L’île Maurice est sous le choc après le double féminicide du mois d’octobre . En l’espace de deux semaines, deux jeunes mères ont été tuées par leur conjoint. Deux vies brisées, cinq enfants orphelins, et un pays qui s’interroge sur l’efficacité de ses dispositifs de protection.
Natasha Vidushi Cornet : dix-sept ans d’emprise
Le 26 octobre, Natasha Vidushi Cornet, 35 ans, a été étranglée à mort par son époux, Aumanand Cornet, 39 ans, à Goodlands. Mère de trois enfants âgés de 17, 15 et 10 ans, elle vivait depuis des années sous la domination d’un homme au lourd passé judiciaire, connu pour vols, menaces et agressions.
Son entourage décrit une femme « courageuse, mais prisonnière », oscillant entre la peur et l’instinct maternel. Elle faisait sans cesse des allers-retours entre le domicile conjugal et la maison de sa mère, espérant protéger ses enfants. En avril, elle avait obtenu une Protection Order contre son mari. Mais, un mois plus tard, elle l’avait annulée, croyant encore possible de sauver son mariage.
Le dimanche 26 octobre, une énième dispute a tourné au drame. Natasha a été tuée par strangulation. Son corps a été retrouvé sur les berges du Canal Villebague à Morcellement Saint-André, découvert par son fils de 17 ans après un appel de son père confessant le meurtre.
Le suspect, blessé, a été arrêté le lendemain matin. Son acte a bouleversé le pays, révélant une fois de plus l’impuissance des institutions à protéger celles qui cherchent de l’aide.
Daana Laeticia Malabar : le premier cri d’alerte
Deux semaines plus tôt, le 12 octobre, Daana Laeticia Malabar, 25 ans, était poignardée à mort par son mari, Brandon, dans leur maison. Mère d’un garçonnet de deux ans, elle rêvait de recommencer sa vie loin de la violence.
Les disputes étaient fréquentes, les voisins en témoigneront plus tard. Daana, douce et réservée, avait plusieurs fois cherché refuge chez sa mère, sans véritable soutien ni recours légal. Aucun Protection Order n’avait été délivré. Ce dimanche-là, une nouvelle altercation a éclaté ; Brandon s’est saisi d’un couteau et a frappé sa femme à plusieurs reprises avant d’appeler un proche pour avouer son crime.
Daana, comme tant d’autres, n’avait plus confiance dans un système perçu comme lent et indifférent. Son meurtre, survenu quatorze jours avant celui de Natasha, a été le premier cri d’alerte d’une série tragique que personne n’a su interrompre.
Ces deux féminicides, à deux semaines d’intervalle, rappellent la réalité d’un pays où les violences conjugales continuent de tuer dans le silence. Natasha et Daana ont eu des parcours différents, mais un destin commun : celui de femmes abandonnées par le système censé les protéger. Cinq enfants se retrouvent aujourd’hui orphelins — de mère par féminicide, de père par le crime. Leur avenir devient le symbole d’un échec collectif : celui d’une société qui n’a pas su entendre leurs appels à l’aide.
Féminicides à Maurice : la réalité derrière les chiffres absents
À Maurice, le phénomène du féminicide — c’est-à-dire le meurtre de femmes en raison de leur genre, souvent par un partenaire ou un membre de la famille — est reconnu comme une réalité alarmante, bien que rarement quantifiée. Les Nations Unies l’affirment sans détour : « Femicide is a reality in Mauritius. »
Selon Statistics Mauritius, en 2023, 79,8 % des victimes de violences domestiques enregistrées étaient des femmes. La même année, les homicides ont fait 87 victimes, dont 25 femmes, tandis que 5 257 femmes ont été recensées parmi les victimes d’agressions physiques. En matière de violences sexuelles et d’exploitation, 650 femmes ont été identifiées contre 59 hommes, et 61 cas de viol ont été officiellement enregistrés.
D’après l’enquête Afrobarometer (2024), environ une femme sur quatre à Maurice déclare avoir été victime d’une forme de violence basée sur le genre. En 2020, on comptait déjà 4 229 femmes victimes d’homicides ou d’agressions, selon Statistics Mauritius. Ces chiffres traduisent la persistance d’un climat de vulnérabilité, au sein duquel la violence conjugale reste le principal facteur de risque de passage à l’acte meurtrier.
Pourtant, aucune statistique officielle ne recense précisément le nombre de femmes tuées pour des motifs liés au genre. L’absence de données constitue en soi un signe préoccupant : sans chiffres, difficile de mesurer l’ampleur du fléau ni d’en suivre l’évolution.
Le Gender-Based Violence Observatory (GBVO), mis en place à Maurice, a néanmoins apporté un éclairage partiel : selon ses analyses, 38% des meurtres de femmes sont commis par un partenaire intime. Cette donnée rejoint les tendances observées à l’échelle mondiale, où la sphère domestique demeure l’endroit le plus dangereux pour les femmes.
Le Fonds des Nations Unies pour la Population (UNFPA) souligne pour sa part l’absence de données consolidées, indiquant « data unknown» pour le taux de féminicides à Maurice. Cette lacune statistique est d’autant plus frappante qu’elle contraste avec la montée générale des violences faites aux femmes observée dans les rapports publics.
Quatre voix, un même cri
Elles viennent d’horizons différents — militante, juriste, citoyenne engagée, représentante d’association — mais leur message est le même : Maurice doit agir, maintenant.
Après les deux féminicides survenus en octobre, Week-End a recueilli les voix de quatre femmes qui, chacune à sa manière, dénoncent un système à bout de souffle.
· Prisheela Mottee : “La sécurité des femmes ne peut plus être une option.”
Pour la présidente de Raise Brave Girls, l’heure n’est plus aux slogans : « Assez de discours. Place à l’action. Il faut rappeler la responsabilité directe des forces de l’ordre dans la lutte contre les violences conjugales. »
Elle appelle à une réforme pragmatique : patrouilles régulières dans les zones à risque, bodycams pour la police, et campagnes communautaires ciblées. « Nous sommes en 2025, mais les campagnes restent figées dans le passé. Il faut des moyens modernes, une présence visible sur le terrain et une justice rapide grâce à des Fast Track Courts. Les victimes ne doivent plus être celles qui fuient leur maison. C’est au système de les protéger. »
· Mokshda Pertaub : “Il faut reconnaître le féminicide dans notre Code pénal.”
Juriste et spécialiste des violences basées sur le genre, Mokshda Pertaub milite pour une approche structurelle : « Les deux féminicides survenus en quinze jours traduisent un échec global. Il faut établir une définition claire du féminicide et adopter une loi spécifique dans notre Code pénal.» Elle plaide aussi pour la ratification de la Convention africaine sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, adoptée en février 2025, qui consacre le féminicide comme crime. « La prévention passe par l’éducation, la formation de la police et du pouvoir judiciaire, mais aussi par l’implication des hommes et des garçons. Ce combat ne concerne pas que les femmes, il engage toute la société. »
· Priscilla Sambadoo : “Les lois existent, mais elles ne sont pas appliquées.”
Citoyenne engagée, Priscilla Sambadoo met l’accent sur le décalage entre le texte et la réalité : « Le féminicide doit être reconnu comme un crime spécifique, mais en attendant, il faut faire respecter les lois déjà en place. Les Protection Orders ne peuvent plus être symboliques. Toute violation doit entraîner une sanction immédiate. »
Elle réclame aussi une police formée et disponible 24h/24, capable de traiter chaque appel d’urgence comme vital. « Le 139 et l’application Lespwar sont utiles, mais ils doivent s’accompagner d’une réponse humaine et rapide. Les femmes doivent pouvoir être entendues, protégées, et non renvoyées à plus tard. »
· Catherine Prosper-Modeste : “On ne peut plus laisser les agresseurs s’en tirer aussi facilement”
Pour la représentante de Linion Fam, la complaisance institutionnelle entretient la violence : « Il y a un vrai manque d’application de la loi. Le Protection Order n’est qu’un morceau de papier tant qu’il n’est pas soutenu par une structure solide. »
Elle appelle à un durcissement des peines, une meilleure prise en charge des victimes, et davantage de maisons d’accueil et de soutien. « On ne peut plus continuer à compter les victimes. Il faut des mécanismes permanents, des équipes spécialisées et une coordination réelle entre la police, les services sociaux et la justice. »
Un front commun
Leurs voix se rejoignent sur un même constat : le système mauricien est en retard. Toutes dénoncent une société qui banalise encore la violence conjugale et une justice trop lente pour sauver celles qui appellent à l’aide.
Leur appel, collectif et déterminé, trace une ligne claire : reconnaître le féminicide comme un crime distinct, former les acteurs institutionnels, et restaurer la confiance des femmes envers l’État. « Ce ne sont pas seulement des chiffres ou des faits divers, conclut Mokshda Pertaub. Ce sont des vies brisées. Tant que nous ne changerons pas de culture et de loi, les drames continueront. »
Johanne Prosper et Sarah- Jane Lebrasse-Lanfray

