Kadress Pillay, 1er directeur du bureau de l’Audit : « Le rapport de l’Audit est le sommet de l’Iceberg… »

Notre invité de cette semaine est Kadress Pillay, premier directeur du bureau de l’Audit, politicien et ancien ministre de l’Education. Dans cette interview réalisée jeudi, Kadress Pillay livre son analyse des constats du dernier rapport de l’Audit. Constats qui, selon lui, donnent une idée de l’ampleur du pourrissement qui a gagné les institutions gouvernementales et le système mauricien.

- Publicité -

Quelle est l’origine de la création du bureau de l’Audit et quelle est sa mission?
— C’est une émanation du système parlementaire britannique qui a été transmise automatiquement à Maurice, à l’Indépendance. Le bureau de l’Audit est un organisme qui est inscrit dans la Constitution. C’est une institution qui a pour mission d’auditer les dépenses du service public pour s’assurer qu’elles soient faites dans le cadre de la loi en respectant les règles de l’efficience, de la productivité et de la responsabilité. Et que l’argent du contribuable est bien dépensé.

Est-ce que l’Audit, qui existe donc depuis plus de cinquante ans à Maurice, a évolué au cours de ce demi-siècle écoulé?
— Le département a beaucoup évolué, s’est beaucoup professionnalisé, mais il continue à opérer dans un cadre administratif qui n’a pas évolué depuis l’Indépendance. Ce qui restreint en quelque sorte le fonctionnement de ce bureau. A part quelques retouches, la Constitution de Maurice n’a pas été revue fondamentalement depuis l’Indépendance. C’est une constitution qui bloque les institutions du pays et que la classe politique, dans son ensemble, a su utiliser pour se maintenir au pouvoir et défendre ses intérêts.

Tous les ans, le rapport du bureau de l’Audit fait la une de la presse, suscite un débat de quelques semaines et puis tout est oublié jusqu’au prochain rapport, les conclusions du rapport n’étant ni respectées ni mises en pratiques.
— Selon les principes de bonne gouvernance, on ne peut pas concevoir un pays démocratique sans un audit pour contrôler ses dépenses. Tout comme une entreprise a besoin d’auditeurs pour veiller à la bonne utilisation de ses ressources. Mais le problème de la bonne gouvernance à Maurice ne concerne pas seulement le fait que le rapport de l’Audit n’est pas mis en pratique. D’autres institutions de contrôle ne fonctionnent pas, comme le Parlement, le PAC, le Speakrship, entre autres.

Pourquoi est-ce que ces institutions ne fonctionnent pas?
— Elles ne peuvent pas jouer pleinement leur rôle parce que nous avons une constitution figée au temps de sa rédaction, qui n’a pas été amendée en profondeur pour correspondre à l’évolution de la société mauricienne et du monde qui nous entoure. Cette constitution est d’autant plus bloquée et figée qu’aujourd’hui l’ethno politic, le money politics, l’importance des lobbies de toutes sortes défendant de multiples intérêts rendent quasiment impossible tout amendement en profondeur. Cette constitution a été écrite dans un contexte historique précis et pour répondre aux besoins de l’époque et de ceux du Premier ministre d’alors. Cette constitution, taillée pour SSR a, au fil des années, transformé le système en un prime ministerial dictatorship. Il faut voir quels sont les pouvoirs du PM qui se comporte, par ailleurs, comme un chef de parti. Et qui plus est, il utilise ses différents pouvoirs pour financer toutes sortes de projets dans sa circonscription au détriment de toutes les autres circonscriptions et de tous les élus de la nation. C’est injuste et surtout profondément anti-démocratique. C’est encore un reflet du pourrissement du système que démontre le rapport du directeur de l’Audit.

Pourrissement de la situation, le terme est fort!
— Mais il correspond à la réalité. C’est un pourrissement de nos institutions. Je ne dis pas que toutes nos institutions soient pourries, mais que celles qui ne le sont pas sont très minoritaires. Prenons des exemples précis: pouvons-nous dire que le Parlement, le PMO, les ministères, la police, la MBC, les corps para-étatiques fonctionnent comme il le faut? Cette situation va continuer tant que la Constitution ne sera pas revue totalement et adaptée aux défis d’aujourd’hui. Aucun système n’est éternel et doit être, à échéance, amendé ou carrément remplacé. On ne peut pas aujourd’hui faire du business comme on le faisait il y a cinquante ans, mais on continue à fonctionner dans un système datant de plus d’un demi-siècle, surtout dans un pays multiracial, multiethnique et multiculturel comme Maurice. Mais il ne faut pas jeter la pierre qu’au gouvernement et à la classe politique. Les Mauriciens ont participé et participent à cette diminution des contrôles, cette indifférence envers les abus. Nous avons de moins en moins le réflexe d’agir démocratiquement, de protester contre les abus. Cette manière de vivre disparaît de plus en plus de notre ADN. Nous vivons de plus en plus à l’ère de la non redevabilité.

Pour vous, le rapport de l’Audit est l’illustration de cette situation?
Le rapport de l’Audit ne doit pas être pris que comme un rapport financier, c’est aussi une analyse de la situation des institutions gouvernementales. Le rapport de l’Audit est le sommet de l’iceberg qui donne une idée du degré de pourrissement de la société mauricienne qui se développe depuis des années. Il est symptomatique d’un pourrissement général et de l’abêtissement culturel qui l’accompagne. Il faut souligner que le travail d’analyse est fait sur un échantillonnage basé sur des études de quinze pour cent des dépenses gouvernementales, des exemples pris au hasard. Si avec 15% des opérations gouvernementales on arrive au rapport de l’Audit, que se passerait-il si l’Audit avait les moyens d’analyser TOUTES les dépenses du gouvernement?

Le rapport est plus sévère d’année en année, mais après deux semaines de débat, dans la presse, on n’en parle plus. On peut se demander à quoi sert ce rapport?
— Au moins à permettre à la presse de faire son travail d’information, de prise de conscience des citoyens de ce qui se passe dans les services du gouvernement. La presse joue pleinement son rôle d’attirer l’attention de l’opinion sur le rapport et de susciter un débat. Imaginez une seconde que le rapport de l’Audit ne bénéficie pas de la couverture que lui donne la presse, ne suscite pas de débat?

Pourquoi est-ce que le rapport n’est pas débattu au Parlement?
— Le rapport est déposé au Parlement et parfois aux back-benchers, surtout ceux de l’opposition, qui utilisent certaines de ses conclusions/critiques pour poser des questions aux ministres. Mais le débat sur la responsabilité, la redevabilité, l’absence de contrôle interne, les abus à partir du rapport de l’Audit et qui devrait concerner en premier lieu le Parlement n’est pas organisé. Organiser un tel débat signifierait que le gouvernement accepte de se remettre en question, de rendre des comptes, de reconnaître qu’il s’est trompé, ce n’est pas la politique que pratique ce gouvernement, tout comme ceux qui l’ont précédé, d’ailleurs. Ce rapport prouve qu’il n’existe dans le système gouvernemental mauricien ni accountability, ni transparence, ni responsabilisation.

Qu’est-ce qui vous a le plus choqué dans le dernier rapport?
— Je suis écoeuré par ce qui s’est passé en ce qui concerne les contrats médicaux attribués pendant le confinement. Faire payer les médicaments plus cher en période de panique sanitaire pour permettre aux petits copains et grands coquins de faire des profits! Des masques qui coûtaient Rs 5 à importer au début de la pandémie ont été vendus à plus de Rs 25 avec la bénédiction des autorités.

Peut-on parler d’organisation carrément mafieuse qui sait comment obtenir les renseignements pour obtenir des contrats en profitant de la situation sanitaire dramatique?
— Le terme est tout à fait approprié. Dans n’importe quel pays qui se respecte, il n’est pas possible qu’un vendeur de poisson devienne distributeur de produits pharmaceutiques. Il existe mondialement dans les procédures d’achat le concept du Know Your Supplier. Quand on voit ce qui s’est passé pendant le premier confinement pour l’achat de produits médicaux coûtant des millions, on dirait que cette procédure n’est plus appliquée par le gouvernement. Aujourd’hui, n’importe quel Tom, Dick ou Harry peut vendre n’importe quoi au gouvernement sans que son expérience et sa crédibilité soient questionnées! J’espère qu’après le rapport de l’Audit les responsables des contrôles dans les administrations ne vont pas faire comme pendant le dernier confinement. J’espère que la transparence internationale concernant le prix des vaccins contre le coronavirus interdira aux petits copains et aux grands coquins de refaire ce qu’ils ont fait l’année dernière. Je sais que les petits malins vont essayer, mais j’espère que les responsables oseront et sauront, cette fois, résister.

Mais est-ce qu’il n’existe pas dans chaque administration publique, dans chaque corps para-étatique des contrôleurs financiers pour éviter justement les situations que dénonce le rapport de l’Audit?
— Il existe dans chaque ministère, département ou corps para-étatique des employés chargés de faire ce travail de contrôle des dépenses. Le dernier rapport de l’Audit indique clairement que ces responsables ne font pas leur travail. Ce rapport souligne le manque de contrôle interne, le non-respect des règlements basiques.

Mais ces responsables ont des supérieurs hiérarchiques censés superviser leur travail, non?
— D’après le rapport de l’Audit, eux aussi n’ont pas fait leur travail. Ils sont sans doute trop occupés à faire autre chose. En théorie, il doit exister à la Fonction publique une séparation entre l’administratif et le politique. En tout cas, il existait avant. J’ai été fonctionnaire à une époque où au Parlement le Speaker était un arbitre impartial et n’était pas perçu comme un défenseur de l’équipe gouvernementale. J’ai été fonctionnaire à une époque où un Secrétaire permanent pouvait dire non à un ministre — même au Premier ministre — sans se faire mettre à l’écart. J’ai été fonctionnaire à l’époque où chacun faisait son travail en suivant les règlements et où la remise en question faisait partie de la manière de travailler. Mais aujourd’hui tout est mélangé et personne ne respecte rien. Au fil des années, les responsables de l’administration se sont mis au service du politique et beaucoup de promotions ont été obtenues aussi — pour ne pas dire surtout — à cause des liens politiques. Si les chefs ne donnent pas l’exemple, n’inspirent pas le respect, comment voulez-vous que leurs subalternes suivent les règles et se sentent responsables de les faire appliquer? Si le service civil n’agit pas de façon responsable, s’arrange pour contourner les lois, pourquoi veut-on que le peuple le fasse? On ne sait plus où commence le service public et où finit la classe politique. Et le secteur privé profite de cette situation pour faire avancer ses dossiers et satisfaire ses actionnaires et ses financiers. Pour ce faire, quand un système est bloqué, il s’arrange pour le faire huiler. Nous avons développé un système où ce sont les intérêts — communal, communautaire — personnels qui priment sur l’intérêt général.

Ne faudrait-il pas mettre en place une institution de contrôle qui, au lieu d’attendre que les dépenses aient été autorisées, les commandes passées interviennent avant, ou au moment où les contrats sont rédigés et les factures payées?
— Oui, ce serait une solution. La question n’est pas de créer une institution pour essayer de faire respecter les règlements, mais de réinventer notre manière de fonctionner et mettre en place de nouvelles règles, plus modernes avec des garde-fous au lieu d’appliquer celles qui datent de plus de cinquante ans et qui nous ont mené au stade de pourrissement actuel. Le bureau de l’Audit devrait ne pas se contenter de faire un rapport annuel, mais de produire d’autres rapports spéciaux tout au long de l’année et les soumettre au Parlement. Pour le moment, c’est une exception mais il faut que cela devienne une règle dans le cadre de la révision totale et fondamentale de la Constitution.

Pour avoir été en politique pendant des années, vous savez mieux que moi que les politiques parlent de changer la Constitution quand ils sont dans l’opposition. Quand ils sont au pouvoir, ils changent d’avis et refusent de toucher à cette Constitution qui leur permet d’être au pouvoir.
— Cette attitude a conduit au pourrissement de la situation.

Une commentaire sur notre système d’éducation?
— Le système sert actuellement à faire passer des examens et surtout à avoir des pourcentages de pass pour dire que le ministère fait bien son travail. Mais la vraie éducation, celle qui va apprendre au citoyen de demain à vivre dans son pays, à développer son intelligence et ses autres capacités ou est-elle? Il existe un apartheid scolaire à Maurice entre les star schools et les autres écoles de l’Etat. Il faut démocratiser l’éducation dans les faits, pas dans les discours, et donner à tous les élèves, qu’ils soient d’une région urbaine ou rurale, la même éducation  pas la bonne pour les élites et le reste, ce qui reste pour les autres !

Que pensez-vous de l’opposition parlementaire, dont l’entente vient de voler en éclats?
— Elle fait de la politique, comme la classe politique l’a toujours fait, dans l’intérêt de sa survie dans le système. Que dit-elle, que propose-t-elle, quel est son discours du moment? Il faut tirer le gouvernement du pouvoir. Pourquoi? Pour faire quoi? Pour changer quoi? Est-ce que remplacer le gouvernement par l’opposition va régler tous les problèmes du pays? Est-ce que l’opposition peut nous dire ce qu’elle compte faire, quand elle aura remplacé le gouvernement sur ces cinq dossiers: l’éducation, la santé, l’environnement, l’économie, la loi et l’ordre. Avant de réclamer des élections pour changer de gouvernement, pourrait-elle nous dire quels sont ses projets, ses priorités?

On dirait que vous pensez que le gouvernement fait bien son travail?
— Apres tout ce que je viens de dire sur l’absence de gouvernance illustrée par le rapport de l’Audit? Pas du tout. Je dis que le gouvernement ne répond pas aux attentes de la population et de la situation. Et je ne parle pas des financements qui usent nos réserves financières par milliards qu’il faudra bien un jour repayer pour essayer de reconstituer nos réserves. Mais tant que nous n’aurons pas les propositions de l’opposition, je ne peux pas dire qu’elle sera meilleure que ne l’est le gouvernement.

Quelle est votre réaction au fait que l’ICAC et la police refusent de donner des dossiers au bureau de l’Audit?
— C’est encore une preuve du non-fonctionnement de la démocratie. Comment le directeur de l’ICAC, qui est un nominé politique sous contrat, peut se permettre de refuser des dossiers au directeur de l’Audit dont le poste est protégé par la Constitution ? C’est une insulte à la Constitution. C’est la même chose pour la police qui refuse de donner les dossiers sur l’achat du safe system à Mauritius Telecom. Si j’étais directeur de l’Audit, j’aurais fait appel au Parlement pour dénoncer tout cela. La machine du système ne fonctionne plus. Li pé batte folle, comme on dit en créole!

J’aimerais revenir sur ce qui choque le plus dans le rapport de l’Audit. Le fait qu’année après année et en dépit des dénonciations, il n’a jamais de sanction contre ceux qui ont laissé faire ou n’ont pas empêché de faire?
— La Constitution donne au Public Service Commission le droit de sanctionner un officier de l’Etat qui n’a pas assumé ses responsabilités. Aujourd’hui, avec plus de 80 000 fonctionnaires, la complexité des institutions du service public, le règne de la politique ethnique, la protection des proches du pouvoir, pensez-vous que le PSC peut assumer sa responsabilité de sanctionner les officiers fautifs? Il faudra créer une instance judiciaire pour s’occuper de ces questions, mais vous voyez la classe politique actuelle créer cette instance qui ira à l’encontre de ses intérêts? Par conséquent, les petits copains et les grands coquins vont continuer leurs business en toute impunité. Comme je vous l’ai dit et répété: pour changer, éviter de plonger plus profondément dans le pourrissement, il faut remonter à la Constitution et la réécrire pour l’adapter en l’ouvrant sur le monde, au lieu de la renfermer sur nos petits mondes, comme c’est le cas actuellement.

Vous croyez que c’est possible dans une société où le citoyen lui aussi se laisse récupérer par le système, est à la recherche de son petit avantage personnel?
— Je veux le croire parce que je suis croyant et que j’aime mon pays. Nous devrions utiliser toutes nos ressources, toutes nos intelligences, tout notre savoir-faire pour faire face à la crise, mais nous ne le ferons pas chacun restant dans son coin parce qu’il n’existe pas une volonté politique pour le faire. Nous sommes dans un état de guerre et nous continuons à nous battre entre nous, au lieu de nous allier pour faire face à l’ennemi principal. Oui, le Mauricien se laisse récupérer par le système en général et il préfère laisser faire plutôt que prendre position. Mais malgré tout ça, il y a eu quand même plus de 100 000 Mauriciens qui sont descendus dans la rue l’année dernière. Et le fait que le Premier ministre les ait traités de frustrés prouve que ce genre d’initiative citoyenne fait peur à ceux qui profitent du système. Donc, il y a de l’espoir.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -