Rencontre : Le Père Noël, le changement et les chatwas

O Ha ben, Père Noël. Ki manier, bien comme on dit à Maurice ?
— Comme on dit chez vous, mo pas trop korek.
O Qu’est-ce qui vous arrive, comme ça, Père Noël ?
— Je suis fatigué par tout ce qui se passe dans le monde. Moi, qui suis synonyme de joie, je ne vois que la peine, que la guerre dans le monde. Et puis, le métier de Père Noël devient dangereux à pratiquer de nos jours.
O Mais malgré tout ça, Père Noël, vous êtes toujours populaire à travers le monde, même dans les pays où les dirigeants se disent socialistes, même communistes et où on ne célèbre pas Noël, on voit votre image partout.
— Mais je ne touche aucun droit sur cette image, moi. Je suis exploité par les commerçants du monde entier qui utilisent mon image pour vendre leur marchandise. Franchement vous dire, je me demande si ce n’est pas le moment pour moi de prendre ma retraite.
O Vous ne pouvez pas faire ça, Père Noël : un mythe ne peut prendre sa retraite. Vous allez décevoir des millions d’enfants à travers le monde. À qui vont-ils demander de mettre leurs cadeaux dans leurs petits souliers ?
— Laissez-moi vous dire que vous êtes dépassé. Aujourd’hui, on ne dit plus les petits souliers ; maintenant, on dit Nike, Adidas ou chaussure de marque qui coûtent des fortunes. Et je ne parle pas du vêtement griffé et du portable dernière version qui vont avec ! En ce qu’il s’agit de leurs demandes de cadeaux, ils n’auront qu’à passer commande par sms, à l’Intelligence artificielle qui est en train de tout remplacer dans le monde !
O Il faut pas parler comme ça, Père Noël. Vous savez bien que les modes vont, viennent et passent, mais que les mythes, les valeurs sûres comme vous traversent le temps, sont éternelles.
— En tout cas, votre valeur sûre est non seulement fatiguée, mais comme je vous l’ai dit, elle a des difficultés à faire son job.
O Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
— Que c’est maintenant un parcours du combattant pour faire mon métier. Il y a de multiples dangers depuis ma maison jusqu’à celle des enfants à qui je porte des cadeaux. Dans le nord de l’Europe, à cause de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, il faut éviter les missiles, les tirs d’avions de combat et les drones. En Orient, il faut faire attention de ne pas tomber sur un essai nucléaire de la Corée du Nord ou les exercices de la marine chinoise, au large de Taiwan. Au Moyen Orient, il faut savoir naviguer entre les bombes israéliennes, fournies par l’Occident, les répliques des mouvements palestiniens ou d’autres organisations paramilitaires. En Afrique, les djihadistes gagnent du terrain et les coups d’État se multiplient. Dans le sud de l’Amérique, il faut faire attention aux destroyers américains qui disent faire la guerre aux narco trafiquants vénézuéliens en bombardant… des pétroliers ! C’est pas mieux dans les environs de chez vous où toutes les grandes puissances du monde tournent autour des Chagos, plus particulièrement de la base nucléaire de Diégo Garcia. Tout le monde parle la paix dans les forums internationaux en pratiquant la guerre sous toutes ses formes et, surtout, en vendant des armes aux belligérants ! Et je ne vous parle même pas de cette autre forme de guerre que sont les sanctions économiques – déguisées en hausse de droits de douane – des États-Unis contre pratiquement le reste du monde. Vous croyez qu’avec cette atmosphère mondiale – où une troisième guerre mondiale peut éclater à n’importe quel moment –, j’ai envie d’aller chanter petit papa Noël ?! J’ai plutôt envie de prendre une retraite anticipée. D’autant plus que moi, je n’aurai pas droit à une pension.
O Excusez-moi de vous dire ça, mais on dirait que vous êtes en train de faire une petite dépression, Père Noël !
— Vous voulez rire, je suis en train de faire une grosse dépression face à ce monde qui – je reprends une expression bien de chez vous – vire en bas la haut ! Et croyez-moi, ça ne va pas s’améliorer. Au contraire, la situation va empirer.
O Il ne faut pas réagir comme ça, Père Noël. Il faut au contraire penser positif et se dire que les choses iront en s’améliorant, se dire qu’à terme, la paix gagnera sur la guerre, que le bien finira par l’emporter sur le mal.
— Ca fait des siècles que les religions et les optimistes répètent ces slogans, et le monde va de plus en plus mal. Vous ne le voyez pas ? C’est vrai que vous êtes bien loin de tout ça à l’île Maurice, mais il ne faut pas croire que vous serez protégés éternellement, comme vous l’avez cru au niveau économique, avec le protocole sucre. Je vois que je vous fatigue avec mon analyse pessimiste, mais réelle, de la situation mondiale. Allons parler un peu de ce qui se passe à Maurice après les 60 zéros. Dites-moi un coup, qu’est-ce que c’est cette histoire de voleur pension dont j’entends parler sans arrêt ?
O Vous aussi, vous êtes au courant de ça ?
— J’ai beau vivre à l’autre bout du monde, je me tiens quand même au courant de l’actualité, à travers internet et les réseaux sociaux, comme tout le monde. On dirait que c’est la plus grosse déception des 60-0.
O Laissez-moi vous expliquer ce qui s’est passé. Au cours des dernières années, tous les partis politiques ont fait de la pension de vieillesse leur cheval de bataille et ont passé leur temps à faire de la surenchère électorale. Quand le MSM disait que s’il gagnait les élections, il allait augmenter le montant de la pension de disons Rs 1,000, tout de suite l’Alliance du Changement promettait de donner Rs 2,000 d’augmentation. Si Pravind disait qu’il allait envoyer les personnes du 3ème âge se promener à Rodrigues, Navin répliquait qu’il allait les envoyer à La Réunion !
— Mais est-ce qu’il y avait de l’argent pour payer ces augmentations-là ?
O Ayo Père Noël, à Maurice, en campagne électorale, aucun parti ne s’inquiète de savoir s’il y a de l’argent dans la caisse pour réaliser ses promesses. Ils doivent faire plus fort que leurs adversaires.
— Mais les Mauriciens ne se rendaient pas compte qu’on était en train de les embêter ?
O Franchement vous dire, Père Noël, je crois que les Mauriciens sont pareils que leurs politiciens et ont participé au jeu de la surenchère des promesses électorales. Et après, quand le gouvernement a annoncé le report de l’âge de la pension, parce que les caisses sont vides, ils ont commencé à crier voleur pension sur les réseaux sociaux et dans les manifestations, et à regretter d’avoir voté 60-0.
— En tout cas, moi personnellement, je tire une grande satisfaction des 60-0 !
O Ah bon ! Et pourquoi ?
— Parce que le nouveau gouvernement ne me fait plus de la concurrence déloyale, comme son prédécesseur.
O Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Vous ne vous rappelez pas ? Le gouvernement précédent ne cessait de faire des cadeaux aux Mauriciens tout au long de l’année : allocation par ci, allocation par là, augmentation par ci, primes par là. À tel point qu’avec tous ces cadeaux, c’était devenu Noël presque tous les mois.
O C’est vrai, ça. C’était des bribes que les Mauriciens attendaient avec impatience. Ce qui ne les a pas empêchés de les réclamer, de les accepter, et de voter ensuite contre ce même gouvernement. Maintenant, les choses sont redevenues normales et le nouveau gouvernement ne joue pas au Père Noël toute l’année. Il ne le fait pas parce qu’il ne veut pas jouer au Bonhomme Noël toute l’année, mais parce qu’il n’y a plus d’argent dans les caisses à cause des cadeaux de Noël que le précédent gouvernement avait distribués toute l’année !
— Dites-moi une affaire : on avait beaucoup parlé des chatwas l’année dernière, ils ont disparu avec les 60-0 ?
O Une partie des anciens oui, mais les nouveaux les ont remplacés. C’est une espèce en voie d’expansion…
— Qu’est-ce que, vous voulez dire ? Je pensais que ce terme décrivait surtout les courtisans de l’ancien gouvernement.
O Détrompez-vous. Les chatwas sont pratiquement éternels, se reproduisent naturellement, quel que soit le gouvernement en place. Ils ont une capacité hallucinante de changer de maître ; donc, de gouvernement. Ils sont capables de dénoncer ceux qu’ils adoraient hier en une fraction de seconde. Chaque nouveau pouvoir apporte avec lui son bharat de chatwas. Et croyez-moi, ces derniers, qui ont été privés de tout pendant 14 ans, sont des affamés qui se jettent sur tout ce qu’ils peuvent, et parfois se battent entre eux. Pendant des années, ils ont dénoncé la politique des petits copains, des jolies copines et des grands coquins, et une des premiers choses qu’ils ont demandée au nouveau gouvernement est de les nommer aux postes qui venaient de se libérer !
— Et les leaders politiques écoutent leurs chatwas ?
O Ils adorent entendre dire qu’ils sont intelligents, qu’ils sont les meilleurs, que tout ce qu’ils disent et font est extraordinaire. Et comme les chatwas sont des experts en « passeurs de beurre », ils obtiennent tout ce qu’ils veulent. C’est ainsi qu’on a remplacé les chatwas d’hier par ceux d’aujourd’hui avec les mêmes avantages et privilèges.
— Si je vous ai bien suivi, les nouveaux chatwas ont pris la place des anciens, mais le système continue à fonctionner de la même manière.
O Vous avez tout compris, le changement n’a pas changé le système. Au contraire, il l’a renforcé.
— Finalement, c’est pareil partout. Plus ça change, plus c’est la même chose, surtout pour les privilégiés. Joyeux Noël quand même !

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Jean-Claude Antoine

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