À l’approche des fêtes, le Père Noël à Rodrigues pourrait bien s’appeler Temu. Sur l’île, l’achat sur la plateforme du géant chinois de l’e-commerce est devenu un vrai réflexe, au point de bousculer les habitudes de consommation et l’économie locale. Portée par l’essor fulgurant de Temu, Rodrigues voit affluer des colis débarqués par bateau en période de haute saison, tandis que les étagères des commerces traditionnels prennent la poussière. Entre prix exorbitants, choix limité et ruptures fréquentes, les Rodriguais se tournent massivement vers ces plateformes chinoises pour s’équiper, se vêtir ou préparer les fêtes de fin d’année.
En un an et demi, Andy Félicité a passé une vingtaine de commandes de produits sur Temu. Et à chaque fois, ce sont des dizaines d’articles qui sont achetés, validés et expédiés à Rodrigues. Quand il se rend à Port-Mathurin auprès des deux gérants de livraison agréés du géant chinois de la vente en ligne, il en sort les bras chargés. « J’en ai souvent pour 10 kg d’articles », concède-t-il en riant. Comme beaucoup de Rodriguais, Andy Félicité n’a pas échappé à la frénésie des achats en ligne, en particulier sur le site chinois. Rodrigues est dépendante de l’importation de la quasi totalité de ses produits, ce qui entraîne des prix élevés, des ruptures fréquentes et un choix limité.
E-commerce, l’alternative qui s’impose
C’est dans ce contexte économique que l’e-commerce est devenu une alternative plus accessible aux Rodriguais, offrant davantage de variété et, souvent, des coûts plus avantageux, malgré les délais de livraison. Résultat, l’effet Temu se voit sur les étagères des magasins, boutiques et autres commerces de Port-Mathurin. « Elles ont pris de la poussière », observe une utilisatrice de Temu. Poussant plus loin l’ironie, elle ajoute sans état d’âme : « C’est bien fait ! Les prix des commodités à Rodrigues sont exorbitants. Il n’y a jamais de promotion dans nos commerces. Nous ne pouvons pas continuer à débourser toujours plus pour nous nourrir, nous habiller, et pour tout le reste ! Les commerçants pratiquent les prix qu’ils veulent et il n’y a pas autant de concurrence qu’à Maurice. »
De son côté, Andy Félicité, qui est non seulement un habitué des achats en ligne mais aussi membre de l’Association des Consommateurs de l’île, reconnaît que « le système de contrôle des prix pose problème à Rodrigues, ce qui rend difficile l’application d’un maximum markup. »
Une étude Temu / Rodrigues
En 2025, Temu a connu une croissance faramineuse avec plus de 416 millions d’utilisateurs actifs mensuels à travers le monde, dont plus de 115 millions en Europe. Quant au nombre d’utilisateurs rodriguais, l’Association des Consommateurs ne dispose pas encore de données permettant de quantifier l’engouement des habitants de l’île pour le géant chinois de la vente en ligne. « Cette étude est nécessaire, souligne Andy Félicité, non seulement pour connaître le nombre d’utilisateurs, mais aussi pour lancer une campagne d’information et de prévention. Beaucoup de personnes utilisent Temu sans savoir comment éviter de se faire arnaquer en ligne. » Comme il maîtrise mieux le site chinois, certains de ses proches lui confient leurs achats.
La patience à l’épreuve
Lundi dernier, l’un des deux conteneurs de colis attendus avec impatience sur l’île est arrivé, permettant aux clients rodriguais de récupérer les commandes passées depuis octobre dernier. Pendant les vacances scolaires et la période de fin d’année, les colis arrivent par bateau, ce qui allonge les délais de livraison. En dehors des hautes saisons, Air Mauritius assure le transport des colis en provenance de Chine. Les entrepôts en Chine offrent un choix immense et des prix bas, mais avec des délais de livraison plus longs. « En temps normal, les colis arrivent trois semaines après la commande. Ils transitent par Dubaï, avant d’être acheminés à Maurice, généralement les lundis ou mardis. Après l’étape de la douane où ils passent dix heures, ils sont envoyés vers les warehouses des deux agents de livraison, qui les récupèrent, les mettent dans des sacs ou cartons, et les répartissent par zone, dont celle de Rodrigues. Les colis sont envoyés à l’aéroport pour être embarqués sur un vol. Mais dès fois, ils y restent pendant 3 à 4 jours parce qu’il y en a trop et ils sont renvoyés au port, et arrivent à Rodrigues par bateau », explique Andy Félicité, expert qui ne manque jamais de suivre le parcours de ses colis. Si les utilisateurs mauriciens reçoivent les leurs à leur porte, à Rodrigues la livraison se passe autrement. Les utilisateurs de Temu doivent récupérer eux-mêmes leurs colis à Port-Mathurin.
Matériel scolaire
Dans le conteneur arrivé lundi dernier, il y avait une palette de produits pour la maison, des vêtements, des accessoires et des cadeaux de Noël. « Il fallait s’y prendre bien à l’avance », dit Andy Félicité, qui en a acheté pour ses trois enfants. Parmi la cinquantaine d’articles qu’il a payés environ Rs 3,000 et qu’il est allé récupérer, se trouvait également le matériel scolaire de deux de ses enfants. Enseignant de profession, il a aussi l’habitude d’acheter sur Temu des supports pédagogiques nécessaires à ses cours, ainsi que des livres pour ses enfants, qu’il ne trouve pas à Rodrigues. Les amateurs de pêche y trouvent aussi leur compte, tout comme les parents de bébés. « Pour le prix d’une grenouillère à Rodrigues, vous en achetez trois sur Temu », concède Andy Félicité.
À un peu plus d’une semaine de Noël, Enella, une commerçante quadragénaire spécialisée dans l’agro-alimentaire, constate que Port-Mathurin n’est pas encore gagnée par l’effervescence des fêtes. « Les pensionnés sont ceux qu’on voit le plus autour des magasins de Port-Mathurin, car leur pension a déjà été versée », indique-t-elle. Pour elle, il ne fait aucun doute : « Les achats en ligne ont ralenti les ventes. D’ordinaire, les clients qui font leurs achats de fin d’année s’arrêtent à mon étal. Cette année, ils se font rares. Zordi, nou aste lor rezo sosio. Nou aste an group », ajoute-t-elle. Les Rodriguais qui ont des proches à Maurice commandent auprès de vendeurs mauriciens sur les réseaux sociaux et se font expédier leurs articles. Dans le meilleur des cas, ils les récupèrent lorsque leurs proches rentrent à Rodrigues.
Acheter et revendre
L’achat groupé cartonne à Rodrigues. Certains achètent sur des sites en ligne dans le but de revendre les articles : bijoux, accessoires de mode… On se tourne de moins en moins vers les magasins ou les artisans locaux. Même les décorations de Noël arrivent désormais via Temu. « Cette année, j’ai remarqué que pas mal de personnes, moi y compris, consacrent un budget à la peinture de leur maison. Pour le reste, on achète en ligne », dit Enella. Mais tout ne s’achète pas sur Internet, en tout cas, pas les gajacks rodriguais et mauriciens qui seront sur les tables pour les fêtes. Dans une île où on fait rimer haut et fort les célébrations du Nouvel An avec les plaisirs de la table, on ne lésine pas sur la nourriture. Et ce n’est pas Sabrina de Sab’s Snacks, à Eau Claire, qui dira le contraire.
Entrepreneure mauricienne installée à Rodrigues depuis treize ans, Sabrina s’est toutefois tournée vers d’autres plateformes concurrentes de Temu, comme Shein ou AliExpress, pour acheter des accessoires de cuisine destinés à son activité de catering. Cependant, précise-t-elle, « l’expérience d’achat en ligne peut vite coûter cher, en raison des taxes au dédouanement. » Depuis, Sabrina n’a plus recours aux vitrines virtuelles. « Je demande aux membres de ma famille qui sont à Maurice et qui me rendent visite, de me ramener tout ce dont j’ai besoin, même des ingrédients qui coûtent très cher à Rodrigues. On m’envoie aussi certaines choses par la poste », confie-t-elle. C’est pour faire face à la cherté de la vie sur l’île que cette Mauricienne, employée de poste, s’est parallèlement lancée dans un service traiteur.
Temu
1,8 milliards de visites en 2025
En l’espace de trois ans, Temu s’est imposé comme l’un des géants du commerce en ligne, atteignant près de 70,8 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel. Lancée en 2022 par le groupe chinois PDD Holdings, la plateforme a rapidement bouleversé les habitudes d’achat grâce à une stratégie mêlant prix ultra-compétitifs, promotions permanentes et une expérience utilisateur volontairement ludique.
À la fin de 2025, Temu attire chaque mois près de 1,8 milliard de visites, se hissant parmi les sites de e-commerce les plus consultés au monde, juste derrière Amazon. Devenue l’un des principaux moteurs de cette croissance, l’application mobile retient les utilisateurs plus de 20 minutes par session, signe d’un engagement exceptionnel pour une plateforme d’achat.
Les États-Unis constituent un marché clé : près de 40% des téléchargements mondiaux de l’application proviennent du public américain, faisant de Temu l’une des apps de shopping les plus populaires dans le pays. Mais c’est en Europe que l’expansion est la plus marquée. En 2025, le continent rassemble plus de 115 millions d’utilisateurs actifs chaque mois, avec une progression de plus de 12% en six mois seulement. L’Allemagne domine avec environ 19 millions d’utilisateurs mensuels, suivie de près par la France qui en compte environ 16 millions, affichant une croissance record de près de 20%. La Pologne, l’Italie ou encore l’Espagne contribuent également fortement à cette dynamique, confortant l’ancrage de la plateforme dans le paysage européen.
Ce succès repose sur un modèle logistique et commercial bien huilé : malgré un siège basé à Boston, les produits proviennent majoritairement de Chine, grâce à un réseau dense de fabricants partenaires et à des méthodes d’expédition optimisées. En 2023 déjà, Temu avait traité plus de 412 millions de commandes, un volume révélateur de la vitesse à laquelle la plateforme s’est installée dans les routines d’achat des consommateurs du monde entier.

