Harcèlement en milieu scolaire : « Comprendre, prévenir, agir »

Qu’est-ce que le harcèlement ? Comment se manifeste le harcèlement ? Ces questions ont été posées lundi dernier lors d’une table ronde organisée à l’Institut Cardinal Jean Margéot (ICJM) sous la présidence de Rowin Naraidoo. Ce forum a vu l’intervention de cinq professionnels, à savoir Elise Koenig, psychologue du développement de l’enfant et de l’adolescent, Damien Fabre, neuropsychologue et psychologue clinicien, Stéphanie Fanchette, autrice, psychologue et psychothérapeute, Clifford Motet de la Cybercrime Unit de la Police, Ismail Areff Bawamia et Caroline Grenade, professionnel de l’écoute. Le-Mauricien a choisi de publier quelques extraits des interventions de cinq participants qui éclairent sur la situation concernant le harcèlement, le profil des harceleurs, le rôle de la famille, l’utilisation des téléphones et des médias sociaux, et finalement l’importance de la prévention.

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Elise Koenig : « Les trois composantes d’une situation de harcèlement »
« Trois composantes vont définir une situation de harcèlement scolaire. La première est l’incapacité de la victime à se défendre, donc le fait qu’il y ait une disproportion de force entre les agresseurs présumés et la victime. Il y a aussi une répétition des actes de violence, qu’ils soient physiques ou psychologiques. Il s’agit donc d’une répétition, je crois que cela c’est super important.

« Et puis dans le contexte du harcèlement scolaire, il est très souvent question d’un groupe contre une victime cible. Donc, ça ce sont les trois critères qui nous semblent importants à mettre en avant pour pouvoir définir une situation de harcèlement. Les auteurs sont nombreux et tous ne s’accordent pas, mais je crois que la question de violence est super importante et nous touche aussi en tant que professionnels de santé parce qu’il s’agit donc de la violence et donc d’une nécessité d’agir chacun à sa place. De là où nous recevons ces enfants qui sont en souffrance et qui parfois n’osent pas nous dire des choses. »

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Damien Fabre : « Le harcèlement est un abus d’autorité »
« Comme l’a dit ma collègue Élise, effectivement le terme important, c’est vraiment l’abus d’autorité que va exercer l’auteur principal de ce type de violence qu’est le harcèlement. Mais effectivement cela ne fonctionne jamais, en tout cas très rarement, sans la présence de pairs aussi, de spectateurs.

« Et il y a vraiment une composante que nous oublions généralement de prendre en compte dans la gestion du harcèlement, c’est ce que nous allons faire en fait des pairs, des spectateurs. Et donc quelle peut être l’approche, quel peut être le dialogue que nous allons mettre en place avec ces personnes-là pour leur faire prendre conscience en fait de leur rôle dans la gestion des cas de harcèlement.

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« Je pense que ça c’est vraiment une composante indissociable du terme de harcèlement – c’est que l’auteur du harcèlement va tirer sa force aussi du public qu’il aura par rapport à l’acte qu’il a commis. C’est vraiment important et je pense que les préventions et les actions que nous allons mener par rapport au phénomène de harcèlement ne se concentrent pas assez sur les pairs, et donc il convient peut-être d’avoir aussi cette réflexion sur le profil de ces enfants-là. »

Clifford Motet : « Ne soyez pas des parents démissionnaires »

« Je pense que vous avez tous pris connaissance du triste événement de la semaine dernière. Malheureusement, je ne pourrai en parler. Par éthique, étant professionnel, il y a une enquête en cours. Laissons les choses se faire. Mais ma question est que vous, parents, lorsque vous offrez un téléphone à vos enfants, savez-vous vous-même vraiment comment l’utiliser ?

« Et une fois le téléphone donné, que fait l’enfant ? Le savez-vous ? Attendez-vous l’irréparable pour agir ? Je n’accuse personne, je lance une réflexion. Parce que personne ne prend le temps aujourd’hui. Nous sommes pris par nos occupations, par notre travail par ce qu’il reste à faire en rentrant de sa journée. Et nous laissons le téléphone entre les mains de l’enfant. Il n’y a plus de contrôle, ou très peu. Les enfants sont accrochés dès leur arrivée, je ne dirai pas pendant les heures de classe, mais dès leur arrivée chez eux, jusqu’au coucher, voire au-delà.

« Et qu’est-ce qui se passe ? Les enfants s’exposent. Il y a plusieurs façons de s’exposer, il y a trop de détails. Les photos qui sont prises dans les chambres quand les portes se ferment. Pensez-vous que l’enfant est en train de dormir. ? C’est à ce moment-là que les enfants sont livrés au risque d’être des victimes du cyberharcèlement.
« Nous parlons aujourd’hui, la thématique a été lancée, nous parlons aujourd’hui du bullying, nous parlons aujourd’hui du sexting, il y en a plein, du smishing et de la Revenge Pornography. Et bien souvent, il est trop tard pour agir. Et cela ne concerne pas que les jeunes uniquement, mais aussi chez les adultes.

« Pourquoi nous partageons ? Nous croyons en l’autre, nous dévoilons notre vie, nous laissons passer. Et après, ce qui a été partagé sera utilisé contre nous quand, j’ai envie de dire, cela va sentir le bruit. Donc à ce moment-là, il est trop tard pour agir. Je vous demanderai, vous en tant que parent, je vais peut-être vous expliquer un peu plus tout à l’heure, je vous demanderai une seule chose. Ne soyez pas des parents démissionnaires face à votre responsabilité.

« Vous êtes des parents, vous travaillez, vous achetez un téléphone, vous donnez à votre enfant. Je ne vais pas être dans les baskets des psys, je pense qu’ils sont les mieux placés pour parler du comportement. Mais moi, je vous demanderai tout simplement de parler et de savoir observer si quelque chose ne va pas. Mais le cyberharcèlement, c’est quelque chose qui prend de l’ampleur. Et c’est triste, malheureusement, trop triste pour pouvoir laisser passer. Ce qui s’est passé la semaine dernière, hélas, c’est quelque chose qui aurait dû ne pas arriver. Je reviendrai un peu plus tard sur d’autres types et formes de cyberharcèlement. Je passerai la parole à notre personne. »

Stéphanie Fanchette : « Le harcèlement réside dans le silence dans l’exclusion »
« Il est vrai que nous parlons de violence. Moi, je souhaiterais dire que la violence réside aussi dans le silence, dans l’exclusion. Dans cette drôle de manière qu’ont des jeunes de mettre en dehors du groupe, en dehors du réseau, de l’autre. Celui qui va être perçu comme étant différent, comme étant singulier, comme étant quelqu’un qui nous renvoie, qui renvoie aux jeunes sa propre différence.

« Alors, je vais m’expliquer un petit peu plus. Bien souvent, on me demande, mais alors, y a-t-il un profil de victime ? Y a-t-il un profil d’intimidateur ou de harceleur ? Je crois que c’est très complexe et que chacun pourra s’exprimer autour de cela. Je vais prendre peut-être quelques minutes autour du harceleur, de l’intimidateur.

« Bien souvent, il s’agit d’un processus. Les choses ne se déroulent pas de manière abrupte, du jour au lendemain. Il s’agit d’un processus. Le jeune, l’adolescent, il faut savoir qu’il quitte le monde de l’enfance pour aller dans le monde de l’adulte. Au cours de cette transformation qu’il vivra, il a besoin de s’éloigner un peu de sa famille pour aller rejoindre le groupe de pairs, ses copains, pour se construire en tant qu’adolescent, en tant qu’individu.

« Et bien souvent, les jeunes vont se tourner vers ceux qui vont être un peu le miroir d’eux-mêmes. Tiens, nous pensons pareil. C’est ma copine, elle est comme moi. Je ne sais pas si vous avez entendu ces mots-là chez les adolescents. Ils ont besoin du miroir qui va leur renvoyer les autres.

« Et le processus d’intimidation peut commencer lorsque l’adolescent ou le jeune, l’enfant, plutôt l’adolescent là dans ce cas-là, perçoit un décalage chez l’autre, une différence qui sera peut-être réelle, peut-être imaginaire. Une différence qui va le renvoyer lui à sa faille à lui, qu’on appelle la faille narcissique, à sa fragilité. Et pour lui, ce sera trop terrible.
« Alors, la relation d’emprise va débuter. Seul, l’intimidateur ou avec d’autres. Bien souvent en présence de témoins. C’est un peu comme une pièce de théâtre. Nous sommes un peu comme dans un psychodrame malheureusement au sein d’une école, d’un collège. Et l’intimidateur va renvoyer à l’autre à quel point l’autre est fragile, à quel point l’autre ne vaut pas le coup d’exister presque, à quel point l’autre ne mérite pas d’être présent là avec lui.

« Par un effet progressif de dégradation de l’autre, à travers les mots, le silence, les moqueries, les humiliations, l’intimidateur déshumanise l’autre. L’autre a envie d’être un état d’objet. Qu’est-ce qu’on fait d’un objet ? Imaginez, l’intimidateur ne peut plus s’identifier à l’autre qui est victime. Il n’a plus d’empathie. Il ne peut pas se mettre à la place de l’autre. D’où la nécessité de ce travail-là pour accompagner aussi le harceleur. 
« Et dans ce tourbillon où la victime croit finalement que les paroles que déverse sur lui l’intimidateur sont réelles, la victime s’identifie à ces paroles-là, dévalorisantes. Et la victime, bien souvent, se tait. Elle se tait par peur de décevoir les autres. Elle se tait par honte. Elle se tait par culpabilité. Elle se tait. Un jeune sur deux se tait. D’où la nécessité aujourd’hui de se voir, pour comprendre quels sont les signes peut-être indirects qui viennent nous dire à quel point la victime est en souffrance. »

Elise Koenig « Il n’y a pas de profil type de victime »
« Oui, j’aimerais bien rebondir sur ce que Stéphanie a dit par rapport au fait qu’il n’y a pas de profil type de victime. Il y a quelques années, nous pouvions penser que celui-ci était trop gros, trop mince, avec des lunettes, trop rouge, trop blanc, trop noir. Aujourd’hui, les dernières recherches montrent que ce n’est pas du tout le cas.
« Donc n’importe quel enfant, pour n’importe quelle raison, sur la base de n’importe quel critère, peut être victime de harcèlement. Au même titre qu’au sein d’une scolarité d’une quinzaine d’années, un enfant peut être à la fois intimidateur et victime. Donc il n’y a pas de profil type ni d’intimidateur-intimidatrice, ni de victime.

« Je crois que cet aspect est super important. Et cette question d’appartenance au groupe avec ce processus d’adolescence, qui est une période de vulnérabilité, où le jeune va vouloir s’identifier à ses pairs, et à travers ce processus de harcèlement, va trouver là une forme de pouvoir, une forme de domination et de puissance qui va justifier son appartenance au groupe.

« Donc les dernières recherches ont également montré que l’intention de nuire de la part de l’intimidateur n’est pas toujours avérée. C’est un jeune qui peut parfois lui aussi se sentir très mal et avoir très peur, et qui va intimider parce qu’il cherche sa place, parce qu’il a besoin de ça pour se sentir valorisé. D’où toute l’importance de l’axe préventif, où nous à la maison, en tant que parents, nous avons vraiment cette responsabilité de pouvoir venir valoriser nos jeunes pour ce qu’ils sont, comme ils sont. Aussi uniques qu’ils ou elles puissent être dans leurs différences et dans leurs ressemblances.

« Je crois que nous aurons l’occasion de pouvoir développer un peu cet axe préventif. Mais je voulais aussi rebondir, et je vais terminer dessus pour cette intervention. Stéphanie, tu as dit très clairement, un jeune qui vit le harcèlement va très, très souvent se taire. Et donc nous, adultes, nous avons une responsabilité que de pouvoir venir repérer les signes qu’ils ou elles vont nous donner, qui ne sont pas forcément des signes aussi classiques comme quand un adulte va mal, par exemple.

« Même un adulte, parfois c’est difficile pour nous de parler. Mais un enfant, un ado, il va nous l’exprimer, nous le dire d’une manière très différente. Alors moi, je voulais m’attarder là quelques minutes sur justement quels sont ces signes qui vont nous montrer qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez notre enfant, chez notre neveu, chez notre élève, qu’importe la place qu’on a dans la société, mais ils vont nous montrer des signes.
« Alors, très souvent, nous constatons un jeune qui commencera à se replier sur lui-même, un jeune qui va commencer à avoir peur d’aller à l’école, un jeune qui, quand nous sommes en train de rouler en voiture, qui s’approche de l’école, qui va évoquer des maux de ventre, des maux de tête, qui va se lever le matin, qui va inventer le dixième mal de tête ou la blessure au genou…

« Mais les gratineux n’existent pas physiquement, mais elles sont psychiques. Donc, quand un enfant nous dit qu’il ne veut pas aller à l’école et que le fait qu’il n’ait pas envie d’y aller perdure dans le temps, il faut l’écouter. C’est extrêmement important d’écouter son enfant qui ne veut pas aller à l’école, qui commence à avoir des vomissements ; il commence à se plaindre de n’importe quelle manière, même si parfois nous croyons que c’est du acting et parfois on peut avoir tendance à minimiser, à banaliser ces mots somatiques.
« Bien souvent, les enfants, les adolescents, ils vont vivre leur mal-être à travers leur corps, parce que Stéphanie l’a bien dit, ils vont se taire. Pourquoi se taisent-ils? Parce qu’ils ont super peur des représailles et des menaces. Qu’est-ce que je vais faire si je dis cela ? Est-ce que mes parents vont aller dire un tel, un tel, un tel, et cela va être pire peut-être pour moi demain?

«  Donc, je crois que c’est important de pouvoir venir repérer ces signes, replié sur soi, premier signe de dépression, mais la dépression chez l’enfant et l’adolescent n’est pas la même que chez l’adulte. C’est un enfant et c’est l’adulte qui va être plus irritable, qui peut se mettre très en colère, qui peut redoubler d’actes de violence, d’agressivité. Pour un enfant, nous sentons qu’il commence à être un peu différent, chute des résultats scolaires, performances différentes, absentéisme, commencement de symptômes de phobie scolaire. Donc, tout cela, ce sont des signes qui viennent nous montrer que ce jeune est en réelle souffrance. »

Ismail Bawamia : « Plaidoyer en faveur des actions de prévention »

« Dans notre bureau, nous recevons très souvent des parents qui viennent vers nous pour dire, voilà, mon enfant a été victime de bullying, etc. Et nous, ce que nous faisons, c’est que nous n’avons pas les psychologues à notre bureau, c’est-à-dire que nous référons les parents, les enfants aux psychologues du ministère ou si c’est dans une école privée, s’assurer que l’enfant reçoive un soutien psychologique, etc.
« Mais ce que nous nous demandons aussi, par exemple, quand la balle est dans le camp du ministère, c’est qu’est-ce qu’ils ont fait, quelles sont les actions et comment est-ce qu’ils ont procédé avec le problème. Mais en même temps, nous, au bureau, notre objectif principal, c’est aussi de voir, de faire le plaidoyer pour qu’il y ait des actions de prévention. Parce que nous n’avons pas de service d’urgence. C’est le ministère qui emploie ces gens et nous sommes là pour que ces services fonctionnent.

« Mais du côté l’Ombudsperson, elle a le pouvoir et le mandat de faire des recommandations aux ministres et aux différents départements du gouvernement. Et tel est le cas depuis un moment déjà et même maintenant, on continue à le faire pour qu’il y ait une politique de prévention. Et très souvent, nous sommes en mode réaction. Après, quelqu’un s’est donné la mort… mais maintenant, on va commencer à réfléchir.
« Mais que faisions-nous avant à l’école ? Comment est-ce que nous abordons le sujet du harcèlement avec les jeunes ? Est-ce que nous donnons la parole aux jeunes ? Très souvent, quand nous entendons parler des adultes ou même des responsables d’établissement, ils ont des protocoles : si tu fais cela, la punition, c’est cela. Est-ce qu’il y a des sanctions éducatives au lieu des répressives ? Quel soutien ? Comment responsabiliser ces jeunes ? Quelles sont les conséquences ? Il faut que dans cette prévention, faire comprendre aux parents, aux profs, à tout le monde, que le harcèlement, c’est une violation des droits d’un enfant, une violation du droit à la dignité, violation à la protection… «

Caroline Grenade : « Créer des espaces de parole pour nos jeunes »

« J’allais justement rebondir sur ce que M. Ismail a dit à propos de la prévention, pour ajouter un mot sur le travail que nous faisons à Konekte. Je partage totalement son point de vue sur l’importance de créer des espaces de parole pour nos jeunes : leur donner du temps, les regarder vraiment, leur permettre de s’exprimer librement, et surtout, que nous, les adultes, soyons ouverts à tout entendre — ce qu’ils vivent, ce dont ils ont besoin.
« Vous avez aussi évoqué TikTok et le numérique, et je crois qu’il est essentiel, dans toute démarche de prévention, de proposer une éducation à l’usage du téléphone et des réseaux sociaux. Il faut parler des risques, des dérives possibles, informer sans dramatiser, mais sans fermer les yeux non plus. Peut-être que le sergent pourra d’ailleurs compléter cet aspect. Et puis, comme ce soir, je crois beaucoup à la valeur des conférences et des débats. Ils permettent à chacun de s’informer, de se former, et surtout, de devenir acteur du changement. Nous devons oser prendre position, intervenir, agir pour le bien-être de nos jeunes.

« À Konekte, nous avons mis en place dans plusieurs collèges une méthode d’intervention appelée la méthode de la préoccupation partagée (MPP). C’est une approche que nous utilisons lorsqu’un élève se confie à nous dans nos espaces de parole et qu’il se dit victime de harcèlement.

« Nous avons déjà formé trois équipes dans trois collèges à cette méthode : des enseignants, des membres du personnel administratif et de soutien, tous impliqués dans des entretiens très courts — deux à trois minutes chacun — destinés à interpeller, responsabiliser et susciter l’empathie. L’objectif est vraiment de recréer du lien et de réveiller l’empathie, y compris chez les jeunes qui intimident les autres, car souvent, ce sont eux aussi des adolescents en souffrance, qui ont besoin d’être vus et entendus. »

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