« Il faut que tout change pour que rien ne change » : slogan d’une époque

Dr Anouchka Sooriamoorthy

- Publicité -

 

« Il faut que tout change pour que rien ne change », on cite beaucoup la formule sans toujours rappeler d’où elle vient, ni ce qu’elle signifie réellement. Dans le roman Le Guépard, Giuseppe Tomasi di Lampedusa peint la Sicile des années 1860 : l’ancien monde vacille, le nouveau s’installe, une grande famille aristocratique décline sous le regard lucide et mélancolique du prince Fabrizio de Salina. Son neveu, Tancrède Falconeri, tire la leçon du moment : modifier la forme pour conserver la substance, donner l’impression d’un basculement pour reconduire l’essentiel. En épousant Angelica, fille du riche Don Calogero Sedara, il scelle l’alliance entre noblesse et bourgeoisie montante.

- Publicité -

« Il faut que tout change pour que rien ne change », on cite beaucoup la formule sans toujours rappeler d’où elle vient, ni ce qu’elle signifie réellement. Dans le roman Le Guépard, Giuseppe Tomasi di Lampedusa peint la Sicile des années 1860 : l’ancien monde vacille, le nouveau s’installe, une grande famille aristocratique décline sous le regard lucide et mélancolique du prince Fabrizio de Salina. Son neveu, Tancrède Falconeri, tire la leçon du moment : modifier la forme pour conserver la substance, donner l’impression d’un basculement pour reconduire l’essentiel. En épousant Angelica, fille du riche Don Calogero Sedara, il scelle l’alliance entre noblesse et bourgeoisie montante.

La phrase devenue slogan dit ceci : modifier les formes d’action afin de préserver les rapports de pouvoir. Autrement dit, donner l’impression d’un basculement pour poursuivre selon les modalités existantes. Ce réalisme, que d’aucuns jugeront cynique, interroge notre présent. En politique, combien de changements relèvent d’une cosmétique destinée à calmer les impatiences, à canaliser la colère, à éviter surtout la rupture avec les intérêts établis ?

- Advertisement -

Le Guépard n’est pas un roman nostalgique : c’est une leçon de stratégie. Falconeri incarne une jeunesse qui ne croit pas à la rupture, mais à l’adaptation. Il comprend que pour survivre, il faut épouser le changement sans y croire vraiment. Cette posture, entre cynisme et lucidité, traverse les siècles. Elle inspire aujourd’hui bien des figures politiques qui, sous couvert de modernité, reconduisent les équilibres anciens. Le slogan de Falconeri est devenu un mode d’emploi : changer le superficiel pour que les structures demeurent. Le changement devient alors un spectacle, une mise en scène, un décor. Et le spectateur, souvent, applaudit sans voir que le scénario reste inchangé.

D’une île à l’autre, la comparaison entre la Sicile de l’époque et l’île Maurice d’aujourd’hui vient vite : que reste-t-il un an après des élections gagnées au nom du changement ? Peut-on espérer des transformations significatives sans repenser les règles du jeu, renouveler les visages et désapprendre les manières de faire d’antan ?

Fatigue démocratique partout

Le phénomène n’est pas uniquement insulaire. Notre lassitude démocratique tient en quelques phrases que l’on entend partout : « On prend les mêmes et on recommence », « C’est du pareil au même », quand il ne s’agit pas littéralement du même, comme Paul Biya, président du Cameroun âgé de 92 ans, réélu le mois dernier et à la tête du pays depuis 1982. Le sentiment démocratique qui traverse de nombreux pays se résume à une impression de déjà-vu : on change d’étiquette, parfois de rhétorique, rarement de cap.

Ce désenchantement démocratique ne se traduit pas seulement dans les urnes, mais dans les conversations, les silences, les démissions intimes. On ne croit plus aux promesses, on doute des ruptures, on soupçonne les réformes d’être des ruses. Le changement est devenu un mot usé, vidé de sa substance. Il est brandi comme un talisman, mais il ne soigne plus rien.

Cette observation déborde le politique. Dans l’entreprise, on annonce une « nouvelle culture » mais les circuits de décision, eux, restent identiques ; on nomme un dirigeant « de rupture » qui reconduit, sans l’avouer, les mêmes schémas. Dans nos vies, la tentation est semblable : on rêve d’un exil, d’un métier différent, d’une seconde chance ; on refait la décoration, on achète de nouveaux coussins et on s’offre l’illusion d’avoir tout recommencé.

Le changement véritable suppose une perte, une prise de risque, une transformation des repères. Or, nous voulons tout changer sans rien perdre. C’est là que le slogan du Guépard devient un miroir cruel : il nous renvoie notre propre ambivalence. Nous entretenons avec le changement une relation paradoxale : nous le réclamons et le craignons tout à la fois.

L’âge, ce conservateur naturel

Le changement ne se heurte pas seulement aux institutions : il se heurte aussi aux habitus générationnels. Dans bien des sociétés, l’âge avancé est associé à la sagesse, à l’expérience, mais aussi, plus sournoisement, à une forme de monopole de la légitimité. Ceux qui ont « vu venir » les crises, les réformes, les révolutions, se sentent parfois investis d’un droit à décider pour les autres, y compris contre le changement.

Dans ce pays qui détient la plus forte part des plus de 65 ans du continent africain — 13,5 % de la population selon l’ONU en 2024 — il y a une forme de gérontolâtrie mauricienne : cette tendance à confier les rênes du pouvoir à des figures âgées, souvent les mêmes depuis plusieurs décennies. Ce n’est pas un procès en âgisme inversé, mais une interrogation sur la place laissée aux commencements. À l’Antiquité grecque déjà, Sénèque, dans De la brièveté de la vie, avertissait : « Ce n’est donc pas à ses rides et à ses cheveux blancs qu’il faut croire qu’un homme a longtemps vécu ; il n’a pas longtemps vécu, il est longtemps resté sur la terre. » Il y a les années, et il y a ce que l’on fait des années.

Le refus du changement s’abrite parfois derrière les rides : « C’était mieux avant », « À mon époque », autant de formules qui transforment l’expérience en rempart contre la nouveauté. Or, comme le rappelait Hans Jonas dans Le Principe responsabilité, une société saturée d’anciens, sans surprise ni renouvellement, court le risque de l’asphyxie démocratique : « nous aurions un monde composé de vieux mais sans jeunes et un monde d’individus déjà connus, sans la surprise de ceux qui n’ont encore jamais existé. »

Le paradoxe est cruel : ceux qui ont le plus vécu peuvent devenir les gardiens de l’immobilisme, en bloquant les élans, les idées neuves, les visages inconnus. Le changement véritable suppose non pas d’exclure les aînés, mais de désacraliser la répétition et de réhabiliter la surprise.

Changer sans
se mentir

Notre époque aime l’idée d’un monde neuf qui arriverait sans efforts, coût ni pertes ; elle répète la formule de Falconeri comme un mot d’esprit, une pirouette élégante pour éviter l’inconfort du vrai bouleversement. Il serait temps de la lire comme un avertissement : lorsque tout change sans rien changer, ce n’est pas l’habileté des acteurs qu’il faut saluer, c’est la paresse de nos exigences qu’il faut interroger.

Le changement véritable déplace les fondations, dérange les habitudes et oblige à renoncer à certains conforts. Il suppose une capacité à désapprendre, à accueillir l’inconnu, à faire place à ceux qui n’ont pas encore parlé. Et si nous osions un changement qui ne soit pas du décorum ? Un changement qui ne se contente pas de séduire, mais qui transforme ?

 

 

….

ACCROCHES

« Le Guépard n’est pas un roman nostalgique : c’est une leçon de stratégie. Falconeri incarne une jeunesse qui ne croit pas à la rupture, mais à l’adaptation. Il comprend que pour survivre, il faut épouser le changement sans y croire vraiment. Cette posture, entre cynisme et lucidité, traverse les siècles. »

——————–

Le mercredi 19 novembre 2025 à 21h, dans le cadre de la Journée mondiale de la philosophie, Anouchka Sooriamoorthy animera une conférence en ligne gratuite et accessible à tous. Une invitation à penser le changement autrement. Pour vous inscrire à la conférence, scannez le QR code suivant :

- Publicité -
EN CONTINU
éditions numériques