rs 20 000 à Rs 60 000 au CEB. Nous les encourageons à aller travailler, à rembourser leurs dettes, à économiser et nous leur donnons à manger en retour. Nous les aidons à réfléchir, à préparer l’avenir. Il y a une femme qui a cinq filles. Elle a décidé de faire un tricycle pour vendre des rotis. Nous l’encourageons en lui fournissant les ingrédients nécessaires.
Pour ceux qui ont des enfants, nous les accueillons le matin. Il y a deux personnes qui les encadrent, leur fait prendre le bain et leur donne à manger, avant d’aller à l’école. Nous encourageons aussi à inscrire les enfants au scoutisme, pour qu’ils apprennent la discipline. Nous avons aussi une assistance psychologique pour les enfants, avec le soutien de Lovebridge.
Les familles viennent-elles facilement vers la fraternité?
Nous avons une bonne collaboration avec le voisinage et d’autres organisations. Pour celles qui sont là depuis longtemps, nous avons développé une relation fraternelle. Il y a une relation de confiance et nous partageons beaucoup. Il y a une solidarité qui s’est développée aussi entre les familles elles-mêmes.
Mais il y a aussi des personnes qui ne veulent pas participer au projet. Par exemple, j’avais approché deux hommes ayant des problèmes de drogue et je les ai invités à rejoindre la fraternité. Quand je leur ai expliqué le concept participatif, ils m’ont dit franchement : « si mo gagn kas ou kone ki mo pou fer ar li… »
Comment faites-vous pour avoir suffisamment de vivres pour toutes ces familles ?
Nous avons beaucoup de dons. Il y a des groupes qui viennent régulièrement pour la prière. Nous avons aussi, ici, une grande salle que nous mettons à disposition pour certaines activités. Il y a des groupes qui viennent pour le taï-chi ou la zumba. Au lieu de nous payer pour l’utilisation de la salle, je leur demande de nous donner des provisions. Nous faisons aussi des collectes un week-end par mois, à Intermart, Beau-Bassin.
En parlant de dons, j’aimerais faire passer un message pour les personnes qui donnent des vêtements. Il faut avoir un minimum de respect pour les pauvres. On ne peut donner des vêtements dans n’importe quel état. Comment le pauvre va-t-il se sentir si on lui donne un vêtement sale ou déchiré ? J’en suis arrivé à n’accepter que des vêtements lavés, pliés et rangés dans une boîte. Il y a des gens qui apportent des vêtements dans un sac poubelle. C’est dégradant ! Les pauvres ont aussi leur dignité.
Il est donc important que le pauvre se sente valorisé, selon vous ?
Oui, chaque personne a sa valeur et sa dignité. Pour la Journée de la Femme, par exemple, j’ai demandé à celles qui fréquentent la fraternité ce qu’elles voulaient ce jour-là. Certains ont dit, je veux un colis alimentaire, d’autres ont dit, des vêtements. Je leur ai dit non, ça c’est pour la famille. Que voulez-vous pour vous? Elles ne savaient pas quoi dire. Nous leur avons alors offert une session de coiffure. Pour certaines, c’était la première fois qu’elles se faisaient coiffer. Il y en a une qui m’a dit : maintenant je prends conscience de ma valeur.
Quel est votre message à l’occasion de la Journée du refus de la misère?
Je dis qu’il faut aider les pauvres à se mettre debout. Il ne faut pas faire de l’assistanat. Quand nous oeuvrons ensemble, avec eux, nous développons une relation fraternelle et développons la coresponsabilité. J’en profite pour remercier tous nos bienfaiteurs. C’est grâce à eux, également, que le projet tient la route.
Véronique Koa Wing (collaboratrice)
« Un espace où l’enfant apprend à s’exprimer »
Véronique Koa Wing, pédagogue, a contribué à la conception de « l’Ecole du Pain de la Fratrie ». Elle témoigne :
« Il s’agit d’un accompagnement scolaire destiné aux enfants en situation de pauvreté. Mais notre action ne se limite pas à l’apprentissage des matières académiques du programme scolaire. Nous ne répétons pas la journée d’école. En classe, c’est souvent : “Asseyez-vous… Suivez… Restez tranquilles… Copiez !”. Ici, c’est différent. Les enfants arrivent au centre après l’école, et avant de commencer à travailler avec eux, nous leur offrons une petite collation.
Grâce à mon expérience dans l’enseignement et la formation, j’ai aidé le Frère Krishna à mettre en place ce programme éducatif en y intégrant des valeurs humaines et des activités visant le développement global de l’enfant.
Je suis présente avec les enfants trois fois par semaine. Nous misons sur l’approche ludique pour maintenir leur intérêt – et cela fonctionne très bien pour l’apprentissage. Nous insistons également sur la discipline, pour qu’ils restent concentrés, et sur le respect de l’autre. Nous leur inculquons l’entraide et la solidarité qui sont essentielles pour le vivre-ensemble. Nous travaillons en petits groupes pour un meilleur encadrement, et lorsqu’un enfant rencontre une difficulté, un autre vient spontanément l’aider. C’est à la fois du savoir-faire et du savoir-vivre.
Ce lieu est un espace où l’enfant apprend à observer, à réfléchir, à s’exprimer, tout en recevant beaucoup d’attention. Notre objectif est de les motiver dans leur parcours scolaire en leur donnant des bases solides pour avancer et progresser.
J’aime ce que je fais ici. Il faut rester humble dans notre démarche. Je suis consciente que tout ne peut pas changer du jour au lendemain, mais il est de notre devoir d’apporter un coup de pouce. Notre souhait pour ces enfants : qu’ils deviennent des citoyens capables de se prendre en main, avec une vie professionnelle stable, une maison, et la possibilité de réaliser leurs rêves. »