Georges Chung Tick Kan : « Dangereux de continuer de consommer sans la contrepartie qu’est la production »

Dans une interview accordée au Mauricien, l’économiste Georges Chung Tick Kan souligne avec force l’importance d’une intelligence collective réunissant les compétences tant du secteur privé que du secteur public dans le cadre d’une équipe unie et capable d’affronter la compétition internationale. « Il faut se dire qu’on est une équipe, pour faire entrer les devises étrangères, puisqu’on en a besoin pour payer nos factures alimentaires », dit-il. Celui qui se présente comme un créateur d’entreprises du secteur textile, dans l’imprimerie, l’offshore et la presse, en sus d’avoir été conseiller au ministère des Finances et auprès du Premier ministre – et par ailleurs toujours membre du comité consacré au métro –, revient également sur le livre qu’il vient de publier, Vaccinons notre économie, et disponible gratuitement. Il y souligne entre autres la nécessité de « fouetter une machine économique qui produit les devises essentielles pour payer nos factures d’importations ».

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Vous venez de lancer un livre intitulé “Vaccinons notre économie”. Quelle est l’idée derrière la publication de ce livre ?
J’ai eu l’idée d’écrire un livre en plein confinement, avec un peu la peur au ventre. Je me suis dit pourquoi ne pas mettre ces propositions et idées sur papier en écrivant quelque chose. Ce qui me permettrait de partager mes idées avec la population, en espérant qu’elles puissent inspirer un chômeur, une personne à la recherche d’un projet ou qui dirige une entreprise, voire un politicien, afin qu’ils puissent refaire une santé économique. Je savais que le monde entier aurait été en plein marasme. Comme ce n’est pas la première fois qu’on subit une crise mondiale, je me disais qu’on pourrait se refaire une santé économique si on arrive à faire de grandes choses, à se réinventer, et à jeter un nouveau regard sur nos machines économiques. Il s’agissait de savoir ce qu’on pouvait faire d’autre, à part ces secteurs traditionnels, connus comme les secteurs classiques. Est-ce qu’on peut introduire quelque chose dans le secteur classique pour améliorer la productivité ? D’où l’idée du livre.

Vous n’en êtes pas à votre premier ouvrage…
Tout à fait. J’ai écrit le premier en 2010, juste après la crise financière de 2009. J’avais évoqué plusieurs projets, dont le métro, la révision du secteur financier, l’adoption d’une nouvelle approche de l’économie afin d’atteindre le niveau des pays industrialisés. D’ailleurs, en juin 2020, la banque mondiale a classé pour la première fois Maurice comme pays à revenus élevés, avec un revenu par tête d’habitant de USD 12 740. Mais avec la COVID-19 et l’appréciation du dollar, je pense que Maurice devrait retomber au stade de pays à revenus intermédiaires.

Est-ce que les projets évoqués dans votre premier livre ont été réalisés ?
On avait fait un plaidoyer pour certaines choses et certains projets ont été réalisés. Ce qui nous a permis de soutenir l’économie entre 2010 et 2020.

Vous intervenez donc en temps de crise si nous comprenons bien ?
J’ai toujours cru en deux choses. D’abord, les crises constituent une opportunité de bien réfléchir, de mettre en œuvre des idées nouvelles et d’appliquer des technologies nouvelles. En 2020, il y a eu des conditions propices pour intégrer le peloton des pays émergents. Il s’agira de développer de nouveaux secteurs économiques. J’ai fait un plaidoyer pour la mise en œuvre de certaines choses, pour lancer de nouveaux piliers. Je suis allé très loin avec les recherches et des arguments bien réfléchis, sans réinventer la roue. Si on pouvait mettre en œuvre au moins trois nouveaux secteurs, on pourrait reprendre tout le momentum pour un nouveau cycle de croissance économique, qui peut être de très longue durée.

Est-ce que votre livre est le résultat d’un travail personnel ou d’un travail de groupe ?
C’est un travail personnel. Au bout de 30 à 40 années d’expérience, je suis probablement “the longest private sector man in the civil service”. J’ai présidé plusieurs institutions, j’ai été membre des conseils d’administration de l’université. Peut-être que je connais un peu mieux que les autres les coins et recoins de l’administration de ce pays. J’ai voulu partager cela avec la population.

Votre livre commence par une analyse de la situation économique…
Je fais une analyse de ces facteurs qui nous ont permis de nous départir de cette structure économique fondée que sur le sucre. Je dis avec un peu de cynisme qu’il y a 40 ans, on ne savait faire que planter de la canne et faire du sucre. Au bout de cette grande expérience qui a été acquise durant les 40 dernières années, on a su comment vendre des produits de masse dans les grandes boutiques d’Europe. On ne savait pas ce que voulait dire l’offshore, mais aujourd’hui on a des produits offshore qui peuvent concurrencer n’importe qui dans le monde. On a lancé de nouveaux secteurs, dont des Call Centers. Je crois qu’on peut réunir ces conditions et se lancer dans de nouveaux produits.

Mais la canne ne produit pas uniquement que du sucre, non ?
Il y a 50 ans, les revenus de l’exportation provenaient essentiellement de l’exportation du sucre. Aujourd’hui, avec la diversification, le sucre n’occupe plus que 5% à 6% de nos recettes d’exportations. On peut faire revivre le secteur de la canne. Avec la technologie de l’intelligence artificielle, on pourrait réinventer le secteur en utilisant des satellites, qui peuvent identifier facilement les différentes zones qui méritent un meilleur traitement en eau ou en nutriments, ainsi que les régions où la canne ne pousse pas trop. On peut utiliser aussi des drones pour arroser et disperser des nutriments. Avec la nouvelle technologie, on pourra réinventer des produits, non seulement ceux de la canne, mais également ceux de la manufacture.
J’explique comment, avec l’intelligence artificielle et les technologies nouvelles, on peut planter des choux dans des conteneurs. Tout cela, c’est l’agriculture 4.0. On peut révolutionner tout le secteur agricole grâce à une plus grande maîtrise de la technologie. Preuves à l’appui, je montre comment la technologie peut nous aider à réinventer tous nos produits traditionnels.
Je fais aussi la démonstration de la manière dont on peut mettre en œuvre trois nouveaux piliers de notre économie, qui consiste à mieux utiliser l’énergie solaire. On l’utilise déjà pour chauffer l’eau, mais on peut aussi l’utiliser pour produire de l’électricité des routes, par exemple. Il est aussi possible de mettre des puces dans les pylônes électriques à base solaire de manière à rendre la vie très intelligente tout en économisant l’énergie. Je ne réinvente pas la roue. Les villes de Chicago, Londres et Singapour disposent de pylônes dotés de panneaux solaires pour illuminer les rues.
J’explique également comment on peut utiliser la mer pour générer des centaines d’emplois et mieux utiliser les ressources marines pour nourrir la population. Notre arrière-cour océanique est 1 000 fois plus grande que la terre de Maurice. On peut faire beaucoup de choses, à condition d’avoir un plan d’action. Or, actuellement, on n’utilise la mer que pour la pêche, mais on ne fait rien en ce qui concerne l’exploitation des minerais que cache la mer. Rien non plus sur le plan de la surveillance et de la gestion des ressources marines. Tout cela sera pourtant sur le radar de l’économie mondiale dans cinq ans. Tous les pays en parleront. Sur le plan marin, les Seychelles sont d’ailleurs nettement en avance sur nous. Cet archipel est un exemple type en matière de protection de l’environnement marin.
Le troisième pilier est la technologie en elle-même. L’intelligence artificielle, couplée à la 5G, la 5e génération de téléphonie mobile représentera un potentiel énorme sur le plan de la création d’emplois. Or, lorsqu’on crée des emplois sur le plan de la technicité de l’intelligence, on crée aussi des emplois autour.

Quelles sont les conditions nécessaires pour la mise en œuvre de ce que vous dites ?
Je fais un plaidoyer qui est une condition nécessaire pour cela. Il faut pouvoir mobiliser l’intelligence collective. Si on arrive à mobiliser nos forces et mettre tous nos cerveaux ensemble, on créera une synergie capable de faire des miracles. Ce n’est pas la première fois qu’on le fera. Dans le textile, nous avons eu une interaction avec les Hongkongais pour faire émerger le secteur textile, qui n’existait pas à Maurice il y a 50 ans. C’est l’intelligence collective qui nous a permis de faire du centre offshore ce qu’il est aujourd’hui.
Le traité de non-double imposition entre l’Inde et Maurice, et qui a été une importante source de devises étrangères pour Maurice, a été le résultat d’une intelligence collective avec, d’une part, les Mauriciens et, d’autre part, l’expertise britannique et tous les réseaux de connaissance qu’on a pu réunir autour d’une table pour inventer, fabriquer et vendre nos produits. Il faut être réaliste. On est une île et on a besoin de cette connaissance technique, qui ne peut provenir que de l’étranger, mais en synergie avec nous. Cette condition est essentielle à la mise en œuvre de nouveaux piliers économiques.

Lorsque vous parlez d’intelligence collective, vous faites référence aux expertises qui existent aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public, non ?
Souvenez-vous de ces grandes missions privé/ public qui faisaient de grandes tournées mondiales pour vendre la zone franche mauricienne, puis le centre offshore, et attirer les investissements et les experts étrangers à Maurice. Sans l’aide étrangère, nos produits n’auraient jamais pu atterrir dans les grands magasins de Londres ou de Paris. Je fais un plaidoyer pour que tout soit mis en œuvre pour réaliser ces nouveaux secteurs, avec le concours de l’expertise étrangère. Par exemple, les Chinois sont très avancés dans la production des panneaux solaires. Nous avons aussi besoin des Japonais pour la gestion des ressources marines. Le Japon consiste en effet à au moins 110 îles et a une culture très poussée dans la gestion de la mer. Il aurait fallu développer des partenariats avec eux pour exploiter au maximum notre mer nourricière.

Quel devrait être l’élément catalyseur pour mobiliser les intelligences autour des projets que vous mentionnez ?
L’élément déclencheur peut provenir soit du secteur privé, soit du secteur public, avec un plan bien défini. Les secteurs public et privé pourraient se mettre autour d’une table pour dégager un plan d’action. C’est comme un mariage qui est bien fait, et où l’initiative peut venir de la femme ou du mari.

Pensez-vous qu’actuellement il y ait la volonté nécessaire pour voir aussi grand ?
Je crois qu’il faut qu’on se sensibilise sur le fait que nous sommes une équipe, mais pas une équipe avec des situations conflictuelles internes. Il faut qu’on puisse se dire que nous sommes une équipe mauricienne contre, par exemple, l’équipe de Singapour pour l’offshore. Il faudra faire quelque chose pour combattre la compétition venant des autres pays et vendre nos produits en Europe. Il faut se dire qu’on est une équipe pour faire entrer les devises étrangères, puisqu’on en a besoin pour payer nos factures alimentaires. Un exercice de sensibilisation s’impose pour se dire qu’une équipe qui gagne est une équipe soudée. Une équipe qui amène des devises étrangères doit avoir une seule vision.
Je constate hélas qu’un travail reste à faire. L’initiative doit venir de quelque part pour dire que nous avons besoin de faire entrer les devises étrangères. Pour cela, nous avons besoin d’une coordination parfaite entre les parties prenantes de l’équipe. Lorsqu’on aura fait cela, on s’assiéra pour voir comment partager cette richesse. Cela doit être fait de manière assez rapide.

On a vu cette symbiose pour le lancement de la Vision 2030. On l’a constaté au plus fort de la pandémie de COVID-19. Mais elle semble s’effriter…
On a été submergé par des facteurs externes, comme le coronavirus, qui sont venus bouleverser les pensées tournées vers l’économie. On a été en confinement pendant trois mois. C’est le moment de galvaniser cette force extraordinaire. Il y a un exercice de sensibilisation à faire.

On constate que les relations entre le secteur privé et le gouvernement ne sont pas au beau fixe, comme le démontrent les sorties récentes du PM et du ministre des Finances contre le secteur privé…
C’est dommage. Nous avons droit à une équipe de football à l’intérieur de laquelle les joueurs doivent se concerter. Cette concertation n’existe pas pour le moment, mais devrait arriver rapidement une fois que les parties prenantes auront compris que l’adversaire n’est pas chez nous, mais dans les autres pays, contre qui on se bat pour vendre nos produits et nos services. Il faut prendre cela en considération en priorité dans notre psychologie.

C’est la sortie de la COVID qui ne semble pas faire consensus…
Parce qu’il y a encore en travail à faire pour mobiliser l’intelligence collective. Je suis très optimiste : ce sont des différences par rapport aux opinions et à l’action à mettre en place. Je crois que dans quelque temps on se concentrera tous sur l’essentiel. Je souhaite que les décideurs du privé et du public comprennent l’importance de cette intelligence collective.

Alors que l’année se termine, quel est votre sentiment concernant la situation économique ?
Nous devons regarder l’économie sous deux angles afin d’avoir une bonne évaluation de la situation. Le premier angle, c’est la consommation, qui a l’air de bien marcher. Cette consommation est soutenue par le WAS et le SEAS, la hausse de la pension, qui a bénéficié à 200 000 Mauriciens, et le salaire minimum. Toutefois soutenir uniquement la consommation est problématique. À court terme, c’est bon, mais pas à long terme. Il faut maintenant qu’on soutienne la production, qui est dans le marasme. 50 000 employés du secteur touristique ne travaillent pas comme il faut. Autour d’eux, il y a encore 75 000 personnes. Donc 125 000 personnes qui ne travaillent pas comme ils devraient dans une économie aussi dynamique que Maurice fait que cela crée un marasme.
Il faut qu’à partir maintenant, on porte beaucoup plus d’attention à ce deuxième round, qui consiste à dire : “Asseyons-nous pour voir comment augmenter la production.” Il faut fouetter cette machine économique qui produit les devises essentielles pour payer nos factures d’importations. J’explique dans mon livre comment le faire dans les court, moyen et long termes.

Comment faire cela ?
Il est temps de faire une grande assise de l’économie avec 200 ou 300 personnes de tous les secteurs économiques afin de produire un plan d’action. La mise en place de l’intelligence collective n’est pas difficile, et il y a urgence de le faire. Il serait dangereux de continuer à consommer sans la contrepartie qu’est la production.

Se pose aussi la question de l’ouverture du pays…
Cette ouverture, si vous me parlez du tourisme, devrait intervenir rapidement. La semaine dernière, deux grands pays, à savoir les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, ont commencé à vacciner leurs populations. D’autres suivront le mois prochain. La FDA devrait reconnaître un nouveau vaccin dans les prochains jours. D’ici six mois, une bonne partie de la population mondiale se sera fait vacciner. Cela rétablira la confiance, qui ira en s’améliorant. Je suis confiant que d’ici 2022, l’économie mondiale sera de nouveau sur les rails, comme avant la COVID.

Mais à l’heure à laquelle on parle, l’économie mauricienne est à bout de souffle, vous ne pensez pas ?
Ceux qui sont dans la consommation n’ont pas de bonnes raisons de se plaindre. Pour ceux qui sont dans la production, c’est une autre histoire. Dans le domaine touristique, en attendant la relance, il faut qu’on se penche sur l’amélioration de l’offre afin que le secteur crée un produit touristique bien amélioré.

Il faudra entre-temps vacciner nos propres citoyens…
Le gouvernement a déjà commandé 240 000 doses de vaccin. Dès que les vaccins auront démontré leur efficacité, la confiance reviendra.

2021 sera-t-elle une année de défis ?
Tout à fait, et dans tous les secteurs économiques. Mais il faudra commencer à réfléchir, planifier, évaluer les nouveaux secteurs dont je vous ai parlé.

Comment percevez-vous la classe politique aujourd’hui ?
Cette classe politique est trop politique. Quand on ouvre les journaux et écoute les débats parlementaires, on constate que tout s’articule autour de la politique. Cela fait partie de la démocratie. Mais il faut que l’économie reprenne du poil de la bête. Les politiques devraient permettre à l’économie d’avoir un peu plus de préséance par rapport à la politique pure. Notre pays a besoin de sérénité pour qu’on puisse mieux exporter et ramener des devises étrangères. La force d’un pays réside dans sa capacité à ramener les devises. Il faut le faire, pour qu’on puisse payer nos notes d’importations et avoir les moyens d’investir, de réinvestir et de créer des emplois.

Mais il y a aussi des problèmes de corruption, qui sont aussi graves que la COVID, vous ne pensez pas ?
Il n’y a pas que la corruption. Il y a aussi le problème de la drogue. Si on pouvait contrôler ou vaincre la drogue et la corruption, et utiliser tous ces efforts pour essayer de donner préséance à la rentrée des devises étrangères par le biais de l’exportation de biens et de services, mais aussi à l’industrie du tourisme, entre autres, Maurice se transformerait alors en un pays formidable et extraordinaire.

Quid de la situation sécuritaire ?
Si on arrive à combattre la drogue, on aura une paix sociale extraordinaire. Dans les prisons, 80% des détenus sont liés d’une manière ou d’une autre au commerce et à la consommation de drogue. Si on résout ce problème, on résout également le problème de la sécurité, de la violence contre les femmes, des vols, etc.

Pour revenir à votre livre, il est distribué gratuitement. Êtes-vous satisfait de l’accueil qu’il a reçu ?
J’ai dédié ce livre à mon pays avec l’espoir qu’en ces temps difficiles, il saura trouver les bonnes voies pour sortir du marasme. Pour cela, il fallait que je l’offre. C’est mon cadeau de fin d’année à mon pays. J’en ai déjà distribué plus de 1 500. En sus de plus de 2 000 visites sur mon site. Il a été lu par des Mauriciens en Arabie Saoudite, en Angleterre, au Maroc… Et même par un Mauricien gestionnaire du château du prince d’Abou Dabi. Quelqu’un m’a proposé de le traduire pour le distribuer gratuitement.

Un vœu de fin d’année ?
J’espère que les acteurs et les décideurs politiques et économiques soient sensibilisés afin d’affronter les défis comme une grande équipe, et afin de reprendre le chemin du progrès économique, avec un long cycle de croissance et de développement pour les générations futures.

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