Ajay Daby (ex-speaker de l’assemblée nationale) : « Le Parlement opère comme un conseil de village »

Dans une interview accordée cette semaine au Mauricien, l’ancien Speaker Ajay Daby jette un regard critique sur les travaux de l’Assemblée nationale. Il affirme que ce n’est plus le conseil législatif auquel il aurait souhaité appartenir. « Le parlement opère comme un conseil de village », observe-t-il. Selon lui, la décision de confier le “speakership” à un non-élu constitue « un drame », ajoutant que « tout est faussé ». Et de souligner : « Lorsqu’on décide qu’un Speaker ne sera plus jamais choisi parmi les élus, cela signifie que plus jamais un illustre politicien ne pourra assumer ces fonctions ! »

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Ajay Daby, vous avez occupé les fonctions de Speaker de l’Assemblée nationale entre le 15 septembre 1983 et le 4 décembre 1990. Les photos accrochées au mur de votre bureau rappellent-elles les moments forts de votre passage au parlement ?



Tout à fait. Dans la première photo je suis en compagnie de Narasimha Rao, qui a succédé à Indira Gandhi. Il m’avait invité à la cérémonie de prestation de serment. Dans cette autre photo, je suis en compagnie de Zia-ul-Haq, alors président du Pakistan. À sa demande, le Commonwealth m’avait invité à faire une conférence sur le parlementarisme moderne en présence de plusieurs Speakers. J’ai aussi rencontré Rajiv Gandhi lors de sa visite officielle à Maurice. Une autre rencontre qui m’a beaucoup marqué est celle que j’ai eue avec François Mitterrand lors de sa visite officielle ici. Je garde également un bon souvenir de Bernard Weatherill, alors Speaker de la Chambre des Communes, qui m’a présenté à la reine Elizabeth ll. Ce jour-là, il m’avait offert ma toge de Speaker que j’ai utilisée pendant plusieurs années et qui se trouve aujourd’hui au parlement.

Quel souvenir conservez-vous de cette époque comme Speaker?



Mon plus grand souvenir avait été de rencontrer ceux qui étaient en instance de départ. Le passage à témoin avait été effectué en 1982/83. Alan Ganoo avait été élu en tant que Speaker en 1982 pour neuf mois. J’étais son adjoint. Il a démissionné après la cassure du MMM. J’ai fait l’intérim jusqu’aux élections de 1983. J’ai été élu à nouveau lors des élections générales avant d’être élu Speaker à plein temps. J’ai alors démissionné du MSM. Dans le dernier discours comme leader de l’opposition qu’il avait prononcé en 1990 à la veille de la grande alliance MSM-MMM, Prem Nababsing ne laisse pas transparaître qu’il y avait des pourparlers par le biais de Paul Bérenger et a rendu hommage à mon Speakership. Il a évoqué le risque que j’avais pris en me retirant de la politique pour siéger comme Speaker. C’était le plus grand cadeau que j’avais eu à cette époque.

Lorsque vous aviez accédé au poste de président de l’Assemblée nationale étiez-vous député ?



Tout à fait, j’avais été élu dans la circonscription n° 11 à Rose-Belle/Vieux Grand-Port. Je ne regrette pas mon passage comme Speaker. Il n’y a pas eu de mauvais moments. Évidemment, il y a eu des moments difficiles mais cela m’a permis d’évoluer.

Qui vous a proposé votre candidature comme Speaker ?



C’était Harish Boodhoo. Il était celui qui avait trouvé son existence politique dans la gestion du renouveau au sein du Ptr. Nous sommes issus de cette cuvée avec Kishore Deerpalsing et les autres. Il disait toujours qu’à cet âge vous êtes là et que Dieu sait ce que vous deviendrez dans 50 ans. Après la cassure, j’ai été réélu sous la bannière du MSM en 1983 et on m’a proposé le poste de Speaker. J’ai profité de cette position pour calmer le jeu. Selon le défunt Prem Nababsing, c’est l’atmosphère que j’avais créée qui a facilité la conclusion d’une alliance entre le MSM et le MMM. En 1990 je suis retourné au barreau.

C’était le voeu de la famille. Mon épouse voulait que les enfants soient bien encadrés. À cette époque, il y avait des faucons qui disaient que je négociais une place hiérarchique au sein du MMM. Je les ai rassurés que je ne le ferai pas car si je le faisais, ma vie aurait été faussée malgré l’amitié de Prem Nababsing pour moi. Tout ce que j’ai fait, je l’ai accompli by the books. Je suis de foi hindoue, je sais pourquoi je fais de la politique. Je sais comment on choisit les gens. Je m’étais dit que je ne pouvais m’adapter à cette politique d’alliances et de mésalliances. Je voulais garder mon équilibre pour retourner au barreau.

À un certain moment on a commencé à choisir le Speaker en dehors du parlement. Qu’en pensez-vous?

La décision de confier le Speakership à un non-élu est un drame. Tout est faussé. On voulait à l’époque quelqu’un qui avait beaucoup de pouvoirs. J’avais prouvé que le Speaker pouvait avoir beaucoup de pouvoirs. Je n’avais pas fait le jeu des leaders politiques et avais choisi d’aller by the books. J’aime la franchise. Si je fais une erreur je l’assume. À ce poste on a beaucoup d’influence. On peut décider du mood prévalant à l’intérieur et à l’extérieur du parlement. Lorsqu’on décide que plus jamais un Speaker ne sera choisi parmi les élus, cela veut dire que plus jamais un illustre politicien ne pourra assumer ces fonctions. Alors on fait venir la basse-cour. C’est là l’erreur puisque à partir de ce moment on pouvait être candidat aux élections générales. En cas d’échec, on pouvait se qualifier pour occuper les fonctions de Speaker. Aucun député ayant les compétences nécessaires ne peut aspirer à devenir Speaker.

Vous avez avancé dans une déclaration de presse que le parlement actuel n’a pas le sens de l’histoire. Que voulez-vous dire ?

C’est vrai ! J’ai l’impression que le parlement n’est plus le Conseil suprême et le Conseil législatif auxquels je voulais appartenir. Il est devenu comme un conseil de village. On décide combien de béton on va mettre, combien d’arrêts d’autobus on va construire, et combien de ponts créer. Mais, le parlement manque de profondeur. Les aiguilleurs ne sont plus là. Bérenger, que je considère comme un tribun, est maltraité. Il est coincé par l’histoire. On avait fait la même chose pour Gaëtan Duval mais après j’ai vu des gens pleurer et essayer de s’arracher sa dépouille le jour de ses funérailles. Dans cette foule il y avait des gens qui l’avaient contesté politiquement. Cela m’avait traumatisé.

Les parlementaires prononcent des discours écrits au préalable. Un discours peut être joliment écrit par quelqu’un dans les coulisses, cela ne vient pas du tréfonds de la personne. Je ne vois pas la personnalité de la personne dans un discours. J’ai écouté Kader Bhayat, Cassam Uteem, Jean Claude de l’Estrac, Satcam Boolell, Gaëtan Duval parler. Les discours émanaient des entrailles de ces orateurs. Le parlement actuel est comme une tribune des Nations unies avec des discours écrits. On aurait pu dire : Mr the Speaker, I have already written down what I have to say. In order not to waste time on the cost of the house, I table my speech. Where is the cotton trust of debates? Ce qui est resté c’est le folklore. Cette affaire d’insulte ne date pas d’aujourd’hui, cela a surtout une connotation populaire. On accepte le créole que pour cela. Parce que cela explique l’humeur.

Faut-il introduire le créole au parlement?

Non. C’est une autre affaire. Pour faire une législation il doit y avoir une policy consideration. Policy is based not on intelligence which is found in books and libraries. Le parlement n’est pas un centre culturel. On ne doit pas faire l’amalgame en faisant du parlement une vitrine de culture. C’est une plateforme qui conçoit des modèles de développement. Si je veux évoluer comme multilinguiste je le fais à la maison.

Vous semblez être déçu du Parlement actuel?

Oui ! Je ne vois pas des penseurs politiques ou des philosophes. Je ne vois que des comptables, des Estimates of Supplementary Expenditure sans qu’on explique le pourquoi. Pourquoi un rapport de l’audit n’est pas débattu au parlement à un moment où l’on puise de nos réserves de la Banque centrale. Ce rapport concerne également l’ancien gouvernement. Il y a une maladministration autour des corporate bodies et des local authorities, et personne n’en parle. Et je vois des illustres inconnus faire des discours de deux heures.

L’actualité est dominée ces jours-ci par la motion de blâme contre le Speaker. Avez-vous suivi les débats?



Je n’ai pas suivi ce conflit entre le Speaker et l’opposition. Je pense que cela aurait dû être une affaire courante mais tel n’est pas le cas actuellement pour la simple raison que chaque membre du public est informé de ce qui se passe en suivant les débats en direct. On peut comprendre qu’un président fasse une erreur, qu’un député refuse de se mettre debout et insulte son adversaire dans le feu de l’action. Toutefois, lorsque cela devient une maladie, c’est grave. Les circonstances sont aussi exacerbées par le comportement de la présidence. Les citoyens ont vu que le Speaker ne doit pas quitter son siège pour venir devant le front bench de l’Opposition sur un ton menaçant le doigt en avant.
Concernant les débats en cours, si les débats sont centrés sur la bienséance et la tradition parlementaire cela débouchera sur quelque chose positif. Mais si c’est pour régler les
choses politiques, we won’t see much coming out of it. Either you get the best out of it or your get the worst out of it. Je comprends l’Opposition. Le Speaker a été un campaign manager lors des dernières élections. Il le reconnait lui-même. Il a fait chuter d’illustres
personnalités politiques. Son efficacité politique sur le terrain doit-elle être un moyen pour le consolider dans le fauteuil du Speaker? C’est un faucon. Il serait dans son intérêt qu’il fasse oublier cette image de faucon pour un parti politique.

L’opposition n’avait le choix que de présenter une motion de censure?

C’est un outil parlementaire. On est en train de faire le point sur ce qui nous gêne vraiment au parlement. There is something wrong. Members of the public are saying it. On en parle sur le réseau. Je le connais, Sooroojdev Phookeer. Il était dans les coulisses du MSM pendant longtemps; à son crédit il a existé plus longtemps que moi au sein de ce parti.

On a constaté également qu’il y a un retour vers un langage très sectaire au parlement ces derniers temps…

J’ai appris qu’il y a eu des écarts. S’il y a quelque chose qui blesse le sentiment, la susceptibilité, le Speaker doit intervenir. Erskine May n’en parle pas. C’est à nous d’interpréter le parlementarisme à la lumière de notre culture mauricienne. Par exemple, on ne peut parler de l’état physique de quelqu’un, c’est offensant. Si je suis aveugle, manchot, etc, ce n’est pas un problème, c’est le contenu de ce que je dis qui importe, surtout si je suis en train de relayer les humeurs du peuple. Cela est plus important.

Vous avez fait l’objet de deux motions de censure alors que vous étiez Speaker. Comment avez-vous vécu cela?

Je m’asseyais dans mon bureau et j’écoutais les critiques faites au parlement. Cela me faisait beaucoup de bien et me plaçait devant mes responsabilités. Si j’avais des remords pour avoir été dans certains cas un peu méchant ou imbécile, je le regrettais. Il ne faut pas blesser des adultes à l’intérieur. Ce sont des adultes, des pères de famille qui représentent des courants et des électeurs. Je sentais qu’il fallait éviter cette notion de méchanceté. J’ai tout de suite essayé de changer d’attitude. Je ne pouvais pas regarder les gens de mon bureau politique. Parce que my inner self was not tuning to them. Ils avaient des priorités que je respecte. Ils avaient à survivre. Moi aussi en tant que Speaker. On n’avait pas la même partition. Au fil des motions de censure je sentais que j’allais me perdre et que le parlement allait perdre un grand Speaker. Je ne le dis pas par artifice. Les nouveaux Speakers qui sont nommés et qui ne sont pas passés par les élections n’ont pas eu à recevoir leurs mandants et si on ne le faisait pas cela donnait lieu à des problèmes politiques. Avec les moyens de bord j’ai survécu au système et plus longtemps encore. C’était pour moi quasiment un exploit. Je suis un humain et ceux qui m’ont connu jeune ont pu voir comment je me suis amélioré avec une aversion pour tous ceux qui étaient mesquins.

Il y a aussi les scandales qui secouent le pays en ce moment. Qu’en pensez-vous ?

Les scandales ont plombé plusieurs gouvernements. C’est une question de leadership. You can answer for yourself and your own family and you are doing it everyday. But you must be able to answer for everyone you have given a ticket to and the more so you have given immense power. On m’avait offert un ticket. J’aurais pu être de ce gouvernement, peut-être sur le front bench.

Il était effectivement question que vous obteniez un ticket mais vous avez refusé. Pourquoi ?

Je suis parti parce que j’ai vu que la raison pour laquelle Pravind Jugnauth voulait me faire venir ne coïncidait pas avec les circonstances dans lesquelles j’allais évoluer.

Êtes-vous tenté de refaire de la politique?

Oui ! Ce serait faux de dire que je n’y pense pas. Nous sommes responsables de ce qu’on voit à l’intérieur du parlement. On a fait le vide et cela a été rempli par de méchants notoires qui font du tort à la chose politique. Nous sommes responsables. Il faut qu’on revienne pour que des gens comme nous puissent participer dans l’appareil de décision pour que plus jamais les gens du corps para-étatiques ne soient nommés pour « al fer bal ». Le directeur de l’Audit ne peut rien leur faire. Ils deviennent des négociateurs pour régler des visites avec des ministres. Scandals is a question of leadership. Put a stop to it by not naming people you don’t know, and name people even from different quarters.
Pour revenir sur cette affaire de COVID-19, si la population profite actuellement d’une accalmie c’est parce que la classe politique s’est montrée d’une certaine façon très unie. 60% de la population ont joué le jeu. Ils auraient pu parler de scandale au beau milieu de la confusion. C’est parce qu’il y a eu un débat public sur l’opportunité de réunir les blocs que c’est devenu une référence sur le plan mondial. Sortir de là et commencer à insulter les autres. It’s a dangerous game. Il faut qu’il y ait une unité nationale. Croyez-moi, on se dirige vers d’autres gros problèmes. We are going to face the unseen. S’il n’y a pas cette unité au niveau de la classe politique, il y aura de gros problèmes.

Vous parlez du retour des anciens alors que beaucoup insistent sur un rajeunissement de l’effectif politique ?

C’est un terme relatif. On a redéfini les nouveaux en disant que ce sont des jeunes. On rigole lorsqu’on voit le niveau de réflexion de certains. Ce sont des gestionnaires de projets pas des concepteurs de politique générale. Ce conseil législatif est devenu un Village Council. Ce sont d’illustres potentats qui nous ont fait croire que c’est la seule façon de conserver le pouvoir. Pravind a eu le courage de faire partir 30 personnes. Il les a remplacées par 30 inconnus.

Le financement des partis politiques vous interpelle-t-il ?

Évidemment. C’est cela le vrai copinage. Le financement a toujours existé. Lorsque je me présente aux élections mes frères et ma famille m’aident beaucoup financièrement ou encore je contracte un prêt bancaire. Jamais des amis.
Cette histoire de financement has blown us out of our feet. Il y a eu des financements des gens proches des courses, des Casinos et des boîtes bien riches qui ne visent que le profit. Ils nous ont pris notre indépendance d’esprit. Notre système de parti est contrôlé par eux. Ils peuvent choisir si je retourne ou pas et peuvent même conseiller quel sera celui qui occupera les postes dans un Statutory Body comme la Gaming Authority. Ils peuvent décider qui sera à l’aéroport pour voir les allées et venues. Ce sont des intérêts. Quand je vois ça, j’ai peur. C’est le vide qu’on a créé qui a offert à ce pays ce spectacle de catastrophe. Le système politique va vraiment loin. Je me demande si un jour un leader survivra le conflit quand ce sera le règlement de comptes de ceux qui contrôlent les partis politiques…

« Je ne vois pas de penseurs politiques ou de philosophes. Je ne vois que des comptables, des Estimates of Supplementary Expenditure, sans qu’on en explique le pourquoi. Pourquoi un rapport de l’audit n’est-il pas débattu au Parlement à un moment où l’on puise de nos réserves de la Banque centrale ? »

« Les circonstances sont aussi exacerbées par le comportement de la présidence. Les citoyens ont compris que le Speaker ne doit pas quitter son siège pour venir devant le Front Bench de l’opposition sur un ton menaçant, le doigt en avant ! »

« Les scandales ont plombé plusieurs gouvernements. C’est une question de leadership. You can answer for yourself and your own family and you are doing it everyday. But you must be able to answer for everyone you have given a ticket to and the more so you have given immense power »

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