(Centre Nelson Mandela) Stéphan Karghoo : « Il y a encore beaucoup de recherches à faire sur le trauma lié à l’esclavage »

Directeur suppléant du Centre Nelson Mandela pour la culture africaine et créole.

Alors que nous nous apprêtons à commémorer le 186e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, Le Mauricien a rencontré cette semaine Stephan Karghoo, directeur suppléant du Centre Nelson Mandela pour la culture africaine et créole. Il nous parle de la résilience, qui sera le thème principal de la commémoration cette année. Il rappelle la contribution des « esclavés » et des descendants des esclavés dans la construction de l’île Maurice moderne. Et souligne la nécessité de poursuivre les recherches sur le trauma lié à l’esclavage à Maurice.

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Comment se présente la célébration du 186e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, lundi ?
Je préfère parler de commémoration plutôt que de célébration. Nous faisons un devoir de mémoire vis-à-vis de nos ancêtres. C’est donc une commémoration de ce qui a été le parcours des descendants des esclavés jusqu’à l’île Maurice moderne. L’esclavage a existé dans des anciennes civilisations mais la traite négrière a été un système imposé sur l’être humain, forçant des millions d’Africains, de Malgaches ainsi que des Indiens à l’esclavage. Il avait été marqué par une forte résistance. Le système d’esclavage a été aboli. Les descendants des esclavés ne se sont pas laissés enfermer dans les mauvais traitements et la souffrance subis par leurs ancêtres. Ils ne se sont pas arrêtés à ce fait de l’histoire, mais ont appris de ce qui s’est passé pour rebondir. Ils ont été résilients.

Pendant longtemps, l’accent avait été mis sur les marrons. Est-ce toujours le cas ?
C’est un gros aspect qui a longtemps été négligé parce que l’histoire de l’esclavage avait été écrite par des colons et leurs descendants, donc la population lettrée. On a eu tendance à oblitérer cette partie de l’histoire. Partout où il y a eu l’esclavage, il y a aussi eu la résistance. Les marrons sont ceux qui n’ont pas attendu qu’on leur rende la liberté mais qui ont décidé de reprendre leur liberté eux-mêmes. C’est une dimension capitale de l’époque de l’esclavage. Cela fait partie de la conscientisation et de l’affirmation de notre identité en tant que créole.

Quelle est votre définition du créole ?
J’ai tendance à adopter la définition de la Truth and Justice Commission qui dit que le créole est une personne qui a une origine africaine découlant du système d’esclavage et qui est fière de cela.

Quelle est l’importance de cette commémoration aujourd’hui ?
La pertinence est vécue au quotidien. Nous sommes un peuple multiculturel et multiethnique et dans tout ce mélange, il est important que nous apprenions à nous aimer. Il est important de s’affirmer en tant que Mauricien, mais ce dernier est d’origine variée. Le problème se pose lorsqu’on a des difficultés à s’identifier et à reconnaître son groupe ethnique. Ce qui cause parfois des problèmes sociétaux parce que nous ne connaissons pas notre histoire. Les descendants des esclavés peuvent se dire qu’ils sont des descendants de pas grand-chose. Ce qui n’est pas vrai parce que nous sommes des descendants des bâtisseurs qui ont contribué à construire pas mal de vestiges, qui ont déboisé le pays et qui ont contribué économiquement à faire de l’île Maurice ce qu’elle est aujourd’hui. C’est très important. Il ne faut pas oublier le trauma de l’esclavage. D’où l’importance de la résilience. Il y a eu l’esclavage, ensuite l’abolition de l’esclavage. Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? Il n’y a pas eu de deuil. Ce qui s’est passé n’est pas de notre faute parce qu’il y a eu une déprogrammation de l’individu. On a fait en sorte que des humains oublient leurs cultures, leurs langages, leurs croyances. La commémoration nous ramène vers le passé en affirmant que l’histoire des créoles ne commence pas avec l’esclavage. Les esclaves avaient une vie, dans telle ou telle tribu en Afrique, au Mozambique au Sénégal, à Madagascar, en Inde. Ils avaient leurs familles, des liens, des croyances, des pratiques.
À Maurice qui est une société très conventionnelle basée sur la morale et les valeurs, la pertinence de cette célébration est de rendre hommage. Ainsi, 186 ans après l’abolition de l’esclavage, voilà où nous sommes arrivés. Aujourd’hui, nous avons des noms de famille. Ces noms viennent de quelque part. Avec la période de commémoration, il y a une prise de conscience concernant les origines. Beaucoup de personnes approchent le centre pour faire des recherches généalogiques. Nous pouvons, sous certaines conditions, trouver l’origine d’un nom ou d’un pays d’origine. C’est important.

Quelle démarche faut-il entreprendre pour les recherches généalogiques ?
Il faut savoir que les noms des personnes qui ont des origines africaines à Maurice n’ont rien à voir avec l’Afrique. Ce sont des noms donnés. Par définition, l’individu a été capturé en Afrique souvent par ses semblables. Dès sa capture, il perd son nom de famille et passe par le processus de déshumanisation. Il est non seulement séparé de sa famille mais il est également enlevé de sa tribu, de sa terre natale. Il a soit un numéro, soit il est marqué au fer rouge avec les initiales du marchand d’esclaves avant d’être livré dans une des colonies dont Maurice. Sous la période française, on donnait à l’esclave un nom, Pierre, Paul Jacques, c’est-à-dire des noms catholiques français. Dans le but de départager les esclaves, souvent ce prénom devient un nom de famille auquel on ajoute un nom. D’où les familles Gaspard, François, familles Pierre. Au moment des recensements où le propriétaire doit déclarer ses esclaves, il peut parfois donner des noms sortis de son imagination en se basant parfois sur les traits physiques, les jours de la semaine, ou une qualité de l’esclave. On peut trouver beaucoup de ces noms dans l’annuaire téléphonique. Ces noms qualifiés parfois « de noms de la honte » ont une importance capitale aujourd’hui parce que c’est uniquement à travers ces noms qu’on arrive à remonter aux origines d’une personne. La recherche généalogique commence par l’époque contemporaine. Cela commence par son propre acte de naissance et ceux de ses parents et grands-parents. À un certain moment, on n’aura plus d’actes de naissance. C’est alors qu’on peut venir nous voir au centre. À travers notre base de données fondée sur des documents d’archives, on peut essayer de remonter vers des origines. Avant 1835, il y avait des pourparlers en vue de l’abolition de l’esclavage et il était question des compensations aux propriétaires d’esclaves par tête d’esclave. Les propriétaires avaient été invités à déclarer et recenser leurs esclaves. Cela est très bien fait. Il y a le nom donné à l’esclave, son prénom, le nom de ses enfants, la date à laquelle il est arrivé à Maurice et une description physique parce qu’il n’y avait pas de photographie à cette époque. On peut ainsi avoir sa couleur de peau et une vingtaine des pays d’origine. Dans le cadre des descriptions physiques, il est indiqué par exemple si la personne avait deux traits sur la joue gauche, ou deux traits sur le front ou la joue droite ou la lèvre inférieure percée ou un gros trou à l’oreille gauche. À travers cette description physique, les recherches peuvent remonter plus loin parce que ces marques ou ces traits sont distinctifs d’une tribu particulière d’un pays. On peut ainsi savoir quels étaient leur style de vie et le langage qu’il parlait. On peut ainsi savoir que notre ancêtre n’était pas uniquement un esclave et qu’avant d’être capturé il avait une vie.

Y a-t-il beaucoup d’intérêt pour ces recherches ?
Oui, il y a un grand engouement pour les Mauriciens concernant les recherches généalogiques.

Depuis l’époque qu’on célèbre l’abolition de l’esclavage, sentez-vous qu’il y a une prise de conscience concernant l’origine africaine des Mauriciens ?
Il faudrait accentuer cette sensibilisation. Cela passe par l’éducation et la connaissance de son histoire. Si on prend certains livres d’histoire, on y lit que l’esclave est décrit comme étant docile, tranquille, qui se laisse fouetter et maltraité. Il y a toute une éducation à faire pour expliquer que les esclaves ont vécu dans des conditions inhumaines mais ne se sont pas laissé faire.
Quant à l’héritage laissé par les enclavés, il est partout à Maurice. On n’a qu’à voir toutes ces pierres taillées pour construire les ponts, les chaussées et les édifices. Les esclavés étaient des individus qui avaient des talents qui ont été utilisés. Ils n’étaient pas des biens meubles. Ils ont travaillé dur et leurs descendants aujourd’hui sont le fruit de leur travail. San zot nou pa ti pou la.

Comment le Centre Nelson Mandela contribue-t-il à ce travail de sensibilisation ?
Le Centre Nelson Mandela a été créé en 1998 à la suite des revendications des associations créoles qui reconnaissent que les personnes venues d’Afrique ont contribué à la construction de ce pays. Le centre culturel africain a été créé pour conserver et partager cette mémoire. Son but est de préserver et de promouvoir les arts et les cultures africaines et créoles. Nous le faisons à travers des séminaires, des conférences, des documentaires, des activités, des publications. Chaque année, nous réalisons deux ou trois publications découlant des recherches sur l’histoire de l’île Maurice. Nous avons réalisé des dessins animés afin de mieux toucher les jeunes. Durant la période post-confinement, alors que nous ne pouvions organiser des rassemblements, nous avons réalisé beaucoup de documentaires ainsi que des animations.

Vous dites que le Centre Nelson Mandela fait beaucoup de recherches. Pouvez-vous nous en parler ?
Nous avons fait des recherches sur le marronnage pour faire suite à celles de Mgr Amédée Nagapen. Nous avons fait des recherches sur les lieux de mémoire liés à l’esclavage. Souvent, on entend dire que Port-Louis a été construit par Mahé de Labourdonnais, que le jardin des Pamplemousses a été créé par Pierre Poivre. Mais on oblitère complètement le rôle de la main-d’œuvre derrière. Nous voulons reclasser l’esclavé dans son contexte. On devrait savoir qu’à Port-Louis on marche sur des pavés taillés par nos ancêtres. Nous avons travaillé également sur d’autres dossiers comme le bassin des esclaves, le Morne et également sur des patrimoines immatériels comme le séga typique. Si le marronnage constituait une résistance physique, le séga typique, qui est noble, constituait une résistance culturelle envers et contre tous. La langue créole fait également partie de cette résistance culturelle. Incroyablement, elle a été adoptée par les maîtres et le demi-million des travailleurs engagés à Maurice. Pourtant à l’abolition de l’esclavage en 1835, il n’y avait que 66 000 ou 67 000 esclaves à Maurice. Leur langue a été adoptée par la majorité de la population et est devenue aujourd’hui une langue nationale. Il faut valoriser tout cela. Nos recherches portent sur tout cela et sur l’histoire. À travers la connexion que nous avons avec certains pays, nous faisons appel à des collaborateurs étrangers. Nous travaillons également en collaboration avec le musée des esclaves. Nous faisons des expositions sur les travailleurs engagés africains et collaborons avec l’Aapravasi Ghat. Nous faisons des recherches et les publions afin de disséminer la connaissance. Nous avons le copyright pour le livre Esclavage en l’île de France, le best-seller d’Amédée Nagapen qui est toujours en vente ici.

Le musée de l’esclavage est donc un pendant important du Centre Nelson Mandela ?
Le musée de l’esclavage a un rôle extrêmement important. Il n’y a pas une institution plus importante qu’un musée pour permettre à la population de s’intéresser à l’histoire. Le musée n’est pas là pour juger mais pour rappeler des faits. Pour le moment, nous collaborons avec le musée sur la partie “public consultation”. Un musée ne se crée pas par des académiciens seulement. La population est invitée à visiter le musée temporaire et les visiteurs sont ensuite invités à donner leurs commentaires sur ce qu’ils auraient voulu trouver. Nous avons eu des cas où les visiteurs étaient si impressionnés par l’histoire de l’esclavage qu’ils sont tombés en larmes. Il y a des gens qui veulent savoir comment vivaient les esclaves. Au niveau académique, on constate que beaucoup de personnes se sont détachées de la chaîne des esclaves pour s’intéresser à leur vie, à leur façon de s’habiller. Nous ferons un rapport à ce sujet afin que ces demandes soient retenues dans le musée d’esclavage.

Est-ce que le travail du centre a un lien avec le rapport de la Truth and Justice Commission ?
Définitivement. Le rapport de la Truth and Justice Commission est un travail majeur qui n’a jamais été fait sur l’esclavage. Il faut, bien entendu, parler de ses recommandations. Certaines relèvent du mandat du centre. Une des recommandations les plus importantes est la mémorialisation, c’est-à-dire la recherche des sites mémoriels comme le bassin des esclaves, le lieu de la vente des esclaves, l’ancienne prison civile, etc. Pour la commémoration de l’abolition de l’esclavage cette année, un ouvrage sera lancé sur les lieux de mémoire de l’esclavage. Pour revenir à la Commission, il y a une partie qui touche à l’éducation, une autre à l’autonomisation culturelle. On s’en inspire.

Ne pensez-vous pas que ce document n’est pas suffisamment vulgarisé ?
C’est un fait. À notre niveau, notre rôle est de voir quelle partie on peut vulgariser. Nous avons un mandat très clair et ne pouvons aller au-delà de nos attributions. Au niveau culturel, nous nous inspirons du rapport de la Commission. Malheureusement, ce rapport reste un document de recherche académique. Il aurait dû être simplifié et faire l’objet d’émissions.

Le Centre Nelson Mandela s’occupe aussi de la promotion de la culture africaine. Comment cela se fait dans le concret ?
Souvent, on me demande quel pays africain le centre représente-t-il ? Nous n’avons pas l’intention de représenter le continent africain qui compte quelque 55 États. Nous n’avons pas l’intention de le faire. Nous nous focalisons sur les pays africains de peuplement de Maurice. Nous parlons donc de l’histoire et la culture de ces pays. Dans ce contexte, nous avons des accords avec l’Afrique du Sud, le Mozambique, Madagascar, la Namibie, entre autres. Nous célébrons l’Africa Day, l’anniversaire de la création de l’Union africaine.

Il se trouve que la pauvreté affecte beaucoup de descendants d’esclaves à Maurice. Certains parlent de réminiscence de l’esclavage. Qu’en pensez-vous ?
C’est un fait qu’il y a un trauma intimement lié à l’esclavage. On ne le voit pas mais cela est là. Leurs grands-parents ont été stigmatisés et aujourd’hui on leur donne l’impression qu’on n’attend pas grand-chose de cette communauté. C’est facile de dire « tou dimoun travay dir etravay dir ou osi ». Une personne n’aura pas tendance à travailler dur si elle-même n’est pas consciente de cela. Il y a beaucoup de recherches à faire sur le trauma lié à l’esclavage. Je pense que cette communauté à besoin de “role model”.

Est-ce que suffisamment d’attention est accordée à ce niveau ?
Il faut une éducation de valorisation, pas une éducation élitiste. Il faut aider l’enfant à se retrouver. Pour cela, l’éducation doit être en accord avec sa conscience et en accord avec son histoire. Il faut que chaque enfant accepte son identité, que cette identité soit singulière ou mélangée. C’est aussi la responsabilité du musée de l’esclavage. Ce musée vise à montrer une partie de l’histoire aux Mauriciens descendant des esclavés, elle entend aussi que les personnes qui ne sont pas de cette communauté comprennent qu’il y a eu une période de souffrance, de résistance et de résilience.

Que pensez-vous du communalisme à Maurice ?
J’avais participé en tant que chercheur à un projet important de l’Aapravasi Ghat concernant l’histoire orale. J’ai interviewé les personnes employées sur les établissements sucriers. Je voulais savoir comment cela se passait sur les établissements sucriers. Beaucoup de personnes m’ont dit que « j’avais un ami “ti kreol” qui m’accompagnait parfois quand j’allais au baitka. Mo ti montre li bhojpuri li ti montre mwa koz kreol ». Contrairement à ce que l’on pensait, il y a eu beaucoup de cohabitations sur les propriétés sucrières après l’abolition de l’esclavage. Donc, le communalisme est un terme qui tend à dire que chacun vit en fonction de sa communauté. Si nous regardons l’île Maurice profonde, nous verrons que dans beaucoup de régions, on pratique le vivre-ensemble. Savez-vous combien de personnes parlent le bhojpuri dans les villages ? Il y a eu des échanges culturels sans se poser des questions. Inspirons-nous de cela pour faire fleurir et grandir le mauricianisme qui existe déjà dans beaucoup de secteurs. Je pense aussi qu’il faudra également nous inspirer du rapport de Justice et Vérité pour éliminer toutes les formes de discrimination.

Comment envisagez-vous l’avenir ?
Maurice est un des rares pays où il y a autant de centres culturels. Il faut continuer à travailler dur afin que chaque personne connaisse sa culture et apprécie la culture de l’autre. Elle doit connaître l’histoire de Maurice mais également sa propre histoire et s’affirmer dans son identité singulière et multiple. Il faut savoir qu’on n’est rien sans l’autre, peu importe sa communauté et sa religion. Je souhaite que tout le monde réalise que nous avons beaucoup plus de choses en commun que de choses qui nous différencient. L’histoire est telle que pratiquement tous les Mauriciens ont des origines multiples. Il faut accepter cela et vivre cette identité multiple.

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