Elle est maman, a la quarantaine, et a travaillé comme employée de maison avant de se retrouver démunie, sans ressources financières, après avoir été abandonnée par un partenaire pervers narcissique et violent. Victime d’abus sexuels à l’âge de 9 ans, elle a traversé des épreuves qui l’ont profondément marquée. “On dirait que je suis enfermée dans un cercle vicieux”, confie-t-elle. Elle n’avait jamais osé tout révéler à son entourage. Comme de nombreuses femmes qui craignent de s’affranchir de leur bourreau, elle est restée silencieuse.
Kay. Nous l’appellerons ainsi parce que ce nom ne renvoie à aucune appartenance, car chaque Mauricienne peut y retrouver son histoire, et parce que la violence physique, mentale et sexuelle pa get figir ek kouler. Nous lui laissons plus d’espace pour s’exprimer parce qu’elle n’a jamais tout dit de ce qu’elle a subi. On ne lui a pas toujours donné le temps de se raconter. “Ena kiksoz, boukou zafer mem ki zame mo fi’nn dir. Premie fwa mo pe rakonte”, confie Kay à un moment où le rétroviseur lui renvoie le reflet d’une femme usée. En voyant ce qu’elle était devenue – terne, abandonnée par les hommes, par l’amour et par la nature –, elle reçoit cela comme une onde de choc. “Je me disais à l’instant que je dois me ressaisir, penser à moi, aller chez la coiffeuse, me faire plaisir, reprendre ma féminité en main. Je faisais cette auto-réflexion, j’ai tout vécu avec cet homme qui a été mon compagnon et le père de deux de mes enfants. Je lui ai tout donné. Qu’ai-je eu en retour ? Du stress, une santé mentale en miettes, des coups, des envies de suicide…”
“J’ai vécu quelques années avec lui. Nous ne nous sommes jamais mariés. Je l’ai rencontré par l’intermédiaire d’une amie. À cette époque, je n’avais pas l’intention de me remettre en couple. Je venais de quitter mon mari qui était alcoolique, violent, et me trompait. Quand j’y pense… mon amie me disait que je n’allais pas rester seule pour le restant de ma vie et que je prendrais une décision après une première rencontre. J’ai cédé. Il m’a plu. Comme il était bien plus âgé que moi, il m’a séduite par sa maturité, car je croyais qu’il était un homme vraiment mûr.” En le fréquentant pendant quelque temps, Kay pense avoir trouvé un pilier masculin, ce maillon qui lui a manqué pendant son enfance. “J’ai grandi avec ma grand-mère qui n’avait pas beaucoup d’argent. Ma mère était une femme distante qui ne m’a jamais donné d’affection. Son frère, mon oncle, avait l’habitude de me faire des attouchements sexuels. Je n’avais que 9 ans. J’en ai parlé à ma mère. Elle ne m’a pas cru. À 13 ans, elle m’a déscolarisée.”
“Je suis tombée enceinte à l’âge de 15 ans. Mes proches m’ont dit que je devais épouser celui qui m’avait fait un enfant, parce que dans ma situation, c’était ma seule option. Je me suis donc mariée à 16 ans. Mon mari… comment dire… il a très vite montré son penchant pour l’alcool. Il ramenait ses amis à la maison quand j’étais au travail. Ils vidaient le réfrigérateur, dévoraient les repas que je préparais pour le dîner. Quand je rentrais après une journée de travail, il ne restait plus rien. Letan mo koze, li bate. Je suis restée avec lui parce que je n’avais pas d’autre choix. De plus, mes proches qui avaient appris qu’il me brutalisait, me disaient : Ki to pou fer ? zom-sa ! Et lui, il a continué et me trompait de plus belle jusqu’au jour où il m’annonce qu’une autre attendait son enfant. Entretemps, nous avions eu un deuxième enfant. C’en était trop pour moi ! J’ai pris mes deux enfants et je suis partie m’installer chez ma grand-mère, avec elle dans sa minuscule maison. C’est à cette époque de ma vie que j’ai fait la connaissance de mon ex-compagnon.”
“J’ai vécu un cauchemar. Mo’nn trouv lezot fam soufer, me mo pa ti kone si mo ti pou pas ladan”, poursuit Kay dans son récit. “Après ma rencontre avec cet homme, sa famille s’était opposée à notre relation pour des raisons sociales. Elle m’ignorait totalement. Malgré cela, nous avons cherché une maison et nous nous sommes installés. Très vite, il a manifesté les premiers signes de jalousie. Cela a commencé par des remarques sur ma tenue lorsque j’allais travailler : pourquoi je portais un décolleté… Puis, petit à petit, il me lançait des réflexions sur toutes les personnes avec lesquelles je communiquais. Il détournait leurs propos et me faisait un véritable lavage de cerveau pour que je coupe les ponts avec elles. Il a fini par m’isoler au point que j’ai quitté mon travail pour rester à la maison. Il ne se passait pas un jour sans qu’il m’épuise mentalement. Il a pris le contrôle sur moi. L’ironie, c’est que lui n’avait jamais coupé le cordon ombilical avec ses parents. À son âge, il leur remettait tout son salaire. Pour nos achats domestiques, il demandait de l’argent – le sien – à sa mère.” L’arrivée des deux enfants du couple n’avait rien changé dans sa relation, de plus en plus toxique.
Quelques fois, Kay glissait des bribes de confidences, sans en dire plus, par honte, à des proches. “Mais à chaque fois, on me disait : Kot to pou ale ? To ena zanfan. Enn zom li koumsa mem sa… J’ai dû me remettre à travailler pour payer le loyer. Nous changions régulièrement de maison parce qu’il ne s’acquittait jamais du paiement de la location. Quand moi je travaillais, lui quittait son emploi. C’était ainsi. Sa perversité narcissique s’était aussi décuplée depuis que je renouais avec le monde extérieur. Quand nous sortions en public, il me faisait des crises de jalousie ouvertement. Et cela continuait à la maison. Puis, les coups ont suivi. Je ne dormais plus tant les insultes et la vulgarité de ses propos tournaient en boucle dans ma tête. J’avais l’impression d’être piégée, de ne pas être capable de me défaire de lui.”
“Il n’avait qu’une idée en tête : que je le trompais. Ce qui était totalement faux. En plus de ses accusations infondées, un jour, je l’ai surpris en train de retirer tous mes sous-vêtements de la machine à laver. J’avais alors compris que c’était une habitude et sa façon à lui de vérifier si j’avais été infidèle. Une autre fois, il a mis le feu à tous mes sous-vêtements. Il me disait que c’était pour m’empêcher de sortir.”
“Quand une femme dort dans le même lit que son partenaire, que son consentement est refusé mais que l’homme la force, cela s’appelle un viol. J’ai été contrainte d’avoir des relations sexuelles non consenties. J’ai subi de nombreux viols. J’étais devenue un objet. Il disait que je lui appartenais et qu’il avait le droit de faire de moi ce qu’il voulait. Ma vie était un calvaire silencieux. Je ne laissais rien transparaître sur mon visage. J’ai tenu bon, mais plusieurs fois, j’ai pensé à l’irréparable.”
Alors qu’elle réfléchissait comment mettre fin à cette relation, son partenaire a déserté la maison. “Nous avions pour la énième fois emménagé dans une nouvelle maison. Je ne travaillais pas. Un beau jour, il m’a dit qu’il me faisait trop souffrir et qu’il devait prendre ses distances pour me laisser respirer. Je n’avais rien vu venir. Il a laissé ses affaires à la maison et est parti chez ses parents. Une semaine plus tard, il avait pris l’avion et épousé une étrangère. Il s’était installé dans son pays. Pendant qu’il vivait encore avec moi, il avait déjà entamé cette nouvelle relation et effectuait des démarches administratives sous mon nez ! Lorsqu’il est parti, je me suis retrouvée seule avec une maison sur les bras et des enfants à élever. Il ne s’en était jamais occupé. Pour le moment, je vis grâce à des allocations sociales.”
Kay confie qu’elle fait de son mieux, seule, pour refermer une cicatrice qui est encore vive. “J’essaie d’avancer. J’ai envie de reprendre ma vie en mains. J’ai collectionné les épreuves depuis mon enfance. On dirait que je suis enfermée dans un cercle vicieux. Je viens d’obtenir mon divorce d’avec mon premier mari. Je suis éligible à une maison de la NHDC et compte tout faire pour enfin avoir un toit à moi. Je suis une maman, une femme aussi. Quand on a tant de responsabilités, la solitude pèse lourd. Mais pour rien au monde, je n’échangerai mon indépendance. Je suis convaincue que j’ai droit à l’amour; toutefois, je ne suis pas prête à laisser un homme vivre sous mon toit…”

