Judiciaire — Technologie informatique : La justice adopte à la visio-conférence et s’adapte

Après une première dans le procès Boskalis, le judiciaire se prépare à auditionner à distance des témoins étrangers dans l’affaire Wakashio

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Me Sanjay Bhuckory, SC : « This should become the new norm, especially in cases of Appeal before the Privy Council »

Le code de procédure pénale permet l’utilisation des moyens de télécommunications dans le déroulement des procès. Après une première dans l’affaire Boskalis où une partie du procès s’était déroulée par visioconférence avec des témoins de l’étranger, la Cour suprême se prépare à une nouvelle série d’audiences à distance dans l’affaire Wakashio. Si la crise sanitaire et l’imposition des mesures de sécurité nécessitent une adaptation des outils judiciaires, ce pas supplémentaire vers la digitalisation de la justice soulève toutefois des questions importantes de respect des garanties de procédure, de protection des données et de secret professionnel et des droits de la défense. Dans le milieu légal, les avis divergent.

Les articles 706-71 et 706-72 du code de procédure pénale permettent l’utilisation des moyens de télécommunication audiovisuelle et fixent les conditions de celle-ci. Le premier alinéa de l’article 706-71 autorise le recours à ces moyens « aux fins d’une bonne administration de la justice… si le magistrat en charge de la procédure ou le président de la juridiction saisie l’estime justifié, dans les cas et selon les modalités prévues au présent article. » Si dans certaines juridictions, il s’agit d’une pratique bien ancrée, à Maurice, le judiciaire tâtonne toujours pour adopter des outils parmi lesquels la possibilité de tenir des audiences par vidéoconférence au-delà du cadre légal existant.

Le procès Boskalis, presque deux ans auparavant, avait permis de tester les limites d’adaptation de la profession et celle de la justice. Cette situation avait soulevé une série de questions, notamment juridiques, organisationnelles et logistiques. Certaines d’entre elles se posaient déjà auparavant, notamment celle de la digitalisation de la justice. Mais la crise actuelle, selon les membres de la profession légale, souligne leur importance et la nécessité d’y répondre dans les meilleurs délais. Depuis des années, la Bail and Remand Court a déjà recours à l’audience par visioconférence pour les détenus afin d’éviter le déplacement. C’est là un système qui fait ses preuves.

Par ailleurs, dans certains procès qui se déroulent à huis clos, notamment dans des cas impliquant des mineurs, les tribunaux restent flexibles sur la possibilité que les témoins ou victimes témoignent à distance. Les avantages et désavantages de procédures par vidéoconférence, estiment des hommes de loi, doivent en effet et être examinés par rapport au droit à un procès équitable, à la protection et la sécurité des données, à l’efficacité de la justice et à l’importance de maintenir une justice à visage humain.

Défis et opportunités

La tenue de certaines audiences par visioconférence des témoins néerlandais dans l’affaire Boskalis avait suscité de nombreuses critiques quant à une bonne administration de la justice. Les avocats de la défense avaient, à maintes reprises, déploré le déroulement des procédures, les logistiques utilisés (nos tribunaux n’étant pas adéquatement équipés) ainsi que la fiabilité en matière de protection des données personnelles. L’utilisation de la vidéoconférence implique le traitement de données personnelles et soulève la question de leur respect. « Quand l’audience se déroule devant une caméra, beaucoup d’autres facteurs n’entrent pas dans le champ de vision de la caméra, contrairement à un procès qui se déroule dans une salle d’audience. Cela peut créer certains doutes », souligne un Senior du barreau.

Les auditions de parties ou témoins constituent certainement le type d’audiences qui suscite le plus d’interrogations et de problèmes pratiques, notamment quant à l’identité réelle de la personne entendue comme témoin, l’absence d’influence externe du témoin (par exemple, par la présence d’un tiers derrière son écran ou par la transmission de messages l’assistant dans ses réponses) ou la possibilité pour le juge d’apprécier réellement la qualité du témoignage.

De plus, un autre aspect qui fait tiquer est la présentation des pièces à conviction lors d’un procès. La production de pièces lors de l’audience est courante et peut poser quelques défis supplémentaires dans le monde digital. Si les systèmes de vidéoconférence prévoient généralement la possibilité de partager des documents à l’écran, la présentation des Exhibits pose un problème.

La Cour d’investigation pour faire lumière sur le naufrage du vraquier Wakashio se prépare actuellement à auditionner des témoins étrangers par audiovisuel. Une fois de plus, cet exercice nécessite toute une préparation pour les salles d’audience qui ne sont pas adaptées. Déjà, les audiences de la Cour d’investigation se tenaient dans les anciens locaux de la Cour suprême où en termes de logistiques, il reste un gros travail à faire.

Les hommes de loi font ressortir que l’accès au système de vidéoconférence devra se faire au travers d’une connexion à Internet sécurisée afin d’éviter toute intrusion informatique. « La Videoconferencing peut être l’avenir des audiences et représente des défis et des opportunités d’audition de témoins et de parties. Mais elle soulève cependant des questions délicates et nécessitera une préparation plus pointue », disent-ils. La possibilité de soumettre des pièces par email en cours d’audience, explique un jeune avocat, peut être un moyen. Il faudra toutefois s’assurer au préalable que le témoin dispose d’un outil informatique lui permettant d’accéder à ses e-mails – alors que l’on aura probablement exigé de lui qu’il maintienne son téléphone à l’écart lors de son audition.

« New norm »

Me Sanjay Bhuckory, Senior Counsel, a eu l’occasion lors du confinement l’année dernière de plaider par visioconférence devant l’ancien juge Eddy Balancy dans l’affaire de Top FM contre l’IBA. C’était la première fois que la Cour suprême, le Bench, les avocats plaidaient de chez eux. « C’était un moment particulier », souligne le Senior Counsel. Il est catégorique que les audiences par visioconférences « should be the new norm ». Il déplore d’ailleurs le fait qu’après cette première fois l’année dernière, la Cour suprême n’ait pas siégé par visioconférence encore depuis. Il plaide en faveur de l’adaption de ce moyen de télécommunications pour les procès, particulièrement dans des cas d’appels, notamment devant le Privy Council. Il importe de souligner que les parties dépensent une fortune pour plaider devant les Law Lords.
Depuis la crise, les audiences du Privy Council se déroulent pourtant à distance. L’appel de Betamax contre la State Trading Corporation avait été entendu devant les Law Lords avec les avocats plaidant de chez eux. Avec la crise actuelle, estime le corps légal, il est inévitable que les acteurs du monde judiciaire doivent s’adapter à ces nouveaux outils. Outre le fait de favoriser l’efficacité de la justice lorsqu’il s’agit de procès impliquant des témoins à l’étranger, le recours à la visioconférence a plusieurs avantages. Les enjeux, disent-ils, sont de taille et les avantages et inconvénients des audiences par vidéoconférence doivent être examinés par tout un chacun afin de trouver la bonne formule. Le défi sera également, pour chacun d’eux, d’accompagner ces développements tant législatifs que logistiques afin de permettre une justice efficace et agile tout en préservant sa nature fondamentalement humaine.

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