Drogue : La face humaine du drame

Rendu public la semaine dernière, le rapport de la commission d’enquête sur la drogue fait des révélations troublantes en mettant en évidence une réalité qui n’était pas si cachée. Cela fait plus d’une quarantaine d’années que le trafic de drogue s’est ingéré dans les affaires courantes du pays, avec la complicité des véreux sans âme. Après deux années et demie de travaux, la commission Lam Shang Leen donne l’occasion au public et aux autorités de mieux comprendre l’ampleur du problème et montre du doigt certains des protagonistes. Parmi ces derniers, des personnalités et des proches du pouvoir.

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Photo illustration Drogue

Compte tenu de l’étendue du problème, ce document, aussi exhaustif qu’il soit, ne dévoile que le sommet d’un iceberg qui plonge dans quatre décennies d’histoire et qui a changé le paysage social de Maurice. Mais le peu qui y est écrit suffit pour l’instant. Comme ce fut le cas lors de la présentation du rapport de la commission Rault, il y a une trentaine d’années, le rapport Lam Shang Leen provoque secousses et remous, ébranle le gouvernement et la classe politique, remet en question le fonctionnement de certaines institutions et provoque une profonde réflexion. Ce rapport donne l’occasion à chacun de penser ce qu’il veut faire du pays.

La pire décision serait de mettre de côté les recommandations faites ou de n’y apporter aucun suivi pertinent. C’est précisément ce qui avait rendu partiellement obsolètes les conclusions de la précédente commission d’enquête et autres Select Committees qui ont réfléchi sur la question des drogues depuis 1985. Il n’en fut pas mieux pour les différents Drug Control Masterplans, dont le nouveau attend toujours d’être rendu public.

Le rapport Lam Shang Leen est une occasion donnée à Maurice de se ressaisir dans la lutte contre les méfaits de la drogue, en espérant que cet exercice n’aura pas été qu’une parade politique de la part du Premier ministre. Au-delà des ramifications, des sbires des trafiquants, de ceux qui ont financé leurs campagnes politiques avec des narco-roupies, des avocats et fonctionnaires véreux, etc., il ne faudra à aucun moment oublier tous les drames humains engendrés par le trafic à Maurice en quarante ans. Aucun chiffre ne pourra établir la dimension réelle de cet aspect du problème. Derrière chaque dose achetée, chaque roupie dépensée, se cachent un visage, un nom, une histoire souvent écrite dans la douleur et la souffrance, et que l’on tend trop rapidement à oublier ou à reléguer au second plan.

La drogue est l’une des grandes épidémies de notre temps, qui fait d’innombrables victimes. Chaque jour qui passe engendre un nouveau drame qui affectera un usager, son entourage et ceux que le toxicomane croisera à l’avenir. Pendant que les uns sabraient le champagne dans les loges, que les autres achetaient maisons et appartements à Maurice et ailleurs, qu’ils emplissaient leurs coffres d’argent sale, leurs berlines roulaient sur des cadavres alors qu’ils traversaient un océan de larmes et de sang.

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En marge de la présentation du rapport Lam Shang Leen, Scope a choisi de se tourner vers la dimension humaine de ce fléau, en donnant la parole aux usagers et à leurs proches.


Ken, 28 ans, toxicomane :
“Ti bizin touy sa bann trafikan ladrog la”

“Ti bizin touy sa bann trafikan ladrog la”, affirme Ken, habitant de Richelieu. “C’est de leur faute si je suis tombé dans cet enfer. Ce sont eux qui apportent les substances dans le pays et qui brisent la vie des gens.” Cette colère, il la traîne depuis douze ans. Depuis sa première dose de subutex injectée “dan lari ek bann kamouad. Mo sagrin mo’nn perdi mo zenes akoz ladrog”. Il s’est ensuite tourné vers d’autres substances comme le brown sugar. Ces derniers temps, il se droguait avec un produit dont il ne connaît même pas le nom. “Cela importait peu. Il me fallait un moyen de calmer la douleur. Chaque matin, j’ai mal au ventre. Quand je n’ai pas encore pris cette substance, je sens que mon battement de cœur est trop lent, j’ai du mal à respirer. Ce n’est pas une vie.”

Par la faute de la drogue, il se retrouve à vivre dans une maison abandonnée. Ken est sans emploi et sans un sou en poche. Il a marché de Richelieu à Port-Louis pour venir à La Caz A dans l’espoir de pouvoir se débarrasser de sa toxicomanie. “J’ai envie de me reprendre en main, je ne peux pas continuer à vivre comme cela. Matin et soir, j’ai besoin de ma dose. Je dois mendier auprès des membres de ma famille pour pouvoir en acheter. J’en ai assez d’aller me coucher avec du stress et me réveiller avec ce même stress chaque matin.”

Il nous avoue qu’il ne s’est pas drogué depuis trois jours. “J’ai déjà arrêté de me droguer pendant plus d’un an après avoir fait de la prison pour une affaire de vol. J’avais commencé à prier et ça avait marché. Mais il y a neuf mois, j’ai rechuté par la faute de mes parents, surtout de mon père.”

Ken n’a pas eu une enfance facile. “Mes parents sont alcooliques depuis mon enfance. Souvent, je devais les empêcher de se battre. Je ne pouvais pas me concentrer sur les études, j’ai arrêté l’école après le CPE. C’est à cause de mon père que j’ai rechuté, il m’a découragé. J’étais pourtant sur la bonne voie mais il ne m’a pas accordé le soutien dont j’avais besoin. Il me provoquait souvent. J’ai quitté le toit familial pour aller vivre de mon côté. C’est là que j’ai replongé, sans m’en rendre compte.”


Leur fils est accro à l’héroïne
“La drogue détruit tout”

Ils n’ont pas pu retenir leur unique enfant. Voilà bientôt quatre mois que ce couple de Plaisance n’a plus aucun contact avec leur fils. Après avoir été consommateur de drogues synthétiques, ce dernier, âgé de 20 ans, s’est finalement tourné vers l’héroïne. Michaël, le père, confie : “C’est un immense déchirement. La drogue détruit tout sur son passage, non seulement la personne concernée mais tous ceux qui l’entourent. C’était la dernière chose à laquelle on s’était imaginé, surtout que notre fils a eu un bon parcours scolaire et envisageait même des études tertiaires. Il avait des tas de projets.

Du jour au lendemain, on s’est retrouvé dans un cauchemar permanent. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de lui parler ouvertement. Aujourd’hui, nous avons l’impression d’avoir failli à notre rôle de parents et vivons dans la peur de savoir si on le retrouvera un jour et dans quel état. C’est tragique mais, croyez-moi, la drogue peut toucher tout le monde. Surtout que ce fléau ratisse large et qu’il n’existe pas vraiment de programme adéquat pour encadrer un jeune ayant un problème d’addiction. On ne pouvait pas l’enfermer de force. C’était inévitable. Nous devons juste prier pour qu’il ne fasse pas d’overdose et qu’il sache se protéger contre le VIH et toutes les graves maladies touchant les injecteurs de drogues.”
Michaël reconnaît que chaque parent a sa part de responsabilité, mais “nous ne sommes pas des magiciens”. Avec la publication des recommandations de la commission d’enquête sur la drogue, il souhaite que “le gouvernement vienne avec des idées neuves.

Rien ne sert de bat lestoma lors des saisies de drogues. Et encore moins se contenter des campagnes de sensibilisation sans expliquer pourquoi il ne faut pas prendre de drogues. Je félicite Paul Lam Shang Leen et partage son opinion sur le fait que la répression n’a pas marché et ne marchera pas. Il soulève un point important : le système fait payer les plus petits. Tandis que ceux qui dirigent cette mafia sont quasi intouchables ou protégés et peuvent agir en toute impunité. Il y a donc urgence de tout revoir, de A à Z. Cela fait des années qu’on ne cesse de le dire et de le répéter”.


Sa fille est décédée d’une overdose
“Soufrans ek destriksion akoz ladrog”

Entre les allers-retours en prison et dans les centres de désintoxication, les descentes de police, les actes de violence, la perte de bijoux et objets de valeurs, les dettes à payer aux trafiquants, Farzanah a vécu l’enfer pendant une dizaine d’années. “Mo pa fini demann bondie ki pese mo finn fer pou sibir sa.”

La sexagénaire a subi les séquelles de la drogue dans sa famille lorsque l’une de ses filles s’est mise en couple avec un toxicomane et a fini par toucher aux drogues dures. La vie de cette famille modeste et sans histoire a basculé, même après le décès du couple par overdose. “Nous avons eu mauvaise réputation. Plus personne de notre entourage et du voisinage ne voulait nous côtoyer. Nous avons été contraints de déménager plusieurs fois parce qu’on nous considère comme des parias. Ou retrouv ou tousel dan sa problem la. La drogue, c’est pire qu’une maladie. Elle vous ronge petit à petit. Il est impossible de s’en remettre.” Farzanah a perdu tout espoir et n’attend pas grand-chose du rapport de la commission d’enquête sur la drogue. “À Maurice, on parle beaucoup sans agir concrètement. Se ti-dimounn ki bann pli gran viktim. Fode ou ladan mem pou konpran la soufrans ek destriksion ki la drog fer. Si le gouvernement compte réellement agir, qu’il le fasse bien, pas pour la gloire et les votes. Mon seul souhait serait que mes petits-enfants, qui sont aujourd’hui à ma charge depuis le décès de leurs parents, soient protégés du fléau de la drogue. Avec tout ce qui se passe à Maurice, je vis dans la peur.”


Gislain Melisse, mère de deux toxicomanes
“C’était très dur de voir mes enfants se détruire”

Gislain, 75 ans, est une mère accablée. Deux de ses enfants sont tombés dans l’enfer de la drogue, il y a une trentaine d’années. L’aîné est décédé d’hépatite C, il y a une dizaine d’années. “Les deux avaient intégré un programme de désintoxication presque au même moment, à quelques mois d’intervalle. Avec beaucoup de difficultés, les deux ont pu arrêter de se droguer.” Le sort s’est abattu lorsque l’aîné a succombé : il buvait de l’alcool, ce qui n’est pas compatible avec l’hépatite, qu’il avait contractée pendant qu’il se droguait. Le benjamin a rechuté après avoir réussi à s’en sortir une première fois. “Un toxicomane est fragile, il n’a pu résister à la tentation. Il avait créé son propre business, tout allait bien. Mais il a rechuté. Sa femme l’a quitté.” Depuis six ans, il est sous traitement de méthadone.

À l’époque, les deux frères faisaient voir de toutes les couleurs à leurs parents. “Ils travaillaient mais étaient toujours fauchés. Dès qu’on laissait traîner de l’argent dans la maison, il disparaissait. Ils ont commencé par prendre du brown sugar avant de se tourner vers des mélanges. C’était très dur pour moi de voir mes enfants se détruire sous mes yeux. À l’époque, nous ne savions même pas ce qu’était la drogue, ça nous est tombé dessus d’un coup. C’était un gros choc pour toute la famille.” Gislain avait perdu goût à la vie, elle se laissait aller. “Je n’avais plus envie de m’habiller, je ne voulais plus sortir par crainte que les gens me parlent du problème de drogue de mes fils.”

Gislain Melisse confie qu’elle a été minée par la culpabilité pendant de longues années. “Pendant longtemps, j’ai cru que c’était de ma faute. Je me suis demandé si j’avais été une bonne mère, si mon mari et moi avions été de bons parents.” Ce n’est qu’après avoir suivi des formations auprès du centre de solidarité et du groupe A de Cassis qu’elle a fini par comprendre qu’elle n’était pas responsable si ses enfants avaient commencé à se droguer.


Ryan, injecteur de brown sugar
“La prison n’a fait qu’empirer les choses”

À 29 ans, la priorité de Ryan est de trouver de l’argent pour se payer ses trois à quatre doses quotidiennes. “Mon corps a besoin de ce poison pour fonctionner, sinon je me sens mal. Je me réveille en état de manque, avec des douleurs atroces, des sueurs froides, des crampes et des courbatures.” Même si cela fait un moment que la drogue ne lui procure plus de plaisir, le jeune homme n’envisage pas de décrocher, quitte à voler ou mendier, “pa parski mo pa anvi me parski mo pa pe kapav arete”.

Ses deux séjours en prison pour recel et possession de drogue n’ont pas réussi à le remettre sur le bon chemin. “Au contraire, cela n’a fait qu’empirer les choses. En à peine quelques jours, je ne suis fait un réseau de contacts et de fournisseurs. Il est plus facile de trouver sa drogue en milieu carcéral qu’à l’extérieur. Enn mari biznes deroule laba. Comment voulez-vous qu’une personne souffrant de dépendance aux opiacés s’en sorte ? Durant tout mon séjour, aucun programme de désintoxication ni de réhabilitation n’a été proposé. Lotorite nek zis met ou dan prizon, ek apre demerd ou lavi.”

Les éléments soulevés dans le rapport de la commission d’enquête sur la drogue ne le surprennent guère. Ryan estime que c’est toute une éducation à refaire. “À Maurice, nous sommes des champions pour se voiler la face et montrer du doigt les consommateurs de drogues. Mais je félicite l’ancien juge Paul Lam Shang Leen pour son travail parce qu’il ne nous met pas tout sur le dos et qu’il attire l’attention sur ceux qui se remplissent les poches grâce au trafic. Ce n’est toutefois pas d’aussitôt que les autorités régleront le problème de la drogue si elles continuent d’ignorer que c’est une maladie et si elles persistent à croire que la prison est l’unique et seule solution.”


Christine et Simla :
“La drogue nous a conduites à la prostitution”

Christine, 30 ans, et Simla, 39 ans, sont toutes deux usagères de drogues depuis l’âge de 18 ans. Cela les a conduites à la prostitution. “J’ai perdu mes parents, j’étais livrée à moi-même. J’ai commencé à me droguer et, très vite, je me suis mise à vendre mon corps pour pouvoir avoir ma dose”, confie Christine.

Le cheminement de Simla est quelque peu différent mais son besoin de se droguer l’oblige à se prostituer. “J’ai essayé la drogue une fois, j’ai trouvé ça bon. J’ai commencé à me prostituer pour vivre mais surtout pour soulager mes crises de manque. La drogue est une drôle de substance. Quand le corps la réclame, vous ne pouvez pas vous contrôler. Vous devez obéir.”

Rencontrée dans la rue dans l’après-midi, Simla attend la tombée de la nuit pour commencer à travailler. “Kouma fer nwar mo pou met mo linz travay lor mwa”, dit-elle. “Je ne vais pas vous mentir : tout à l’heure, j’irais m’injecter de la poudre. C’est une idée qui me trotte dans la tête depuis ce matin. Vous savez, on ne peut pas arrêter de se droguer. On ne fait que des pauses. Ena kou lastik-la nek kase dan ou latet, ou bizin al droge.”
Christine confie ne plus se droguer depuis plusieurs années. Mais son body language laisse penser le contraire. “Ladrog enn bezer zafer sa. Li fer ou perdi ou latet. Li fer ou vinn esklav”, concède-t-elle. Voilà douze ans qu’elle se prostitue. Elle affirme ne pas avoir d’autre choix pour s’en sortir. “Il me faut toujours trouver de l’argent pour nourrir mon enfant et pour avoir ma dose. Les gens peuvent nous juger mais nous n’avons pas d’alternative. Je n’ai pas choisi d’être là sur la rue à attendre des clients.”

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